Feu l’Euro-Méditerranée ?

Avant que la raison ne réintroduise des pondérations plus subtiles (mais qui ne seront pas nécessairement plus optimistes), un regard rétrospectif sur le projet euro-méditerranéen ne peut qu’accabler. Ce qui aurait pu être un projet structurant de l’Europe en construction – la définition d’une vraie ambition régionale vers ses marches au Sud et à l’Est – s’est révélé n’être qu’un aménagement sans perspective de simples relations bilatérales.

Depuis les premiers accords commerciaux des années 60, suivis d’accords d’association, l’inventivité sémantique a masqué l’inexistence de la volonté : politique prétendument globale ou rénovée, processus de Barcelone, et pour finir l’incertaine Union pour la Méditerranée que le président Sarkozy a tenue sur les fonts baptismaux alors que les parrains se dérobaient… La relation avec les « pays tiers méditerranéens » n’a tenu que d’un empirisme politique et commercial à courte vue. Au-delà des mots, aucun vrai schéma constructif visant à délimiter activement un espace économique suffisamment protégé pour que s’y déploient avec confiance mouvements de capitaux, transferts de technologie et échanges humains. En bref, la logorrhée des discours sur le partenariat a mal masqué la pauvreté de son contenu. N’attendait-on pas d’abord de certains des interlocuteurs de l’Europe qu’ils bloquent efficacement les flux migratoires, une attente à laquelle des régimes non-démocratiques étaient le mieux à même de répondre ? Par ailleurs, à travers les ajustements structurels et l’ouverture aux échanges qui ont été imposés à ses « partenaires » méditerranéens, ce que l’intervention européenne apportera d’abord n’est qu’une insertion plus rapide des économies du Maghreb et du Machrek dans le système des échanges globalisés : au fur et à mesure que les barrières Nord-Sud tombaient en Euro-Méditerranée, elles tombaient également avec le reste du monde.

Quand au discours politico-idéologique sur les valeurs en partage, sur une idée méditerranéenne mal toilettée qui, nolens volens, renvoyait à un imaginaire impérial ou colonial, pouvait-il avoir une quelconque efficacité symbolique dès lors que les dossiers brûlants qui auraient assis la crédibilité du discours européen n’étaient pas traités ?

Premier de ces dossiers, celui de la Palestine : alors qu’avec la Déclaration de Venise les Européens avaient plus tôt que tous les autres reconnu la légitimité de la revendication nationale palestinienne, aucune action autonome et résolue n’a ensuite vu le jour : des références de plus en plus formelles aux exigences du droit international, des concessions sans principe à Israël avec qui la coopération a été scandaleusement développée, l’acceptation dans les faits de l’effacement de la Palestine… Dans l’impuissance et l’hypocrisie européennes, il y a eu d’abord une faute morale : l’acceptation de la non-application du droit international et le non-respect de valeurs brandies pour justifier des interventions ailleurs, au moment-même où elles étaient piétinées au Proche-Orient… Une faute politique et une myopie stratégique ensuite : comment avoir pu imaginer que, de Tanger à Istanbul, des peuples divers mais tous de culture musulmane majoritaire pourraient adhérer à un projet euro-méditerranéen ambitieux sans qu’ait été résolues auparavant, de manière équitable, les questions liées de la Palestine et de Jérusalem ? Avoir voulu inclure au forceps Israël dans cette construction imposée ne pouvait conduire qu’aux déboires que l’on a connus.

Deuxième dossier central, celui de l’adhésion turque. La Turquie, avait été le premier pays de la région (en dehors de l’Algérie, mais pour celle-ci dans le cadre de la liquidation du passé colonial) avec qui un accord avait été signé dans les années soixante. Que s’est-il passé lorsque ce grand pays a manifesté son désir d’adhérer à ce qui était devenu l’Union européenne ? L’encouragement aux exigences de l’Union a été suivie d’effets et d’efforts courageux dans de nombreux domaines : économie, droit, valeurs… Mais lorsqu’il est apparu, à travers les prises de position de certains Etats-membres décidés à bloquer l’adhésion, à travers toutes sortes de manœuvres dilatoires dans les négociations, que la Turquie ne se verrait au mieux offrir qu’un « partenariat privilégié », le tropisme des Turcs vers l’Europe ne pouvait qu’être réorienté, partiellement au moins, vers d’autres horizons.

Aujourd’hui, le niveau de développement atteint par la Turquie et les bienvenues révolutions arabes ouvriraient à l’Union européenne, en Méditerranée d’abord, vers l’Afrique subsaharienne ensuite, un champ d’action à la hauteur de ce qui lui reste de moyens (des moyens qui, objectivement, seraient encore vecteurs de puissance régionale pour peu qu’une volonté les mobilise). Or que voit-on, alors que l’Union se délite sous les effets de la crise ? Les acteurs économiques et politiques des grands pays émergeants (Chine, Brésil…) sont de plus en plus nombreux et opérationnels en Méditerranée, et la crédibilité d’une Europe qui se dissocie en protections nationales et querelles incompréhensibles est à restaurer. L’Union européenne n’est pour l’instant qu’une vitrine de fragilités. À coup de replâtrages, la zone Euro évite l’éclatement sans retrouver l’assurance d’une refondation (laquelle supposerait des pouvoirs étatiques – nationaux et européens – assez forts et volontaires pour, d’abord, affronter la finance globalisée). Chaque pays s’enferme de plus en plus dans la recherche de solutions nationales. L’Allemagne, le géant de la zone, géant économique et demain politique, a renoué avec son ancienne orientation vers les pays d’Europe centrale et orientale. Mais elle a elle-même ses fragilités internes. De surcroît, pourra-t-elle longtemps encore afficher une insolente santé économique alors qu’elle est entourée de « malades », et que cette bonne santé elle l’a due dans une proportion significative à ses relations d’échange avec ces malades ? Une social-démocratie essoufflée agit en France, cela au milieu d’une cohorte de gouvernements conservateurs : contrainte d’appliquer la « règle d’or » sans avoir obtenu qu’un volet de croissance significatif soit ajouté au plan de l’Union, est-elle condamnée à la tâche ingrate d’assainir les comptes publics sur fond de misère sociale, en préparant ainsi le retour de la droite au pouvoir ? Que dire des autres pays européens, de la Grèce naufragée, du peuple portugais pressuré, de l’Italie menacée d’un retour de son naufrageur avec un programme délibérément populiste, de l’Espagne partagée dans ses efforts et des demandes d’aide que la fierté nationale ne veut pas admettre, une Espagne menacée d’éclatement où se déploient – comme ailleurs en Europe – les nationalismes périphériques ?

Feu l’Euro-Méditerranée ? Le portrait qui précède est certes partial, dessiné à trop grands traits : il appellerait mille corrections et compléments. Combien nombreux serions-nous à espérer voir émerger du magma des intentions avortées un nouveau projet mobilisateur ! Les changements intervenus au Maghreb et au Machrek, les approfondissements démocratiques qui, à travers mille difficultés, élargissent là-bas le champ des libertés et de l’ouverture aux échanges humains, tout cela devrait nous faire obligation, au Nord, d’être au rendez-vous de ce qui apparaît comme un moment privilégié où l’histoire pourrait permettre des novations porteuses de sens collectif. Sur les deux rives…

Robert Bistolfi, membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée.

17 décembre 2012