Chaque jour, la peur recule, l’inquiétude s’atténue, la méfiance s’émousse tandis que des idées encore floues se mettent en place, des opinions s’ordonnent et des avis se croisent, engendrant des questionnements sur notre présent, des retours sur les événements depuis l’immolation de Mohamed Bouazizi jusqu’à la folle journée du 14 janvier. Entre l’information immédiate qui se bouscule et nos discussions passionnées, notre passé immédiat apparaît jalonné de trous noirs comme notre histoire récente et lointaine pleine de faits connus apparaît comme incomprise dans sa longue durée et coupée du réel qui nous envahit. Dans la houle de faits et d’événements qui nous submerge, nos consciences sont ébahies par notre jeunesse et son potentiel de vie, éblouies par le courage des hommes et des femmes, touchées par le bon sens contestataire des enfants. Notre existence publique bâtie sur des habitudes professionnelles perfusées de léthargie et des pratiques administratives que le temps a fini par enkyster dans notre cortex individuel et collectif était consolée par des satisfactions personnelles limitées, une créativité artistique contenue, des textes timides et pas discutés, des rencontres surveillées, une production culturelle vaillante mais non épanouie. Cette vie ressemble aujourd’hui à une hibernation qui nous a conservés vivants, dans quelques niches, mais nous laisse lents à nous décongeler, indolents et mous, assommés et engourdis, inaptes à nous mêler encore à cette onde qui enfle et grossit.
Il nous faut du temps pour accéder à la chaleur qui nous irradie, pour nous pénétrer des énergies du soleil que nous arrivons à percevoir, pour secouer une léthargie aujourd’hui métabolisée, pour comprendre les raisons du long silence que l’on a vécu et entretenu, pour déchiffrer les étapes qui nous ont conduits à accepter ce qui nous semble tout d’un coup inacceptable. Nous avons beaucoup à faire pour démêler toutes les accumulations nocives, pour assainir nos réflexes, pour guérir les plaies de nos institutions, pour assimiler les nouvelles graines que nous voulons semer, pour habiter la maison qui subsiste sous les décombres de l’ancienne, démolie par ce tremblement de terre béni mais dont nous devons récupérer le bon et le sain, extirper ce qui est avarié, abimé, détérioré. Toutes les morts qui ont suivi celle de Bouazizi ont détruit la maison Tunisie mais dans le ciment qui entretenait un semblant de vie collective, dans l’enduit où se dessinait un simulacre de citoyenneté, dans la peinture d’un faux-semblant de démocratie, dans un fac-similé de prospérité, dans le décor d’une richesse de façade.
En attendant de nous remettre de notre émotion, de nous dégeler, de nous défaire de nos mutismes, de prendre la mesure de notre absence aujourd’hui, de participer pleinement à cette vague salvatrice, d’exercer chacun de sa place et à sa place le rôle qui lui incombe à l’avenir, des Tunisiens ont pris les rennes de l’urgence, se sont mis au travail sur les décombres, apportent leur contribution à cette première phase d’une reconstruction qui promet d’être longue et difficile, d’un rétablissement lent et progressif.
Donnons à ces « urgentistes » le temps de travailler pour nous donner le temps de réaliser ce qui nous arrive. Donnons leur le temps d’agir pour réinvestir un lien social que l’on a eu le bonheur de découvrir pas mort, de réagir au jour le jour aux dysfonctionnements d’une communication encore trébuchante devant la liberté retrouvée, de pointer les injustices criantes qui empoisonnent notre vie sociale, de rebâtir les lieux du quotidien où va se communiquer le calme nécessaire à la reprise. Laissons-nous le temps de retrouver en nous et entre nous la confiance nécessaire pour reprendre l’activité économique qui nous lie au monde, pour réanimer la vie scolaire et universitaire qui tranquilliserait nos foyers demandeurs de savoir, pour commencer à vivre dans nos familles, nos bureaux, nos transports la diversité, la fluidité et la consistance qui font toute vie collective. Donnons-le temps à ces « pompiers » valeureux qui se sont jetés dans l’incendie d’extraire les dernières braises, de nettoyer ce qui risquerait de s’embraser, pour que d’autres Bouazizi soient épargnés et pour que l’on commence à jouir de la beauté de ce qui nous arrive afin de le réinvestir dans une sérénité partagée.
Kmar Bendana est professeur d’histoire à l’Université de la Manouba (Tunisie).
Ses travaux portent sur l’histoire culturelle et l’histoire des intellectuels en Tunisie aux XIXème et XXème siècles.
Elle est membre du comité de rédaction de la revue IBLA (Institut des Belles Lettres Arabes) et chercheur associée à l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC) à Tunis.
Kmar Bendana, professeur d’histoire contemporaine contemporaine, Université de la Manouba 1.