25 novembre 2019
Le 27 octobre 2019, Abou Bakr al-Baghdadi, chef de l’organisation de l’État Islamique (OI), a été tué lors d’une opération américaine en Syrie. Dès lors, le débat sur la « fin » ou la « résurgence » de l’organisation a été relancé. En décembre 2017, Haider al-Abadi a annoncé : « Nos forces contrôlent complètement la frontière irako-syrienne et j’annonce donc la fin de la guerre contre Daech ». Cependant, force est d’admettre que, deux ans plus tard, non seulement la guerre contre l’OI n’est point arrivée à sa « fin », mais que au contraire les craintes d’un retour en force de l’OI se sont plus que jamais transformées en une sérieuse hypothèse, voire en une certitude solide.
«Un homme très mauvais» [Bakr al-Baghdadi] a été tué, nous a annoncé le Président Donald Trump. Certes, al-Bagdadi revendiquait le terrorisme comme arme de combat contre tous ceux qui ne partageaient pas sa vision du monde. En revanche, lorsque le Président nous dit que « le monde est désormais plus sûr», il est fort difficile d’admettre ce constat, car le monde d’après al-Bagdadi ne sera probablement pas moins dangereux que celui d’avant et pendant le règne de ce dernier.
Une coalition internationale déchirée
En août 2014, l’armée du Calife al-Bagdadi arrive aux abords de l’aéroport d’Erbil. Seulement 15 km séparent cette capitale du Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) si importante pour les pays du système international. C’est à Erbil que les États-Unis d’Amérique ont construit le plus grand consulat au monde ; c’est à Erbil que la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et bien d’autres pays européens installent non seulement leurs consulats, mais aussi leur point de départ vers l’ensemble de l’Irak. C’est dans ce contexte que l’offensive du Calife vers Erbil a été perçue comme une menace stratégique et que s’est imposée une réponse collective forte de la part des pays du système international. Ainsi est née la Coalition internationale contre Daech [80 pays et organisations internationales à ce jour].
Entre 2014 et 2019, la coalition s’est montrée comme une entité solide, cohérente et homogène face à l’OI. Sa participation dans la défaite territoriale de l’OI est un fait incontestable, sans lequel al-Bagdadi aurait probablement le contrôle non seulement d’Erbil mais aussi de Bagdad et d’autres capitales des pays de la région. Or, à ce jour, nous ne sommes plus dans la même configuration des rapports de force, car la coalition internationale contre Daech s’est profondément déchirée, notamment depuis la décision unilatérale du Président Trump de retirer ses forces spéciales en Syrie.
En effet, le désengagement de l’administration américaine au Moyen-Orient en général et en Syrie en particulier déstabilise extrêmement la stratégie de la guerre contre le terrorisme et met le désordre dans un système international qui fonctionnait jusqu’à hier selon le principe de la réciprocité et de l’échange entre les partenaires.
C’est ainsi que la fragilisation dramatique de la Coalition internationale contre Daech, provoquée par un Président américain peu prévisible, ne peut que favoriser le « retour » ou la « résurgence » de Daech, pour parler comme Emmanuel Macron, le Président de la République française, soucieux et conscient des conséquences désastreuses de ce désengagement américain au Moyen-Orient.
Une offensive turque contre les « alliés de l’Occident » !
Le 9 octobre 2019, la Turquie lance une offensive d’une grande envergure contre les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dominées par les Kurdes, qui constituent l’unique allié des Occidentaux sur le terrain du combat contre Daech. Ceci oblige les différents acteurs de la scène syro-irakienne à procéder à la réorganisation de leurs stratégies d’action, à leur repositionnement dans les rapports de force et à la reformulation de leurs priorités.
Les Kurdes, premier objectif visé par l’offensive turque, se voient dans l’impératif de se mobiliser contre l’invasion de leur territoire par l’armée turque et les milices syriennes engagées auprès de la Turquie. Un tel déplacement de priorité affaiblira extrêmement le combat contre l’OI, mais aussi la gestion des camps et des prisons dans lesquelles se trouvent les membres de Daech avec leurs familles et leurs sympathisants.
En effet, avant l’offensive turque, les FDS géraient 8 camps destinés aux familles des combattants et sympathisants de Daech, dans lesquels vivaient 106 196 personnes. Elles géraient également 5 prisons dans lesquelles il y avait au moins 10 000 djihadistes, dont 70 cadres dirigeants (voir la cartographie). Selon les données du Centre de Sociologie de l’Irak, entre janvier et septembre 2019, il y a eu 1200 passages des combattants de Daech de la Syrie vers l’Irak.
En donnant la priorité à la résistance contre l’offensive turque, il est tout à fait rationnel que les FDS ne soient que partiellement disponibles pour la guerre de Daech et la gestion des prisons et des camps. Dans un tel contexte, l’offensive turque contre les FDS est sans doute un facteur majeur facilitant le probable retour en force de l’organisation de l’État l’Islamique.
Un État irakien en situation de faillite
Daech est né en Irak et renaîtra de ses cendres en Irak ! En 2003, avec la chute du régime de Saddam Hussein, une chance historique s’offrait aux Irakiens. Ils avaient effectivement la possibilité de reconstruire le pays autour d’une « irakicité » capable d’inclure et reconnaître leurs diversités confessionnelle (sunnite et chiite), ethnique (arabe et kurde) et religieuse (musulman et chrétien). Or, les nouvelles élites de Bagdad, sans prendre en compte les effets effrayants de leurs décisions, mettent en place, au nom de la « débassification », des stratégies d’exclusion massive de larges catégories sociales, notamment sunnites, ce qui a fortement participé à l’élaboration des conditions objectives de la radicalisation de ces mêmes catégories sociales et à leur intégration dans une seule offre de la résistance sur le marché : le djihadiste version Daech.
En 2019, seize ans après la chute du régime de Saddam Hussein, l’État irakien de ces nouvelles élites est continuellement en situation de faillite, car il n’a toujours pas le monopole de la production des lois, que nul n’est censé ignorer et auquel tout le monde doit se soumettre ; il n’a toujours pas le monopole fiscal, car il n’est pas le seul qui peut exiger une contribution financière de la part de la population sans aucune contrepartie immédiate. Cet « impossible État irakien » n’a toujours pas le monopole judiciaire, parce qu’il n’est pas le seul en mesure de juger et de punir. À l’échelle des services publics, la faillite est tout à fait remarquable, car l’Etat n’est toujours pas en mesure d’assurer l’eau potable, l’électricité, l’école publique, les routes, les hôpitaux ou l’emploi pour des jeunes qui constituent 60 % de la population irakienne.
C’est dans un tel contexte dramatique que le mouvement de contestation envahit le pays ; à ce jour, plus de 320 morts, plus de 8000 blessés, aucune estimation du nombre de disparus ni du nombre de prisonniers.
Ainsi le gouvernement, déjà fortement fragilisé et préoccupé par la gestion de cette crise majeure, est beaucoup moins disposé à s’occuper de problématiques telles que la reconstruction du territoire sunnite totalement détruit entre 2014 et 2017, la protection des frontières entre l’Irak et la Syrie par lesquelles les djihadistes passent régulièrement et la prise en charge des attentes d’une base sociale frustrée, abandonnée et livrée à elle-même par ces nouvelles élites au pouvoir depuis 2003.
En conséquence, les conditions objectives sont parfaitement élaborées pour que l’organisation de l’État Islamique, déjà fortement présentes dans les provinces de Diyala, Ninive, Kirkuk et al-Anbar, revienne en force.
Si la forme de ce retour n’est pas encore mise en évidence, la renaissance de Daech n’est plus du tout une hypothèse, c’est une certitude qui met en situation de panique plusieurs pays du système régional et international, dont la France.
Ce constat, basé en grande partie sur l’observation de la réalité du terrain telle qu’elle est et sur des données purement factuelles, nous oblige à fortement nuancer la thèse du Président des États-Unis d’Amérique Donald Trump sur un monde qualifié comme « désormais plus sûr » !
Adel BAKAWAN, membre de l’iReMMO
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