Dans aucun des autres pays arabes, pourtant, on n’a pas vu ne fût-ce que l’étincelle d’une flamme révolutionnaire. Les mèches ont été vite éteintes. Les manifestations de protestation ont été rapidement étouffées, certaines réprimées sévèrement comme en Egypte, en Algérie et au Yémen et d’autres contenues comme en Jordanie grâce à une police aguerrie. Mais, dans leur for intérieur, les régimes tremblent car ils sentent que leurs peuples trépignent d’impatience et sont à bout de nerfs. Pour les régimes arabes, le rêve tunisien est un cauchemar. Aussi se sont-ils empressés de lâcher un peu de lest : subventions aux denrées de première nécessité (Algérie) baisse du prix du carburant (Syrie), augmentation des retraites (Jordanie), distribution du » cash » (4 milliards de $ au Koweït), ordre donné aux ministères égyptiens d’engager immédiatement les 795 ingénieurs sortis des facultés d’ingénierie pétrolière etc.
Mais le mal est structurel : il est en partie lié à la » vie chère » et l’érosion du pouvoir d’achat par l’inflation, mais il est surtout lié à une » fatigue générale » des peuples arabes , dont plus de 50 % ont moins de 20 , de leurs régimes vieillissants et corrompus qui , non seulement ont fait voler en éclats le rêve de » sauver la Palestine » des griffes de l’occupation , mais surtout se sont révélés politiquement ineptes et économiquement incapables de nourrir leurs populations et de leur offrir un meilleur horizon .
Rien d’étonnant dés lors que la Tunisie soit désormais « dans la tête de tous les arabes » : le drapeau tunisien est brandi par les manifestants dont certains scandent » nous sommes tous des tunisiens » ou » la Tunisie est la solution » (Tunis hiya al-Hal). Quant aux intellectuels et défenseurs des droits de l’homme, ils n’hésitent plus à parler de « paradigme tunisien », commencent à rêver d’un effet « contagion » à toute la région arabe, et forgent un nouveau terme » tawnassat al arab » (la tunisianisation des arabes). C’est donc pas un hasard si plus de 2.200 intellectuels et activistes arabes ont signé « l’Appel de Casablanca » , rendu public le 27 janvier 2011 , et appelant à la démocratie et au respect des Droits de l’Homme.
Mais est-ce envisageable ? Est-ce possible ? Théoriquement c’est possible, puisque beaucoup de pays arabes souffrent des mêmes maux : le manque (de liberté et d’emploi) et la peur (du contrôle, de la répression, de la torture, de l’exil). Dans la réalité, les choses sont plus complexes, et les réalités sont diverses, rendant la révolution tunisienne -« toujours en cours », sinon non-reproductible ailleurs, du moins originale et » sui generis ». Pourquoi ?
Pour répondre à cette question, il faut bien identifier le faisceau de facteurs et d’acteurs qui a permis de chambouler le paysage politique tunisien et conduit à abattre le régime tyrannique de Ben Ali. En effet ,lors qu’il est question de comparaison, il ne faut jamais perdre de vue qu’on est en face d’un pays maghrébin qui a des particularités propres en termes géographiques, historiques, démographiques, économiques, sociaux, politiques et géopolitiques.
1. La géographie
La Tunisie est d’abord le plus petit des pays maghrébins, avec à peine 163.600 k2 et une population estimée à prés de 10.6. Certes, la Tunisie est 5 fois plus étendue que la Belgique pour une population équivalente, mais elle est coincée entre une Algérie énorme avec ses 2.381.741 kilomètres carrés (soit 15 fois la Tunisie) et ses 36 millions d’habitants et une Libye, également énorme, avec 1.759.540 k2,(soit plus de 10 fois la Tunisie) mais une population représentant plus de la moitié (6.6 millions) de celle de la Tunisie. Ce facteur géographique n’a pas été négligeable dans les événements tunisiens notamment en termes de facilité de communication et de facilité de rassemblement. Déclenché dans les villes du Sud-Ouest, le mouvement de protestation a vite gagné en intensité par « un effet cliquet » et s’est rapidement étendu à toutes les régions. Les nouvelles technologies (facebook et twitter) ont, à cet égard, joué le rôle de courroie de transmission des informations en temps réel.
2. L’urbanisation
La Tunisie est urbanisée : prés de 68 % de sa population vivent dans les villes. Elle partage cette caractéristique avec les autres pays arabes qui ont connu un exode massif au cours des dernières décennies, et partage ce trait, quoique dans une moindre mesure, avec les pays du Maghreb où le taux d’urbanisation est de 59 % au Maroc, de 66 % en Algérie, et seulement de 41 % en Mauritanie. En revanche, la Libye est plus urbanisée avec un taux supérieur à 77 %. Ce taux d’urbanisation en Tunisie n’aurait pas été un facteur important s’il n’était pas couplé à un taux inégalé d’alphabétisation des adultes dépassant 78 % pour les femmes et plus de 85 % des hommes et un taux de scolarisation qui rapproche la Tunisie des Etats européens. Nous sommes donc en face d’une société non seulement largement urbanisée, mais extrêmement éduquée, à l’instar du Liban, de la Palestine et de la Jordanie. A cet égard, le Maroc est à la traîne de la Tunisie, avec un taux d’analphabétisme dépassant les 45 %.
3. La femme
Mais la Tunisie est également une société gagnée largement par la sécularisation et où la condition féminine est de loin la plus avancée, sinon dans tous les pays arabes, du moins au Maghreb. Certes la Moudawana Marocaine rapproche le Maroc de la Tunisie, mais il est clair que la Tunisie a beaucoup bénéficié des acquis de la période de Bourguiba qui avait aboli la polygamie, encouragé l’instruction des femmes, et amélioré le statut juridique de la femme tunisienne. Ces acquis ont eu plusieurs conséquences : la femme tunisienne est généralement plus instruite que ses consœurs arabes, voire maghrébines, elle est entrée plus vite sur le marché du travail, connait un indice de fécondité assez bas (1.8 enfant par femme) et a été plus exposée à d’autres modèles d’organisation familiale à travers les flux touristiques et la circulation migratoire. Tout cela nous donne de précieux renseignements sur l’audace des femmes tunisiennes, sur leur présence dans les métiers d’avocats, de journalistes, d’enseignants, etc.) et leur participation active à la résistance contre Ben Ali et dés lors à la révolution populaire.
Cela ne distingue pas fortement la Tunisie des autres pays maghrébins notamment le Maroc ou l’Algérie, mais clairement la femme tunisienne s’est taillée une place méritée dans la société tunisienne et dans le mouvement pour le changement.
4. Une société homogène
Il est une autre caractéristique qui, cette fois, distingue la Tunisie de quasi tous les autres pays arabes : c’est l’homogénéité de sa population. C’est en effet une société compacte qui n’est pas traversée par des lignes de fractures linguistiques (francophones-arabophones-berbérophones), ethniques ( arabes, berbères, kabyles, kurdes ou noirs) religieuses ( chrétiens, musulmans, chiites-sunnites), voire tribales (comme en Libye, au Yémen, en Arabie Saoudite ou même en Irak). De ce fait, elle prête moins le flanc aux manipulations, aux instrumentalisations et aux ingérences. L’Algérie et le Maroc pâtissent de ces lignes de fractures. Les autres pays arabes souffrent des mêmes maux. Par le passé le système colonial avait joué sur ces différences pour diviser. Aujourd’hui, il n’est pas rare que les régimes arabes, eux-mêmes, attisent les divisions pour jouer aux arbitres. On l’a vu en Irak et ailleurs. On le voit tous les jours au Yémen. Ne parlons pas du Soudan qui va bientôt se scinder en deux. L’homogénéité de la société tunisienne a été un facteur important : c’est ce qui explique qu’elle est restée, jusqu’ici, soudée et solidaire.
5. L’absence de conflit
L’absence de conflit avec un pays voisin a été un élément non négligeable car souvent les régimes autoritaires ont recours à l’instrumentalisation de la figure de l’ennemi comme dérivatif ou comme justificatif. Par le passé, la Tunisie avait un conflit avec la Libye sur la délimitation du Plateau Continental de Gabès .Mais ce conflit a été réglé à l’amiable et les relations entre les deux pays se sont apaisées…Ainsi l’absence d’un ennemi identifié n’a pas permis à Ben Laden de jouer sur la fibre nationaliste et se présenter comme le » garant » de l’intégrité territoriale ,comme le sauveur de la nation ou comme le » champion des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ce n’est pas le cas du Maroc et de l’Algérie avec la question du Sahara Occidental et certainement pas le cas de la Syrie qui agite toujours la menace israélienne (qui est bien réelle), alors qu’elle n’a jamais permis, à quiconque, de tirer une seule balle à partir du Golan occupé (ce qui est historiquement avéré).
Au Moyen-Orient, le conflit israélo-palestinien a été utilisé non seulement pour justifier des budgets excessifs consacrés à la défense au détriment de l’éducation, de la santé, ou de l’emploi, mais aussi et surtout, pour faire taire les critiques et les opposants ou légitimer l’état d’urgence.
6. Difficile néanmoins d’être un dictateur sans » mission »
La lutte anti-terroriste a été cependant bien utilisée par le régime de Ben Ali pour justifier l’éradication du mouvement islamiste An-Nahda, sévir contre l’opposition laïque, et finalement imposer l’état d’urgence. Privé d’un ennemi identifié, le régime s’est quand même fabriqué un » ennemi intérieur » : l’islamisme militant Mais c’est le cas d’autres régimes du Maghreb et du Machrek.
7. Une armée fraternisant avec la population
N’ayant pas à livrer une » guerre frontale » avec un ennemi identifié et menaçant, l’armée tunisienne est restée confinée dans les casernes. C’est d’ailleurs une armée essentiellement d’appelés, très souvent issus des couches populaires…Ce sont plutôt la police et les services de renseignement qui ont eu droit à toutes les attentions du régime et auxquels ont été confié les tâches les plus ingrates de surveillance, de verrouillage, de contrôle et de répression. Il est tout de même symptomatique que l’armée soit constituée d’à peine 40.000 soldats alors que la police enrôlait plus de 130000 personnes sans compter tous les services secrets et les » mouchards » à la solde du régime. Cela explique d’ailleurs le zèle particulier manifesté par la police et les affidés des régimes lors des derniers événements, tuant plus de 100 tunisiens. Et lors qu’en désespoir de cause, Bel Ali a fait appel à l’armée, le chef d’Etat Major de l’Armée de Terre a refusé, précipitant la fuite du dictateur.
Il faut bien avoir cela à l’esprit : c’est la jonction entre la jeunesse et une armée au service du pays et non asservie à un régime, qui a sans doute permis la déroute du régime tunisien. Est-ce possible dans un autre pays arabe ? Tout dépend de la place qu’occupe l’armée dans chacun des pays. En Jordanie, elle est le socle de la monarchie. En Algérie, elle est le principal soutien du régime, souvent se confondant avec lui et, en tout cas, elle est la principale bénéficiaire de la distribution de la rente. Au Maroc, elle demeure fidèle au système monarchique et se présente comme le » rempart » de l’intégrité territoriale. En Egypte, elle est la garante du régime, surtout depuis les Accords du Camp David de 1979. En Arabie Saoudite, elle est l’ossature même du système.
A la lumière de ces éléments, l’on est en droit de s’interroger sur le rôle possible des armées arabes dans l’hypothèse d’une révolution populaire. Mon sentiment est que le cas tunisien demeure exceptionnel et que, fort probablement, toute autre révolution populaire ayant pour objectif la chute d’un régime finirait par un bain de sang. Que l’on se rappelle les massacres commis par l’armée syrienne à Homs et Hama dans les années 80 ou les événements qui ont ensanglanté l’Algérie dans les années 90. Il est vrai que dans les deux cas, il s’agissait de couper les ailes à des mouvements islamistes qui ne cachaient pas leur dessein de prendre le pouvoir par la violence.
8. Une grande maturité du peuple tunisien
Outre le comportement civique de l’armée tunisienne qui a fraternisé avec la révolution populaire, il y a lieu de souligner la grande maturité dont le peuple tunisien a fait preuve. Aucun parti n’a tenté d’encadrer le mouvement, voire de le récupérer à des fins partisanes. D’une manière abrupte, l’on pourrait même dire que le peuple a été plus audacieux que les partis et qu’il les a même pris de court. Les slogans scandés ont été » modernes » et je dirais même » laïcs » : dignité, liberté, emploi. Les islamistes ont adopté un profil bas et à aucun moment avons-nous pu entendre un slogan de type religieux » Dieu est grand » ou » le Coran est la solution ». Cela atteste la » modernité » de la révolution tunisienne et son caractère presque exceptionnel. Tous ceux qui ne voyaient d’alternative aux régimes autoritaires que les islamistes barbus ont trouvé dans la révolution tunisienne un démenti cinglant de leurs thèses.
9. Profil bas de la mouvance islamiste
Certes il y a eu sans doute beaucoup de manifestants se reconnaissant dans la mouvance d’An-Nahda. Mais ce mouvement n’est plus celui des années 70 où il était proche des Frères Musulmans. Premièrement, le mouvement a été décapité et son dirigeant exilé à Londres .Deuxièmement, le mouvement tient un discours empreint de réalisme et de modération et appelle à une Tunisie Démocratique et non à une République Islamique. Et enfin, la jeunesse tunisienne a, elle aussi, changé : plus éduquée, plus formée, plus informée, elle est plus en phase avec le monde moderne avec l’individualisation de la religiosité. Naturellement, il n’est pas dit que les mouvements islamistes tunisiens ne seront pas parties prenantes dans la Tunisie de demain, mais, à l’évidence, ils ne seront pas les acteurs dominants de la scène politique. Et s’ils parvenaient à occuper le devant de la scène, c’est davantage le modèle turc qui serait leur source d’inspiration et non le » modèle wahabite » ou celui » des Frères Musulmans ».
10. Un capitalisme de copinage
La révolution tunisienne a aussi bénéficié d’un contexte particulier marqué par la mise à nu du » fameux miracle économique tunisien ». Ce n’est pas que celui-ci n’était pas réel, du moins entre 1970 et 2000, avec un taux de croissance honorable, des investissements extérieurs importants, et une modernisation réelle du pays tant sur le plan des infrastructures, que sur le plan de l’éducation ou de la santé. Personne ne peut en effet nier que, pendant ces décennies, la Tunisie a développé une industrie de sous-traitance textile, encouragé l’installation d’industries off-shore, promu l’activité touristique. Certes la Tunisie a tiré profit d’une conjoncture favorable et a bénéficié des transferts de ses immigrés et des investissements arabes et non-arabes. Mais elle a surtout bénéficié des aides européennes – 100 millions d’euros par an en moyenne,- depuis le lancement du partenariat euro-méditerranéen en 1995, la signature de l’Accord d’Association en 1995, suivi plus tard , à partir de 2004-2005, par l’Accord de voisinage.
Tout cela a fait croire que la Tunisie était résolument engagée dans la voie du décollage économique. Mais le modèle de croissance de la Tunisie souffrait de sérieux handicaps : spécialisation excessive de secteurs à faible valeur ajoutée et à faible contenu technologique, fondés sur une main d’œuvre peu qualifiée, surtout féminine, dans le secteur du textile et de la confection, une trop grande dépendance d’un seul marché, celui de l’UE (80 % des échanges de la Tunisie) et inadéquation entre une augmentation du niveau de l’éducation et la demande de main d’œuvre qualifiée.
A ces handicaps, s’est ajouté, un niveau inégalé de corruption surtout à partir des années 2000, avec le développement d’un » capitalisme de copinage » (ra’smaliyat al habayib wal nasayib) organisé autour de la famille Ben Ali et d’une clique de » profiteurs » qui gravitait dans l’orbite du régime. C’est ce système de corruption organisée et généralisée qui a commencé à gripper toute la machine, faisant fuir les investisseurs et rebuter les partenaires, surtout européens. Il y avait croissance certes (4 à 5 % de croissance par an en moyenne), mais c’était une croissance sans développement. On a encouragé le tourisme littoral mais appauvri l’hinterland. Les prix immobiliers ont connu une hausse vertigineuse enrichissant quelques uns et rendant l’accès à la propriété très difficile pour la majorité. On a laissé déraper l’inflation renchérissant le « panier de la ménagère » et on a créé des emplois de » survie » mais offert peu d’opportunités aux jeunes qualifiés.
Certes, certaines élites s’accommodaient de cette situation tant qu’elles en récoltaient certains dividendes. Mais, il est clair que le système s’est gangréné, décourageant le secteur privé, l’esprit d’initiative et d’entreprenariat, à telle enseigne que peu de grandes entreprises ont pu voir le jour en Tunisie : ce sont donc les petites structures familiales qui prédominent en Tunisie : elles sont les seules à pouvoir échapper à l’œil rapace des caciques du pouvoir. On estime que seulement une infime partie des entreprises tunisiennes (0.4%) emploie plus de 100 salariés, contre 75 % des entreprises marocaines… Cela pose un problème en termes d’accès au financement des banques et de modernisation de l’outil de production, réduit l’offre d’emploi qualifié pour les jeunes diplômés, et décourage les partenariats avec les grosses entreprises étrangères. Il est tout de même frappant de constater que sur les 40 grosses entreprises françaises (du CAC 40), seulement 3 ou 4 sont présentes en Tunisie alors que 38 sont implantées au Maroc.
Or, c’est ce modèle tunisien que louaient l’Occident et les grandes institutions bancaires telle que la Banque Mondiale ou le Fond Monétaire International. Même en 2010, alors que l’économie tunisienne montrait des signes évidents d’essoufflement, la Banque Mondiale vantait » la stabilité macro-économique » du pays. Ben Ali jouait sur cette image » de bon élève » pour perpétuer ses pratiques répressives. Or, tous les théoriciens du développement le savent, une modernisation autoritaire peut fonctionner quelque temps, mais rarement longtemps. La déconnexion entre croissance économique et réforme politique finit toujours par produire ses effets toxiques : développement d’un capitalisme clientéliste et prédateur, manque de transparence, manque de sécurité juridique et finalement érosion de l’efficacité du système et de son attractivité pour les investisseurs extérieurs.
11. Un capitalisme qui tourne le dos aux jeunes
Les spécialistes de la transition démographique dans le monde arabe ont inventé le concept de « cadeau démographique ». Ils font référence à la transition démographique en cours d’achèvement dans la plupart des pays du Maghreb et dans certains pays du Machrek avec la décrue démographique provoquée par la baisse des indices de fécondité. La population croit moins vite que dans les décennies précédentes et surtout la pyramide des âges leur donne un avantage considérable puisque les moins de 20 % représentent entre 45 et 50 % de la population. Face à une « Europe ridée et vieillie », pour reprendre la formule d’Alfred Sauvy, un monde arabe jeune, estiment les démographes, est une fenêtre d’opportunité, un cadeau démographique. La Tunisie, qui a pratiquement achevé sa transition démographique, est citée en exemple. La moyenne d’âge de sa population ne dépasse pas 28 % (contre 38% dans l’UE) et sa population est, de surcroît, très éduquée.
Tout cela paraît rassurant, sauf que le chômage des jeunes diplômés en Tunisie et dans tous les pays arabes bat des records mondiaux, à telle enseigne que l’on se demande s’il n’est pas plus judicieux de parler de » fardeau démographique » et non de » cadeau démographique ». En effet quand un pays éduque sa population, il accroit du même coup ses attentes. Mais comme le système économique en place ne peut répondre à ces attentes, la frustration est énorme. C’est la lecture que je fais de l’immolation de Bouaziz : il ne s’est pas donné la mort pour défendre » l’Islam », ou » les causes sacrées des Arabes » : il s’est immolé par frustration. C’est un geste individuel, un choix personnel. S’il est devenu un « emblème », une » icône », en Tunisie, au Maghreb et dans l’ensemble des pays arabes, c’est parce qu’il y a le même sentiment de frustration chez tous les jeunes arabes de l’Océan au Golfe. Par son immolation, Bouaziz a été, en quelque sorte, l’interprète et le traducteur de toutes les frustrations des jeunes arabes.
Le chômage ne doit pas être confondu avec la pauvreté. Celle-ci est répandue dans le monde arabe mais elle n’a pas déclenché de mouvement révolutionnaire : avant de se mettre en marche, une société ne peut pas être affamée. Mais quand la pauvreté est couplée à l’injustice, aux disparités criantes, aux gabegies des Etats et à la prédation des régimes alors elle devient explosive.
Ainsi si la question du chômage des jeunes a été un facteur important dans le déclenchement de la révolution tunisienne, c’est parce que les tunisiens se sont rendus compte que le chômage n’était pas une sorte de » fatalité », mais qu’il est le produit d’un système politique injuste, répressif, et cleptomane et d’’un dysfonctionnement économique. C’est donc cette connexion entre dictature et injustice sociale qui a constitué le détonateur.
Certes le problème du chômage des jeunes est ancien et général. Mais il a pris, au cours des 20 dernières années, une tournure inquiétante. Pour m’expliquer, j’élargis l’analyse à tous les pays du Maghreb et du Machrek.
Prenons, à titre d’exemple, le cas des pays du Maghreb. Dans les deux premières décennies qui ont suivi les indépendances, le secteur public absorbait quasi tous les diplômés (administration, enseignement, secteurs publics, et armée). Il est vrai que ces pays venaient d’accéder à l’indépendance (1956 pour le Maroc et la Tunisie, et 1962 pour l’Algérie) et étaient résolument engagés dans la « reconstruction » : ils avaient besoin d’outiller les administrations, de constituer des armées modernes, et de faire tourner les entreprises publiques. Il y avait donc une offre suffisante d’emploi pour les jeunes qui sortaient de l’école et de l’enseignement supérieur. Il ne faut cependant pas perdre de vue que l’ensemble des 5 pays du Maghreb avait une population qui dépassait à peine les 40 millions d’habitants, (contre 90 millions aujourd’hui) et que le nombre total des diplômés était à peine de 50.000 , par an, pour les 5 pays du Maghreb, contre plus de 500.000 aujourd’hui.
A partir des années 80, le chômage des jeunes en général, et des jeunes diplômés en particulier, commence à prendre une tournure inquiétante en raison de la démocratisation de l’enseignement supérieur et la croissance démographique, la saturation des secteurs publics et du dégraissage de l’emploi public, surtout depuis l’imposition par le Fonds monétaire international des programmes d’ajustement structurel. Ainsi l’emploi du secteur public en Algérie est passé de 56 % fin des années 80, à 28 % en 2010. En Tunisie, il est passé de 25 % à 21 % en 2010 et au Maroc de 13 % à 9%. La Libye fait exception puisque le secteur public continue à employer plus de 70 % de la population active.
Mais le secteur privé n’a pas pris le relais. En Algérie , il est demeuré handicapé par une économie de rente, en Tunisie par la structure familiale des entreprises et la mainmise du régime sur l’économie du pays, en Libye par l’emprise de l’Etat, en Mauritanie par l’exigüité du marché .Le Maroc fait mieux que tous les autres pays , mais le secteur doit encore être revigoré pour créer des gisements d’emplois de qualité. Dans tous les pays maghrébins, et à vrai dire, arabes, le secteur privé ne s’est pas suffisamment diversifié et il n’a pas monté suffisamment dans la gamme des produits (nouvelles technologies) pour absorber des jeunes diplômés et leur offrir des salaires décents.
Ce n’est pas donc étonnant qu’on assiste à l’explosion du chômage des jeunes diplômés. Les chiffres sont éloquents : si le taux moyen de chômage général oscille autour de 14 % en Tunisie, mais 66% des chômeurs sont jeunes dont 37 % de jeunes diplômés. En Algérie la situation est pareille, et au Maroc, à peine meilleure.
Tous ces pays de l’Union du Maghreb arabe devraient créer chaque année plus d’un million d’emplois pour absorber les jeunes qui entrent sur le marché du travail : ils en créent prés d’un quart. Selon un rapport de la Banque Mondiale, la Tunisie devrait créer prés de 140.000 emplois par an, elle en crée 40.000.
La Tunisie partage donc avec ses voisins maghrébins mais aussi avec tous les autres pays arabes un problème majeur : le chômage des jeunes. Pour le stabiliser, il faudrait une croissance de 7 % en moyenne par an et pour le réduire, 10 %. C’est un défi colossal qui n’est à la portée que de quelques émirats pétroliers.
12. La soupape de l’émigration qui se ferme
Par le passé, l’émigration offrait une soupape et une opportunité. Mais, aujourd’hui les multiples cordons sanitaires des pays de l’Union Européenne rendent l’émigration périlleuse, coûteuse et incertaine. Les plus chanceux et les plus audacieux parviennent à déjouer tous les contrôles et entrer clandestinement, mais les autres jeunes sont condamnés à l’oisiveté : les Algériens les appellent les » hittites » (de Hit qui veut dire en arabe mur) : ce sont ceux qui passent leurs journées adossés à un mur en fumant une cigarette. D’autres s’insèrent dans l’économie informelle. Rien d’étonnant qu’on assiste à une « informalisation » croissante des économies maghrébines. Or, si le secteur informel constitue une échappatoire aux jeunes maghrébins et sans doute une réponse à des besoins sociaux non satisfaits en raison de la déliquescence des services publics et de l’anémie du secteur privé, il risque fort bien de saper les bases économiques et financières des Etats.
13. Une intégration régionale bloquée
Tout cela est en mettre en rapport avec l’absence de l’intégration régionale dans le Monde arabe en général, dans les pays du Maghreb en particulier. Faut-il rappeler que le monde arabe, et son Maghreb en particulier, constituent les régions les moins intégrées du monde ? A peine 10 % du total des échanges arabes, mais seulement 3.36 % du total maghrébin (2006), se font entre les pays de la zone. Or les études ont bien démontré que l’absence d’intégration régionale fait perdre à l’ensemble arabe entre 3 à 4 % du produit intérieur brut. En cas d’une pleine intégration du Maghreb la hausse combinée du PIB entre 2005 et 2015 a été estimée à 24 % pour la Tunisie, 27 % pour le Maroc et 34 % pour l’Algérie.
14. Des économies arrimées au seul marché européen
Dans tous les pays du Maghreb, au coût du non-Maghreb, s’ajoute le risque d’économies largement arrimées à un seul marché : l’UE. Cette trop grande verticalité des échanges accroît l’exposition de ces économies aux aléas des marchés européens. La Tunisie est à cet égard un cas emblématique avec 80 % de ses échanges avec l’UE. Les pourcentages sont moins importants pour le Maroc (60 %), l’Algérie 56 %.
Pour les pays arabes du Machrek, l’UE demeure le principal client et fournisseur (35 à 45 % selon les pays), mais une diversification des marchés est en cours.
15. Rente et autoritarisme
Tous les pays arabes sont, à des degrés divers, des pays rentiers. La rente peut être de nature diverses : revenus d’exportation de matières premières ou agricoles (gaz, pétrole, phosphate, potasse, minerais de fer, coton), recettes du secteur touristique, transferts des immigrés, aides internationales ou arabes, et droits de transit (le Canal de Suez). La rente peut être une aubaine quand elle est engrangée par un pays démocratique : elle est alors distribuée sous formes de services sociaux. Mais une rente captée par des régimes autoritaires produit de nombreux effets pervers : elle décourage les activités productives (puisqu’on peut tout acheter), elle sert à créer un service public pléthorique et inefficace, elle transforme la population en une population » cliente », « docile » et » peu revendicative ». Grosso modo, la rente permet aux Etats d’acheter sinon le consentement, du moins le silence, de la population.
Mais tous les pays arabes ne sont pas dans la même situation : certains sont de grands pays rentiers et disposent de réserves financières importantes, voire de fonds souverains : ce sont les pays producteurs de ressources naturelles notamment les pays du Golfe, l’Arabie Saoudite, la Libye et l’Algérie. Les autres ne disposent que des maigres rentes (transferts, aides, droits de passage, recettes touristiques). Mais tous ont développé des sociétés insatiables de consommation de produits de tout genre, mais sont restés incapables de se nourrir (puis qu’un calorie sur deux est importée)et incapables de produire un GSM, une voiture, une machine à tisser ou à fortiori un ordinateur. Ce décalage entre consommation et production explique sans doute l’incapacité de ces pays à se hisser au rang de véritables économies émergentes et par conséquent, à offrir à leurs jeunes autre chose que des besoins inassouvis.
Mais la rente n’a pas seulement pérennisé des régimes autoritaires et découragé l’esprit d’entreprise et d’innovation, elle a surtout servi à financer les multiples appareils sécuritaires censés protéger les régimes et museler les mouvements de contestation. Dans des pays comme l’Algérie ou la Libye, les pays du Golfe, l’Arabie Saoudite, la Jordanie, elle a permis aussi d’acheter des armes au-delà des besoins réels des pays pour garantir le soutien des armées aux régimes en place.
Un autre élément mérite d’être souligné. L’accaparement d’une rente importante, comme celle provenant des exportations gazières et pétrolières, autonomise les régimes rentiers par rapport à leurs critiques » extérieurs » et leurs » opposants « intérieurs ». Les acteurs extérieurs (prenons le cas de l’UE ou des Etats-Unis) ne peuvent se passer des ressources énergétiques de ces pays producteurs et ont tendance à mettre une sourdine à leurs » critiques ». Tandis que l’opposition intérieure, elle peut être facilement affaiblie soit par une » co-optation sélective », soit par une répression ciblée (contre les islamistes par exemple ou contre les organisations de défense des droits de l’homme), soit, enfin, par une ouverture contrôlée (inclusion parlementaire).
Or il se fait que la Tunisie est un petit pays rentier (transferts, recettes touristiques, aides internationales). Ainsi, à l’opposé de l’Algérie et de la Libye, cette rente de provient pas de l’exportation de ressources stratégiques, ce qui a moins autonomisé le pays des critiques extérieures et des oppositions intérieures, d’autant que a été accaparée, pour l’essentiel, par une petite élite. L’armée et le peuple en ont moins bénéficié : le budget de la défense oscille autour de 1.38 % du PIB, contre 3.29% pour l’Algérie, 3.35 % pour le Maroc et 2.15 % pour la Libye et seulement 0.67 % pour la Mauritanie. Cela a permis d’autonomiser à la fois la population et l’armée par rapport au régime. D’où la fraternisation de l’armée tunisienne avec le peuple, scénario qui me paraît exclu dans le cas libyen ou algérien ou à fortiori saoudien, où toute révolution, si révolution il y a, serait nécessairement une » révolution de palais » ou un simple » coup d’Etat militaire ».
Le coup du Maroc est plus complexe. Certes le pays dispose lui-aussi de quelques rentes (recettes phosphatières, accords de pêche, recettes touristiques, transferts des immigrés, aides internationales etc.) mais ces rentes sont loin d’atteindre les 55 milliards de $ de revenus engrangés par la voisine Algérie. Ceci explique sans doute pourquoi l’emploi public est le plus faible de tous les pays du Maghreb, accroissant l’autonomisation de la population par rapport à l’Etat. Cela ne signifie en rien qu’une révolte populaire pouvant déboucher sur une révolution soit de l’ordre du possible, car il faut prendre aussi en considération l’autre variable : la réaction de l’armée.
Certes l’armée marocaine est importante en effectifs. Mais elle n’est pas aussi gâtée que dans les autres pays pétroliers. Le Maroc consacre 3.35 % de son PIB à la défense (en raison principalement de la question du Sahara Occidentale) mais cela ne fait que 99 $ par habitant, alors qu’en Algérie, le budget de la défense par habitant est de 155 $, 127 $ en Libye, et 1436$ en Arabie Saoudite. En tout état de cause, l’armée marocaine soutient le système monarchique et il est difficile d’imaginer qu’en cas de révolte généralisée- à mon sens impensable aujourd’hui- qu’elle prendrait fait et cause pour le peuple.
A priori l’Algérie, en dépit de son régime rentier, est plus exposée à une révolte populaire. Un ancien premier ministre algérien, Ghozali, parle même du » Tsunami politique » à venir. Au Moyen-Orient, la Syrie, le Yémen, La Jordanie, l’Egypte sont fragilisées par une contestation sociale et un rejet des pratiques autoritaires. Mais ici aussi, des nuances s’imposent : il ne faut espérer que l’armée jordanienne puisse renverser la monarchie : elle est son principal soutien et la Jordanie consacre à la défense 7.17 % de son PIB, ce qui fait presque 422 $ par habitant, alors que le peuple dispose de peu de ressources. En outre, la composition de l’armée, essentiellement bédouine et jordanienne de » souche » (excluant les Palestiniens qui sont majoritaires en Jordanie des postes de commandement) immunisent la Jordanie contre toute contagion révolutionnaire. Au besoin, l’armée est prête à noyer tout mouvement révolutionnaire (Mais qui le déclencherait ? Qui l’encadrerait ?) dans le sang. En 1970, le Roi Hussein n’a pas hésité, pour protéger son trône, à lancer ses troupes contre les Fidayins palestiniens lors du fameux Septembre Noir.
Quant à l’armée syrienne, elle fait preuve depuis les années 70 d’une passivité et d’une docilité remarquables. Contrôlée par le clan Alaouite de Hafez el Assad et de son fils, Bachar, elle est aujourd’hui confinée dans les casernes. Au besoin elle est prête à servir pour écraser toute rébellion. Dans les années 80, elle n’a pas lésiné sur les moyens pour éradiquer, de manière forte, les mouvements islamistes de Homs et de Hama.
L’armée égyptienne demeure une grande inconnue. Les 3 présidents de l’Egypte post-monarchique (Nasser, Sadate et Moubarak) sont issus de ses rangs. Elle est l’objet de toutes les attentions mais elle fait peur aux dirigeants car son recrutement se fait dans les classes souvent défavorisées et elle est la seule force organisée capable de s’imposer sur la scène si la succession de Moubarak devait déboucher sur une impasse politique ou, pire, sur le chaos. Mais ce ne sera pas pour implanter la démocratie, mais pour instaurer l’ordre.
C’est aujourd’hui le Yémen qui paraît le plus fragile. Le régime doit faire face à une rébellion houthiste, aujourd’hui matée, au Nord. Et elle est exposée à un risque de scission au Sud. Sans oublier bien sûr la reconstitution des réseaux d’Al-Qaida dans les régions montagneuses et tribales. Dans ce pays l’armée est épuisée et la contestation sociale est audacieuse surtout au Sud. C’est au Yémen où les ingrédients d’une révolution populaire se trouvent réunis, mais où, paradoxalement, les intérêts géopolitiques de l’Occident sont les plus évidents. La localisation géographique du Yémen à l’entrée du Bab el Mandeb sur la Mer Rouge et les intérêts géostratégiques des acteurs extérieurs joueraient sans doute contre une révolution à la tunisienne.
Conclusion
A beaucoup d’égards, et cette analyse veut le souligner, la révolution tunisienne est originale. C’est une conjonction exceptionnelle de facteurs et d’acteurs qui l’a rendue possible : jeunesse éduquée mais aux prises avec un chômage rampant, une organisation spontanée de la révolte, un contexte économique marqué par une « croissance sans développement », un système politique sclérosé et répressif, une corruption généralisée, et un ras-le-bol général.
On trouve tous ces ingrédients explosifs dans tous les pays arabes où se multiplient les manifestations de rue contre la vie chère et le manque de liberté et de perspectives. Mais dans aucun autre pays que la Tunisie, jusqu’ici au moins, ces manifestations ont pu déboucher sur l’éviction d’un dirigeant ou sur des réformes politiques, autres que » cosmétiques ». Certes les régimes ont dû lâcher du lest sur les questions des prix, des subventions, des retraites, de l’emploi, mais les demandes politiques ont été, dans l’ensemble, écartées voire tout bonnement ignorées. Il ne peut en être autrement : on ne peut sortir une démocratie des entrailles de régimes autoritaires et une autocratie ne se fait jamais euthanasie pour se démocratiser.
Donc il ne faut pas espérer une sorte de réforme par le « haut » : les régimes autoritaires partagent une caractéristique : ils sont autistes, sourds et aveugles. Faut-il donc espérer une révolution par le » bas », comme en Tunisie ? Théoriquement c’est possible, mais l’analyse ci-dessus a montré combien les réalités des pays arabes sont différentes. Dans certains, Jordanie, Egypte, Algérie, il a une réel « risque d’islamisation » de la révolte, ce qui n’a pas été le cas de la Tunisie. Ailleurs, au Yémen ou même en Algérie, par exemple, il y a un risque de » régionalisation » de la révolte. En Syrie, l’élément clanique et sectaire pourrait jouer.
Le comportement des armées sera nécessairement différent selon les différents contextes nationaux. Dans certains pays, l’armée c’est le socle, l’ossature, le soutien ou le rempart des régimes. Dans d’autres, elle est plus au moins » autonome » par rapport aux régimes. C’est cette relative autonomie d’ailleurs qui a permis aux Tunisiens à l’armée de fraterniser avec le peuple et finalement d’en finir avec le régime de Ben Ali.
Le comportement des acteurs régionaux et internationaux est à prendre en compte. Les américains, à postériori, ont loué le » courage et la dignité du peuple tunisien ». Mais, par la voix d’Hillary Clinton, ils viennent de louer » la stabilité » du régime égyptien. Et on connait leur aide au régime d’Ali Saleh du Yémen et bien sûr leur « traditionnelle amitié » avec la Monarchie Jordanienne. Le changement de régime en Tunisie ne pose pas de problèmes géostratégiques majeurs ni à l’UE, ni à l’Amérique. Mais un changement de régime en Egypte, surtout s’il est piloté par les Frères Musulmans, produirait un véritable séisme régional. Cela vaut pour la Jordanie et pour le Yémen. Dans le cas de l’Egypte et de la Jordanie, c’est la paix avec Israël qui pourrait être remise en cause. Dans le cas du Yémen, c’est la faillite de l’Etat qui pourrait être facteur d’inquiétude. Je ne sais pas comment les acteurs extérieurs réagiraient dans le cas d’une révolte populaire en Syrie. A la limite, ils diraient que « le diable qu’on connaît est meilleur que le diable qu’on ne connaît pas ».
Il y aura du changement dans les pays arabes à coup sûr. Sous quelles formes, avec quels acteurs, avec quelle bénédiction ? Personne, à ce stade, ne peut le dire. Ce qui est certain c’est que la révolution tunisienne a fait voler en éclats plusieurs mythes notamment ceux du » despotisme intrinsèque à l’Islam » (Bernard Lewis) et de « l’exceptionnalisme arabe » censés démontrer que » Arabes et démocratie c’est une contradiction dans les termes ». Le sursaut tunisien a révélé aussi le caractère fallacieux de la déconnexion entre modernisation économique et réforme politique. Il a également démontré la vacuité des arguments constamment ressassés selon lesquels les régimes autoritaires sont les seuls à pouvoir « endiguer la déferlante islamiste » considérée comme seule alternative, défendre les intérêts géostratégiques et économiques de l’Occident, ou » faire la paix avec Israël ou au moins normaliser les relations avec lui ». Enfin, ce qui s’est passé en Tunisie a donné la preuve de l’inanité de certains axiomes tels que » Tais-toi et consomme » (shut up and consume » ou » les régimes autoritaires sont les garants de la stabilité ». Les Tunisiens nous ont montré que la consommation ne garantit nullement la docilité et qu’un « régime autoritaire est stable jusqu’au jour où il ne l’est plus ».
En définitive, la Tunisie a indiqué un chemin à suivre mais il n’est pas le seul : il appartient aux autres pays arabes de choisir leur chemin vers la démocratie, en fonction de leur histoire propre et des forces en présence.
Enfin, il ne faut pas se méprendre : nous sommes face à un « processus révolutionnaire » car la révolution tunisienne est toujours en marche : c’est donc un processus inachevé. Et il y a fort à parier que le chemin du futur ne sera pas semé de pétales de Jasmin. D’autres possibles, moins réjouissants, ne sont pas à écarter :
1. Des voisins pourraient chercher à semer la zizanie et soutenir certains acteurs (islamistes ou autres) au détriment d’autres acteurs provoquant une guerre civile ;
2. Les anciens bénéficiaires du régime Ben Ali pourraient songer à reprendre l’initiative ;
3. Les partis politiques tunisiens ne se montreraient pas à la hauteur de la tâche et confisqueraient la révolution populaire ;
4. Si les Tunisiens ne remettent pas tout de suite l’économie sur les rails, le pays pourrait sombrer dans le chaos. Dans ce scénario, l’armée, elle-même, pourrait être tentée d’instaurer » un régime militaire ».
Le pire qui puisse dés lors subvenir est que la révolution tunisienne « accouche d’une souris », et avorte, ou que des » partis religieux » ou des « acteurs régionaux » tentent de la confisquer à leur seul profit, ou simplement de la faire avorter.
Si ce scénario cauchemardesque devait se réaliser, alors la révolution tunisienne produirait un « effet repoussoir » dans tout le monde arabe accréditant la thèse des régimes pour lesquels » l’Etat fort est préférable à l’anarchie ».
Bichara Khader, directeur Cermac UCL