« Ma guerre des Six-Jours »

Lorsqu’on me demande pourquoi je me suis passionné pour le conflit israélo-arabe, je cite toujours « ma » matinée du 5 juin 1967 : alors que je viens, sur Europe 1, d’entendre Julien Besançon raconter la destruction de l’aviation égyptienne par les raids israéliens, je descends dans la rue pour me rendre à la fac et découvre France-Soir proclamant « Les Égyptiens attaquent Israël ». En fait, le « petit David » vient de lancer contre le « grand Goliath » une guerre préventive au terme de laquelle il va quadrupler son territoire, occupant la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza, sans oublier le Sinaï et le Golan. Le mensonge est si gros que, pour sa seconde édition, le journal de Pierre Lazareff rectifie – si l’on ose dire – le tir : « C’est la guerre au Moyen-Orient », affiche désormais sa « une ».

Caricatural, cet exemple symbolise l’attitude de la presse – et, à un moindre degré de la radiotélévision – avant, pendant et après la guerre des Six-Jours : plusieurs mois durant, la fin – la défense d’Israël – a justifié les moyens – jusqu’aux manipulations les plus flagrantes.

Même Le Canard enchaîné s’est laissé aller : le 31 mai, sous le titre « Vers la solution finale du problème d’Israël », il écrit que « le Raïs (nom égyptien du Führer) déclare solennellement, devant les représentants de la presse mondiale, que si Israël bouge seulement le petit doigt, il sera procédé à sa destruction totale, sans préciser toutefois par quels moyens (fours crématoires ? chambres à gaz ?) ».

Tous les médias martèlent en effet ce mensonge : les Arabes menaceraient Israël d’une nouvelle Shoah. L’analyse des rapports de force rend-elle cette affirmation grotesque ? Qu’importe ! Il s’agit de mobiliser les sentiments de sympathie dont les Juifs et l’État juif bénéficient dans l’opinion et parmi les dirigeants français. Aux dépens de la vérité : « La thèse selon laquelle le génocide était suspendu sur nos têtes en juin 1967, et qu’Israël combattait pour son existence physique n’était qu’un bluff », avouera le général Matityahou Peled, alors membre de l’état major.

À l’heure de l’offensive israélienne, on l’a vu, c’est le monde arabe que les journalistes accusent d’agression. Le 6 juin, le quotidien socialiste Le Populaire titre encore : « Attaqué de toutes parts, Israël résiste victorieusement. » Et, à l’issue du conflit, cette posture prétendument défensive justifiera les conquêtes de l’armée de Tel-Aviv. Combat célèbre, le 8 juin, « Le fantastique bilan de l’armée d’Israël ». Le même jour, Le Figaro écrit : « Il semble bien ce soir que la victoire de l’armée de David soit l’une des plus grandes de tous les temps et que jamais dictateur n’ait reçu si vite une pareille “volée”. »

Cette manipulation n’est pas sans effet sur l’opinion, dont la mobilisation en faveur de la politique d’Israël va croissant tout au long de la crise et de la guerre. « 50 000 “fans” au super show d’Israël », se réjouit Paris-Jour le 1er juin, insistant sur la présence de Johnny Hallyday, tandis que L’Aurore annonce : « Impressionnantes manifestations en faveur de la nation menacée ». Le jour du déclenchement de la guerre, je décide d’aller voir de près une de ces manifs. En tête d’une foule impressionnante, la classe politique française au grand complet (sauf le Parti communiste français [PCF]), des gaullistes et des socialistes à l’extrême droite – je distingue même Jean-Louis Tixier-Vignancourt, candidat deux ans plus tôt à l’élection présidentielle, dont le directeur de campagne s’appelait alors… Jean-Marie Le Pen !

Cette présence des héritiers de l’Organisation armée secrète (OAS) donne à la rue une tonalité fortement anticommuniste. Si bien que, le soir, comme plusieurs dizaines de militants, je me retrouve spontanément au siège de L’Humanité, à l’époque en face du Grand Rex, au métro « Bonne Nouvelle ». Coïncidence ? Sans doute pas : nombre de ces communistes venus défendre leur quotidien contre d’éventuelles attaques sont… juifs.

Autre souvenir, quasi quotidien : les pétitions qui déroulent leurs milliers de signatures dans la quasi-totalité des quotidiens, souvent en pleine page. L’appel du Comité de solidarité française avec Israël rassemble, par exemple, Serge Gainsbourg, Juliette Gréco, Yves Montand, Simone Signoret et Michel Piccoli, qui y côtoient Raymond Aron, Michel Droit, Maurice Druon, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand. Un autre appel, lancé par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir regroupe des intellectuels et des artistes de gauche.

Si bien que le président de la République lui-même a du mal à se faire entendre : « L’Etat qui le premier emploierait les armes n’aurait ni l’approbation ni, à plus forte raison, l’appui de la France », déclare le général de Gaulle au conseil des ministres du 2 juin. Logiquement, dès que le conflit éclate, il annonce un embargo sur toutes les armes à l’encontre de tous les belligérants. Cette décision passe mal : selon un sondage de l’Ifop, les 5 et 6 juin 1967, 58 % des Français expriment leur sympathie pour Israël, contre 2% aux pays arabes et 27 % ni l’un ni les autres – 13 % ne se prononcent pas. Et le conflit lui-même ne modifie pas ces chiffres, bien qu’il démontre le mensonge du danger existentiel. Quant à l’embargo, il coupe la France en deux : 37 % pour, 37 % contre, et 26 % sans opinion.

Quelques mois plus tard, dans une conférence de presse – dont on n’a retenu que la phrase controversée présentant les Juifs comme « un peuple d’élite sûr de lui et dominateur » –, il ajoutera qu’Israël « organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions ; et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme ».

Avec le recul, cette analyse prend les allures d’une prophétie. Mais, à l’époque, elle choque. Jusqu’au Nouvel Observateur, qui, le 7 juin, titre « Pourquoi de Gaulle a lâché Israël » et explique : « La France gaulliste n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts. » Il faut dire que le choix du général rompt avec deux décennies de soutien inconditionnel aux dirigeants d’Israël, que la France a permis de se doter de la bombe A, puis H. Chez les uns, il se heurte au sentiment – légitime – de culpabilité engendré par le souvenir de la participation active de Vichy au génocide. Chez d’autres, il gâche la joie de la revanche sur « les Arabes » qu’Israël offre aux nostalgiques de l’Algérie française.

Pour moi, la guerre des Six-Jours durera… tout l’été. À l’époque, je travaillais durant les vacances pour financer mes études. Le hasard voulut que ma collègue de magasin fut… une Israélienne. Dès que les clients nous laissaient seuls, nous reprenions une discussion passionnée explorant toutes les dimensions du conflit. Celle-ci se poursuivit durant deux mois. Je ne savais pas, à l’époque, que je consacrerais l’essentiel de ma vie professionnelle à la question palestinienne. Et pour cause : à l’époque, les mots « Palestine » et « Palestiniens » ne figuraient pas dans le vocabulaire des médias – sauf L’Humanité et Témoignage chrétien.

 

Dominique Vidal: journaliste et historien, directeur, avec Bertrand Badie, de la publication annuelle de L’État du monde (La Découverte). Cet article est destiné au numéro de juin de La Presse Magazine.

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Par Robin Beaumont est doctorant en Études politiques à l’EHESS (CETOBaC) allocataire du programme ERC WAFAW (IREMAM) et Xavier Guignard est ATER et doctorant en science politique à l’Université Paris 1 (CESSP), chercheur associé à l’IReMMO.

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