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Retour de Tunisie

Après un court séjour dans ce pays, que dire de la situation, des causes profondes du soulèvement et de l’avenir. La première impression en arrivant pour la première fois après la révolution « du 14 janvier » dans ce pays où j’ai vécu et que je fréquente assez régulièrement peut se traduire par les traits dominants suivants :


– une fantastique volonté de s’exprimer et de profiter pleinement de cette libération de la parole ;
– une anxiété face à l’avenir aujourd’hui incertain alors qu’il fut si longtemps prévisible dans la sécurité mais aussi la contrainte ;
– une formidable aspiration à une situation socio-économique meilleure ;
– une grande fierté d’avoir été ainsi à l’avant-garde de la libération arabe ;
– une très grande déception face à l’attitude de la France jugée fidèle à sa compromission avec l’ancien régime, au-delà de l’acceptable, et incapable e comprendre les enjeux ;
– une forte résignation vis-à-vis de l’UE manifestement pas consciente de l’importance des défis et des besoins à court terme.

Si chacun en Tunisie s’exprime, du chauffeur de taxi à l’employé de banque, sans omettre l’universitaire et l’ancien ministre, c’est pour dire sa foi en l’avenir et sa fierté d’être tunisien, à la pointe du progrès démocratique dans le monde arabe, mais aussi pour faire partager ses craintes face à :
– une insécurité jugée inquiétante,
– un gouvernement soupçonné de soumission aux tenants de l ‘ancien régime,
– des actions de destructions imputées aux hommes de main de l’ancien régime ou aux voisins régionaux,
– une absence de progrès immédiats.

Il est bien difficile dans tout cela de faire la part des rumeurs et des fantasmes. L’instrumentalisation est partout et multiforme, de l’attribution du meurtre de ce prêtre en février aux islamistes avant d’en découvrir le mobile crapuleux en passant par les doutes entretenus sur le devenir des membres des familles Ben Ali et Trabelsi supposés détenus, mais vis-à-vis desquels courent toutes les hypothèses.

Il est certain que ce type de situation est assez courant, historiquement, dans le prolongement des révolutions. Il est aussi la conséquence de la liberté d’expression et d’informations : les faits divers sont aujourd’hui connus et les avis divergents peuvent s’exprimer. La société découvre la nécessite de filtrer, évaluer, critiquer des informations multiples alors qu’elle était habituée à se voir imposer un politiquement direct sans remise en cause possible.

L’impression dominante est donc celle d’une très grande incertitude. Rien n’est gagné alors que tout à chacun s’emploie à faire preuve d’optimisme.

Il convient de revenir sur les causes de ce soulèvement.

Elles sont prioritairement économiques. Depuis les années 90, la situation s’est lourdement dégradée tout au moins dans les réalités quotidiennes observables. Le coût de la vie a augmenté mais les salaires n’ont pas suivi. Il s’en est suivi une perte de pouvoir d’achat sensible, au moins des salariés [1] . Les Tunisiens ont été appelés, pour survivre, à adopter deux, puis trois « boulots » tandis que d’autres exerçaient l’art du bakchich voire du racket. Dans le même temps, l’extorsion de fonds et la confiscation de biens conduites par les proches du pouvoir touchaient une autre partie de la société. Le chômage et le mal vivre généralisés ont rendu insupportable le système politico-économique et ont libéré les forces du soulèvement.

La revendication de dignité est venue après, dans une démarche d’ailleurs un peu dérangeante comme s’il était plus honorable, notamment aux yeux du reste du monde, de revendiquer une certaine dignité plutôt que de se battre pour survivre.

Il est vrai aussi que la mise en avant de la revendication de dignité est jugée plus acceptable par les tenants de l’ancien régime qui peuvent ainsi s’affranchir d’une partie de leur responsabilité en rejetant l’essentiel sur les dirigeants coupables d’avoir imposé un système autoritaire tandis que les subalternes ne s’interrogent plus sur leurs erreurs de politiques économiques et sociales.

Mais c’est aussi plus confortable pour les Occidentaux qui peuvent imaginer que la réponse se cantonnera exclusivement dans l’application de la bonne gouvernance sans avoir besoin de « mettre la main au portefeuille ».

Mais, quand les « manants » du Sud et de l’Ouest de la Tunisie ont marché sur Tunis puis s’y sont installés, ils ont aussi fait apparaître une fracture jusqu’alors en partie cachée, entre monde urbain et monde rural. La société tunisoise supporte mal ces manifestants venus d’ailleurs qui campent à Tunis avec des comportements jugés déplacés et excessifs, tandis que ces jeunes découvrent combien est grande la différence de développement et d’équipements des grands centres urbains comparés à ceux qu’ils connaissent dans les zones rurales.

La société tunisienne ne croit plus aux discours, elle se méfie de ses dirigeants, elle n’a plus confiance. Cette défiance, cette suspicion est maintenant installée. Elle sera longue à résorber. Pour l’instant, les manifestants veulent des « preuves » tangibles.

Le chef du gouvernement était ainsi excessivement contesté, il n’a pas su établir cette confiance à laquelle aspire toute la société tunisienne. La présence, encore importante, des responsables administratifs nommés par le régime précédent, le parachutage de dirigeants inconnus venant de l’étranger dont les liens avec ce même régime est avéré, ces « retours d’exil »aux agendas peu clairs et ces acteurs de composantes, intérieures, concurrentes et éclatées, plus particulièrement préoccupés par leurs avenirs personnels, ne contribuent pas à apaiser les suspicions.

La situation est donc tendue et explosive.

C’est dans ce contexte que M. Caïd Essebsi prend les fonctions de Premier ministre, le 27 février.. Cet ancien ambassadeur et ancien ministre est un homme auquel son grand âge confère une très grande expérience sans lui enlever une pugnacité et une hauteur de vue rares. Il détient des qualités exceptionnelles de détermination, d’attachement à la défense des intérêts de son pays et de compétences internationales remarquables.

Il s’engage dans une tâche lourde et délicate au service de son pays mais sera inévitablement contesté. A commencer sans doute par la jeunesse qui ne se reconnait pas dans cette figure respectable mais âgée, et qui exige du souffle nouveau dans la vie politique tunisienne à reconstruire.

Dans cette période agitée et troublée la règle, c’est la revendication. Chacun voit son intérêt immédiat : l’esprit de vengeance est présent, le désir de revanche est perceptible … Tout se sait en Tunisie et la société est extrêmement vigilante au risque de se faire confisquer « sa révolution ». Ses craintes ne sont pas infondées. Des ennemis de la « révolution du 14 janvier » rodent en Tunisie comme autour. Cette suspicion généralisée nuit fortement au redémarrage du pays.

Il appartient aux Tunisiens, et à eux seulement, de se déterminer. Ils en ont les moyens et les capacités. Aucune ingérence n’est légitime ni acceptable. Souhaitons que le nouveau Premier ministre sache conquérir la confiance de son peuple, répondre à ses attentes notamment en matière de transparence et de liberté vis à vis des pressions des tenants de l’ancien régime et enfin sache rassembler les forces vives pour relancer l’économie.

Il me semble important d’être optimiste, de faire confiance aux Tunisiens et de le leur dire. Nous devons être à leurs côtés pour que la Révolution du 14 janvier 2011 réussisse et génère une meilleure qualité de vie au profit des citoyens de ce pays. Pour cela il faut être à leur écoute et se tenir prêt à répondre à leurs attentes. C’est bien sûr notre intérêt aussi car après tout nous sommes « voisins ».

[1 Stratégie de réduction de la pauvreté -Etude du phénomène de la pauvreté en Tunisie – PNUD juillet 2004 : « La timide reprise de l’appréciation réelle des salaires réels minimum entamée depuis le début des années 90 n’arrive pas à résorber le gap enregistré : les salaires réels évoluent à un rythme inférieur à celui du PIB/Tête »

Jean-François Coustillière, Consultant indépendant associé au groupe d’analyse de JFC Conseil et Membre du Comité scientifique de confluences Méditerranée.

4 mars 2011