Les leçons de Gaza : L’impunité ne sera pas éternelle

Gaza. Le monde a vécu des moments tragiques, des dialogues de sourds, le détournement du sens des mots et la censure, l’émotion face au carnage, le sentiment d’impuissance, de révolte. Cette guerre, question archi-politique et non religieuse, ni raciale, au motif immédiat bassement électoraliste, doit être interrogée. C’est un tournant dans les relations et les imaginaires entre les palestiniens et les israéliens, le Nord et le Sud, le monde musulman et l’Occident. Pour tous les analystes objectifs, un fait fondamental doit être gardé en vue quel que soit la divergence des opinions : dans cette guerre qui bafoue tous les principes, il y a un agresseur et un agresseur, un colonisé et un colonisateur, un opprimé et un oppresseur. Toute confusion et renvoi dos à dos des protagonistes sont une imposture.

Première leçon : Prise de conscience

Face à l’arrogance et la gravité de la situation, les peuples arabes, et des responsables politiques, sont dans les émotions, mais conscients. Partout, les manifestants, malgré l’horreur, ont fait preuve de maturité, gardé leur sang froid, respecter les lois de la Cité, et ne sont pas tombés dans le piège des provocations. Peu ont appelé à la guerre, mais à l’arrêt de l’agression d’une population totalement démunie, soumise au blocus et aux bombardements. Cependant, des régimes arabes, malgré leur riche histoire nationaliste, sont paralysés par la crainte de voir une seule faction de la résistance, à l’idéologie contestée, engranger des dividendes. Obnubilés par le rapport de force militaire défavorable, soumis au diktat des USA, prisonniers de visions défaitistes, ils se retrouvent incapables d’une analyse historique qui permet de définir leur stratégie. Les calculs étroits des régimes, dits modérés, freinent les possibilités d’une vision des enjeux. La tragédie de Gaza risque de se répéter si la priorité n’est pas donnée par les arabes à la mise en ouvre de mesures concrètes de pression, à de nouvelles alliances et à la volonté politique. Les armes de notre temps sont avant tout économiques et informationnelles. Il s’agit de comprendre les enjeux, de soutenir jusqu’au bout la logique du mouvement de libération, et d’amener les adversaires à s’inscrire dans la négociation, sur la base du droit et non point de la loi de la jungle. Sinon, exclure la guerre comme ultime choix serait plus que défaitiste. Au sein des Palestiniens, pour défendre leur intérêt fondamental, l’indépendance et la liberté, il y a une unité à fonder, une stratégie à concevoir et un coût à assumer. La lutte de libération en Algérie a triomphé sur ces bases. La résistance palestinienne, malgré ses limites, vient de démontrer qu’elle est capable de sacrifices.

Deuxième leçon : tirer les leçons du passé

Le monde arabe et musulman, doit prendre conscience que durant des décennies il n’a pas su gérer cette question centrale. La proposition de paix, adoptée à l’unanimité des pays arabes depuis 2002, fondée sur la normalisation avec Israël, en échange des territoires occupés en 1967, est conséquente. Mais elle ne peut rester indéfiniment ignorée. Des régimes arabes et ces dernières années des groupes manipulés, ignorants des réalités du monde, ont succombé à la provocation, alimentant la peur et la propagande islamophobe, dans le contexte de la mondialisation de l’insécurité. Les délires de certains ulémas et politiciens, la régression des sociétés islamiques, l’instrumentalisation de la religion ont fait du tort aux musulmans. Les réactions irrationnelles comme les attentats suicides, par exemple, ont défiguré l’image des Palestiniens et des musulmans. De leur côté, les Israéliens et des occidentaux ne voient pas l’injustice, la disproportion entre les deux situations, celle de l’agresseur, Israël, face à celle de l’agressé, le Palestinien. Trop d’Israéliens et d’Occidentaux sont intoxiqués par la propagande sioniste qui est l’anti-judaïsme et l’anti-humanisme. Cependant des juifs, certes minoritaires, des chrétiens, des citoyens soucieux de justice du monde entier sont conscients et pressentent que les Israéliens sont en train de creuser leur tombe en transgressant toutes les lois de l’humanité. Il s’agit de tirer les leçons des échecs, pour que chacun travaille ses points d’aveuglement, et tentent de comprendre les points d’aveuglement de l’autre, afin que les revendications soient entendues. Sans correction de l’autisme israélien et occidental, par des actions et pressions arabes dont il faut supporter les conséquences, contrecarrer la désinformation au sujet de la cause palestinienne restera une mission impossible, même si, fait décisif : Gaza est devenu le symbole des opprimés, des faibles et des discriminés.

Troisième leçon : Changer la vision de l’Occident.

Face au monde dominant, il faut tenir au droit à la critique. Si un travail de fond n’arrive pas à déconstruire et changer le regard de l’Occident au sujet de l’Orient, une guerre de mille ans s’annonce. La politique des deux poids et deux mesures, flagrante, au détriment des Palestiniens, est contraire aux intérêts des pays occidentaux. Cela ruine leur crédibilité, la sécurité de tous et l’idée d’un ordre mondial juste. L’Europe n’est pas quitte avec son passé. Des pouvoirs en Occident, traumatisés par le génocide des juifs d’Europe, ont encore une mauvaise conscience. L’instrumentalisation de l’innommable, la Shoah, constitue le socle du fait qu’Israël se place au dessus de toute loi. L’inconscient collectif israélien semble avoir des difficultés majeures à assumer l’histoire du judaïsme. Le sionisme mise sur le souvenir de la Shoah et la peur pour la mise au silence de tout esprit critique à l’encontre de sa politique coloniale. La psychologie collective, comme celle d’un individu, obéit à des lois et elles nous enseignent que le traumatisme doit être travaillé, ce qui est différent d’être ressassé sous prétexte de devoir de mémoire, devoir qui peut entraîner un repli sur soi et un sentiment victimaire mortifère qui empêchent de se mettre à la place de l’autre. Cela rend aveugle. Traumatisé par son passé, l’Israélien pense gérer l’immense catastrophe qu’a été pour lui la Shoah, par son exploitation pour se réfugier dans l’impunité. Il ne voit et ne montre que la souffrance des siens. L’abandon inhumain du peuple palestinien à son sort est à la fois le résultat de cette histoire et de calculs étroits liés à l’ambition d’hégémonie, à la désinformation, à la confusion entretenue au sujet de l’extrémisme mis en avant comme un épouvantail. La propagande sioniste stigmatise et fait croire au choc des civilisations, diabolise et inculque que tout musulman serait un extrémiste, pour obtenir l’aval de la communauté internationale en vue de coloniser, de réprimer, de dominer. Fondée sur l’amalgame, elle fonctionne et fait diversion, même si l’opinion internationale n’est pas dupe et que des courants dénoncent le bellicisme et les crimes de guerre. Le sionisme banalise le mal, fabrique des ghettos et des camps de réfugiés. L’impunité ne peut durer éternellement.

Quatrième leçon. Cette guerre est une diversion.

Comble de la partialité, les occidentaux décident de désarmer le Palestinien, le faible, la victime, le colonisé, et lui demande de reconnaître son bourreau. L’Occident dit assurer la sécurité au colonisateur et évite de garantir au colonisé sa libération. Le cynisme consiste à projeter des mesures d’aides humanitaires, au lieu de prévoir une conférence internationale pour le règlement définitive de la création de l’État palestinien. Gaza impose une question : comment Israël et les USA, et les pays européens consentants, peuvent–ils s’imaginer obtenir sécurité et paix en violant les règles de la guerre et en semant la mort et la haine ? Ce n’est pas un simple aveuglement ou un racisme ordinaire. Israël et ses alliés considèrent que l’obstacle à l’hégémonie totale des USA et du libéralisme sauvage sur le monde, en premier lieu sont les peuples de culture musulmane. Un problème politique, la colonisation de la Palestine, est perçu comme stratégique dans les relations entre l’Occident et le reste du monde. L’invention d’un nouvel ennemi, a pour but non pas de lutter contre le terrorisme, mais de faire diversion, d’empêcher que les questions des crises et des inégalités que vit l’humanité soient abordées. L’islam, perçu depuis toujours comme l’autre version de l’humain, dissident, réfractaire au modèle Occidental, est visé. Il est sommé de se soumettre, de s’occidentaliser. Lui refusant la possibilité de témoigner et de donner sa propre interprétation sur la marche du monde. L’islam n’est pas seulement une religion de la promesse pour l’au-delà ; il est aussi l’horizon de la présence, de l’engagement dans le monde. Sa vision se veut totale sans totalitarisme. Les réactions monstrueuses qui revendiquent son nom ne peuvent servir de prétexte à la répression et à la guerre contre les musulmans. Empêcher que le peuple palestinien accède à l’indépendance c’est créer un abcès de fixation, une diversion, et partant barrer la route à toute possibilité de débat au sujet des critiques du système dominant. Jamais le monde n’a été aussi inégalitaire et violent. Aujourd’hui, le risque est celui d’une neutralisation des deux dimensions essentielles de l’homme : le politique (la démocratie) et le religieux (une autre culture) ; rien ne serait politique, rien n’est religieux, dit-on, pour laisser place au nihilisme et mot d’ordre : tout est marchandise. La vision idéologique post-judéo-chrétienne de l’histoire cherche à imposer un seul langage et une seule conception de la modernité. Le désir d’émancipation ne naît pas dans la trame du libéralisme sauvage ; il peut se réaliser à partir d’autres valeurs. Nier la possibilité d’orienter vers le juste, autrement que par la version occidentale signifie ruiner la possibilité de la démocratie, le lien social et la possibilité de vivre ensemble dans le respect du droit à la différence.

Cinquième leçon. La violence est totale

Il faut une réponse globale, politique, culturel économique. Il est logique d’affirmer que la question n’est pas religieuse. Mais en même temps, la haine déversée en direction des musulmans a trait au fait que l’ordre dominant refuse toute idée de contestation. L’idée du progrès de l’humanité sous-entend, en Occident, depuis au moins le XVIe siècle, une généralisation irréversible de l’athéisme et du capitalisme, comme corollaire de l’émancipation et du développement. La rationalité ne suppose pas seulement la logique séparation des pouvoirs ; sans l’exiger expressément, elle vise l’abandon de la culture spécifique. La marginalisation des valeurs abrahamiques dans la sphère sociale est une violence qui pose problème pour toutes les cultures, pas seulement les cultures non européennes. Il ne s’agit pas de remettre en cause la sécularité, ni la liberté d’entreprendre, des acquis qui ne sont pas en contradiction avec le monothéisme, mais de rechercher une cohérence. À l’instar des théories révolutionnaires, confrontés à la réalité, il s’agit de tenter de dénouer ces nœuds et de ne mépriser aucun langage, aucune opinion, pour tenter de saisir en profondeur la portée des paroles capables de parler à l’esprit des hommes. La culture politique moderne refuse d’écouter, réprime, et traite de terroristes tous ceux qui s’opposent à son totalitarisme. Israël se veut à la pointe de la répression de toute différence et de dissidence. Diviser pour régner, multiplier les colonies, pour rendre irréversible la domination, est la ligne d’Israël, qui ne semble pouvoir exister que dans le bellicisme. Politique systématique de morcellement des territoires occupés, d’apartheid. Gaza coupée du monde. Politique de fragmentation, avec ses formes de purification ethnique et nouvelle formule de camp de concentration. Israël et les Etats-Unis imposent un ordre totalitaire, de murs et de contraintes. C’est le refus de l’échange, du partage, de la réciprocité, bases de la civilisation. C’est la fin de la différence. Le tout est habillé par la mise en place de stratagèmes et faits accomplis au lieu et place du droit international. La venue du nouveau président américain Barak Obama peut être une opportunité de corriger cette politique vouée à l’échec. La politique démentielle du président sortant des USA se résume dans cet accord israélo- américain, cinq jours avant la fin de son mandat, qui réduit la question de la résistance à une « contrebande d’armes ». Israël surarmée pour consolider son rôle de gendarme du monde musulman, tente de fermer le jeu, mais il ne faut point renoncer à éclairer le nouveau président. Il s’agit de préciser que nul ne peut accepter de vivre à l’ombre d’un Etat qui ne ressemble à aucun autre, qui colonise et se place au dessus de toutes les lois. « Terre promise » dans le discours théologique juif, concept contesté, devenant « Terre Permise » dans la pratique d’un Etat militarisé sioniste, concept criminel.

Sixième leçon : S’allier.

S’allier, est un impératif, car personne ne peut seul faire face aux incertitudes. Dans ce contexte, dialoguer ce n’est point accuser l’autre, refuser la critique de soi, donner des leçons, mais comporte des conséquences : droit à la dignité, à la démocratie pour tous. Les systèmes politiques sont appelés à pratiquer l’humilité, surtout après les grands séismes politiques et leur répliques encore visibles des temps modernes, depuis trois siècles : colonisation rapaces de peuplement, l’innommable figuré par Auschwitz, Hiroshima, le Goulag, Sarajevo, et aujourd’hui Gaza, qui configurent le tombeau de la modernité. Aucune époque n’a été plus sombre. Mêmes barbares, les siècles obscurs fondés sur la cruauté n’ont jamais atteint ce degré sophistiqué de la déshumanisation et du refus de l’autre, dont le régime pulsionnel vise la destruction, la domination à l’infini, dans une logique du chaos, de la loi du plus fort et du risque nucléaire. C’est ce que Gaza subie. Pourtant, l’époque est aussi sans pareille en ce qui concerne la possibilité de résister et la passion de la liberté. La violence sioniste, et néo-conservatrice américaine tentent d’empêcher de réinventer une nouvelle civilisation, une nouvelle Andalousie. Une nouvelle civilisation qui fait défaut au monde. Une nouvelle façon de guérir de la violence aveugle, de se prémunir des idolâtries, des sentiments de haine, pour rechercher le juste de manière publique et commune. Cette civilisation peut se dénommer celle de l’hospitalité, signe à partir du travail bien réel, du droit à la résistance, et du devoir du débat. Problématique, à laquelle nul n’échappe, à mille lieues des injonctions qui appellent les peuples de culture musulmane à capituler, à passer à l’Ouest, comme si aucun problème ne se posait. Ce qui se joue en Palestine est l’avenir du droit à la différence, du droit des peuples, même si certains de ceux qui résistent ont une version réactionnaire de la religion et de la politique. La Turquie, l’Iran, le Vénézuéla, la Bolivie, lieux de civilisations, et d’autres, par delà des calculs propres, ont conscience du risque historique.

Septième leçon. Revenir à la raison raisonnable

Ce que les peuples de culture musulmane doivent cependant comprendre a trait au fait que la force de la philosophie politique occidentale, malgré ses difficultés, est dans la fermeté avec laquelle la raison se confronte à ses limites. L’être moderne accepte de s’exposer, de prendre le risque de raisonner, cela le musulman l’a expérimenté, depuis des siècles, même s’il a su garder la mesure. Ce que le moderne, de son côté, doit comprendre réside dans le fait que le musulman a participé, et le peut encore, à la civilisation. On ne questionne pas assez la culture qui a permis à l’Occident d’élever la condition humaine et d’humaniser les rapports humains, c’est-à-dire le monothéisme. Et partant d’interroger le troisième rameau, qui, malgré ses difficultés actuelles, a précédé l’humanisme, continue à produire des liens sociaux et une fraternité et témoigne d’une autre manière de vivre, qui se veut à la fois raisonnable et affective. L’Occident se mondialise, et partant ne peut plus s’appeler l’Occident. Ce qui pose problème, pour d’autres cultures c’est cette hégémonie, qui est imposée, un type de représentation du monde qui suscite des formes de déshumanisation. Les cultures traditionnelles succombent dans la dépersonnalisation. Les musulmans de leur côté légitimement résistent.

L’époque actuelle, plus que d’autres, est celle où il est vital que ce qui apparaît comme monde occidental et le monde musulman, liés, analysent leur devenir. L’Occident ne doit pas se laisser bercer par les avancées significatives qu’il a réalisées, et encore moins complexé par les milieux influents, acquis au sionisme. Il doit faire le bilan sur son histoire tragique et s’interroger sur les risques qu’il fait courir à l’humanité, de par la réfutation du droit à la liberté, à la différence et les inégalités qu’il impose. Le monde musulman, malgré la justesse de sa cause, la vivacité de sa culture religieuse, présente dans la vie de ses peuples, comme derniers témoins du monothéisme, qui ne cèdent pas face aux oppressions, doit s’interroger sur les divisions et les pratiques internes qui nuisent à ce qu’elles croient défendre et sur l’absence de systèmes démocratiques. La résistance, ou dissidence, par rapport à la situation interne et mondiale sera salutaire si elle prend en compte ces enjeux, en vue d’en discerner les profondeurs. Gaza est le signe avant-coureur de lendemains qui appellent à la mobilisation. A cette condition, l’impunité dont jouit Israël, qui détruit toute possibilité du vivre ensemble, ne sera pas éternelle.

Mustapha Cherif, philosophe Algérien

30 janvier 2009