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Sombres perspectives pour l’Europe et l’Euro ?

Même dans ses émissions politiques réputées, la télévision a tendance à privilégier l’écume des faits au détriment des analyses de fond. Ce n’est donc pas là que le citoyen de base trouvera de quoi asseoir son opinion sur les quelques sujets centraux de la période. En revanche, une partie de la presse écrite offre de quoi réfléchir à qui veut vraiment s’informer : la note qui suit a été rédigée après lecture de quelques textes parus récemment à propos de la crise dans la zone Euro. Cette crise européenne affecte la Méditerranée, directement puisque certains pays de la rive nord sont dans l’œil du cyclone, mais également indirectement car l’enfoncement dans la crise pèse également sur les perspectives financières de la coopération euro-méditerranéenne déjà très ralentie par les atermoiements politiques.

1. Les économistes excellent dans l’explication du passé, mais sont beaucoup moins à l’aise – c’est une litote ! – lorsqu’il s’agit d’éclairer le futur. Pourtant, il arrive que certains d’entre eux, reconnus par leurs pairs du « cercle de la raison économique », nous disent, en creux, la vérité des désastres à venir [1]. À la différence des défenseurs habituels du libéralisme économique, ils ne le font pas en appelant seulement à une réduction drastique des déficits publics et à une « politique de l’offre » réduite au démantèlement du droit du travail. Leurs constats et leurs propositions sont plus ambitieux en ce qu’ils s’attaquent au défi central du moment : celui de la cohérence du dispositif et du niveau (européen) où devraient être conciliés restauration des finances publiques et croissance créatrice d’emplois. Pour sauver la zone Euro, leurs analyses concluent à l’urgence d’un saut fédéral dont ils dessinent les contours. Il suffit de confronter ce qu’ils proposent au type de compromis auquel François Hollande et Angela Merkel pourraient parvenir pour prévoir, hélas, qu’un approfondissement de la crise est devant nous.

2. La plupart des observateurs ont déjà dessiné le périmètre possible de ce compromis. Comment, réclamé par la France, le complément « croissance » du traité budgétaire pourrait-il se traduire concrètement ? Sont le plus fréquemment évoquées : une recapitalisation de la Banque européenne d’investissement (BEI), une utilisation plus dynamique des Fonds structurels européens, l’émission de project bonds [2] européens dont le produit serait affecté à des investissements d’avenir… Comment, du côté allemand où l’obligation du retour à l’équilibre budgétaire constitue une ligne rouge infranchissable, les concessions possibles sur le « volet croissance » peuvent-elles se concevoir ? L’émission de project bonds n’est toujours pas envisageable à ce stade, et le débat sur les questions centrales de leur garantie comme de leurs montants n’est même pas ouvert. En revanche, les déboires électoraux des chrétiens-démocrates valant appel à la raison, des voix se font entendre outre-Rhin qui auraient été impensables il y a quelques mois : les uns évoquent des augmentations de salaire significatives, d’autres l’acceptation d’un taux d’inflation sensiblement supérieur à celui des pays d’Europe du Sud, le tout modifiant les rapports de compétitivité dans l’Union et contribuant ainsi à un meilleur partage de la croissance en son sein. Pour aider à une évolution de la position allemande, le fait que le traité budgétaire n’a pas encore été ratifié par la France constituerait une pression bienvenue dans le même sens.

Ce schéma n’est pas sans cohérence, à la fois formelle, mais aussi politique : une fois de plus, on sortirait par le haut d’une crise européenne. Et, de fait, un répit pourrait être obtenu, mais peut-on croire qu’au delà des « illusions politiques » sur lesquelles surfent les dirigeants, les données structurelles qui sous-tendent la crise auront été modifiées réellement ? C’est ici que les analystes évoqués plus haut, tous économistes orthodoxes, font entendre leurs critiques et avancent des propositions autrement plus ambitieuses.

3. Jean Pisani-Ferry rapproche deux grandeurs qui doivent l’être : d’un côté les quelques dizaines de milliards d’euros de project bonds que l’on pourrait réunir au mieux, de l’autre un PIB d’ensemble s’élevant à 12.600 milliards d’euros. C’est dire que l’effet d’entraînement d’une telle intervention serait quantitativement très faible. Il ne faut pas négliger, en outre, que le principe même de cet instrument n’est pas encore acquis, et que, le serait-il, la mise en œuvre des actions ne serait pas instantanée ! Quant aux fonds structurels européens non utilisés, autre ressource souvent citée comme pouvant être mobilisée, ils représentent peu de chose : quelques dizaines de milliards d’euros. Enfin, elle aussi réclamée, l’augmentation des ressources de la BEI ne pourrait pas pour autant atteindre un niveau réellement significatif : doublée, son intervention annuelle ne représenterait encore qu’à peine 1% du PIB européen [3]. De leur côté, Pascal Lamy et Jacques Attali soulignent que si l’intervention de la Banque centrale européenne a apporté un répit bienvenu, les limites des opérations qui lui sont ouvertes dans le cadre existant sont évidentes. Ils soulignent également que les pays sont voués à une croissance faible, car le contexte fait que « la relance ne peut venir ni de la demande, ni de l’investissement privé, ni de la commande publique ». Soumise à des tendances centrifuges, confrontée à la montée des populismes, la zone euro serait vouée tôt ou tard à disparaître. Pour les auteurs cités, s’apparente donc à un cautère sur une jambe de bois le compromis auquel la différence des situations et la divergence des points de vue nationaux pourrait permettre d’aboutir.

4. Selon ces mêmes auteurs, la disparition de l’euro, avec ses effets imprévisibles, ne pourrait être évitée que par un changement drastique de paradigme, avec un saut fédéral pleinement assumé. Car ce qui est en cause, pour reprendre l’expression de J.Attali et de P.Lamy, ce sont « les coûts de la non-Europe ». Concrètement, les deux préconisent une mutualisation d’une partie de la dette du passé des pays de la zone, la poursuite des réformes structurelles (une certaine « politique de l’offre » continuant à s’imposer), l’émission de project bonds (la « bonne dette » sera génératrice de revenus futurs). Carburants de projets d’avenir et d’une croissance saine, ces project bonds devraient atteindre un volume estimé à plus de 1000 milliards d’euros pour que leur impact soit réel ! L’importance du chiffre dit tout de suite qu’à structure institutionnelle inchangée, l’objectif est politiquement inatteignable : l’inégale solvabilité des Etats membres de la zone euro ferait pesait toujours et encore peser l’essentiel du risque sur les « bien-portants », pour faire court : essentiellement l’Allemagne.

La voie à laquelle pense Jean Pisani-Ferry s’inscrit dans la même logique. Partant du constat qu’avec la fragmentation du marché des capitaux vers quoi l’on glisse, la zone euro perdrait beaucoup de sa raison d’être, le saut qualitatif qu’il juge nécessaire devrait viser à une certaine mutualisation des dettes souveraines et à des décisions concernant le système bancaire : une « union bancaire » (à construire) aboutirait à la mise en commun d’une assurance des dépôts, cependant qu’une supervision d’ensemble du système serait instaurée, avec la mise en place de mécanismes de résolution des crises de liquidités. A ces réformes structurelles devrait bien sûr s’ajouter une coordination délicate des politiques économiques où l’on jouerait sur une différenciation intra-zonale des efforts budgétaires, des taux d’inflation acceptables, des hausses de salaires à promouvoir…

Telles qu’elles sont envisagées, ces réformes fondamentales de l’ordre économico-financier soulèvent plusieurs questions. D’abord celle des exigences démocratiques auxquelles devrait répondre le futur système. Puis celle de sa « faisabilité politique », à savoir la possibilité concrète de son adoption compte tenu de la configuration actuelle des pouvoirs dans l’Union. En dernier lieu, au cas où elle aboutirait cependant, certains risques inhérents à « l’avancée » proposée ne devraient pas être ignorés.

5. Requis démocratiques : il est impensable qu’un dispositif aussi ambitieux puisse voir le jour sans un saut institutionnel de grande ampleur. Le montant des projets bonds nécessaires pour une impulsion significative de la croissance fait qu’il devrait être gagé par un budget fédéral européen d’un volume proportionnellement significatif. Si ce n’était pas le cas, on retomberait dans l’impasse évoquée plus haut où seuls certains pays (et l’on sait qui), seraient garants de la bonne tenue de l’échaffaudage. Or, cela ne pourrait être envisagé de manière réaliste. Pour le saut fédéral souhaité, sont alors évoqués deux changements majeurs. En premier lieu, pour « crédibiliser » et alimenter le budget commun, il faudrait accepter le transfert d’un point de TVA, prévoir le produit d’une taxe carbone et celui d’une taxe sur les transactions financières. En second lieu, la constitution d’un nouvel appareil institutionnel sera indispensable pour piloter démocratiquement des innovations aussi substantielles. Pour faire émerger ce dispositif, P.Lamy et J.Attali prévoient un processus certes démocratique, mais dont la lourdeur opérationnelle effraie : une première réunion rassemblerait des parlementaires européens des seuls pays de la zone euro ; leurs délibérations devraient dégager un chemin fédéral à suivre avant les prochaines élections européennes ; sur cette base, des « Assises sur l’avenir de l’Europe à partir de la zone euro » verraient des délégations du Parlement européen et des Parlements nationaux mettre en place un « fédéralisme de nécessité ».

6. Faisabilité politique : avant même de s’interroger sur la portée opérationnelle de ce « fédéralisme de nécessité », la question se pose de savoir s’il a au moins des chances d’être inscrit (proposé par quels responsables européens ou nationaux ?) sur l’agenda politique de la zone euro. L’essoufflement de la « méthode Monnet » est patent depuis plusieurs années. Les « non » à différents référendums ; le développement de l’« intergouvernemental » ; la montée des crispations et des replis nationaux ; le désarroi de sociétés qui associent leurs difficultés aux promesses non tenues de « Bruxelles »… : tous ces éléments font que l’on imagine mal les dirigeants politiques en place oser proposer un projet européen aussi novateur sur plusieurs plans. On peut objecter qu’en Europe, l’on a toujours procédé par blocages et rebonds, et qu’aujourd’hui l’ampleur des périls appelle un déploiement inédit des volontés. Mais ici, l’adversaire est trop flou pour que la profondeur du désastre ne désarme pas les plus intrépides.

7. Interrogations : Pour être ambitieuse en ce qu’elle toucherait simultanément à l’économique, au financier et à l’institutionnel, l’avancée néo-fédéraliste laisserait dans l’ombre des questions débordant celle de son acceptabilité politique immédiate. Tout d’abord, même si une soudaine convergence des volontés en crédibilisait le projet, sa mise en place concrète demanderait de longs délais pendant lesquels l’atonie de la croissance ne serait pas substantiellement modifiée. Certes, l’affichage d’une vraie détermination collective aurait déjà une influence stabilisatrice bénéfique sur les marchés financiers. Mais pour ce qui est de la croissance elle-même et des impulsions attendues des nouveaux « instruments fédéraux », on voit bien que les délais touchant à leur utilisation effective demeureraient beaucoup trop longs par rapport aux urgences du terrain et aux besoins d’une relance de grande ampleur.

Pour être fortes, les interrogations qui précèdent se situent dans une optique globalement bienveillante. S’expriment par ailleurs des réserves plus essentielles. Elles émanent par exemple d’auteurs critiques de la recherche à tout prix d’une croissance indifférenciée. Parmi eux, les promoteurs d’un appareil de mesure plus sophistiqué que le simple PIB font valoir que la relance promue dans le cadre envisagé ne permettrait pas d’amorcer les changements de structure de la production que la crise écologique comme la crise sociale rendent indispensables. Ils mettent aussi l’accent sur d’autres effets pervers du dispositif. Jean Gadrey [4] voit ainsi dans le financement solidaire des « investissements publics stratégiques » l’équivalent pour les grandes entreprises privées de ce que fut le déversement de liquidités, au début de la crise bancaire, sur les établissements de crédit. Les emprunts étant effectués sur les marchés, la puissance de ces derniers n’en serait pas réduite et l’engagement européen solidaire n’aurait toujours, en dernière analyse, que la garantie du contribuable. C’est en conséquence sur une autre voie qu’il faudrait orienter le système : des investissements écologiques et sociaux financés à des taux très bas grâce à l’intervention de la BCE, un financement direct de l’excès de dette des pays les plus en difficulté par cette même BCE…

On en revient encore et toujours au « pacte budgétaire » et aux conditions de sa mise en œuvre, dont les moins extrémistes des responsables politiques sont chaque jours plus nombreux à dénoncer les effets contre-productifs. Ainsi, se référant à une observation de The Economist qui est pourtant peu suspect de dérive gauchiste, Bruno Amable [5] affirme qu’il y a « une alternative à l’austérité, c’est moins d’austérité, et même pas d’austérité du tout ». Ne voyant aucune justification strictement économique à l’interdiction d’une politique budgétaire plus active, il s’interroge in fine sur les vraies finalités cachées du pacte budgétaire. Ce pacte ne servirait-il pas, en dernière analyse, qu’à « imposer, par des moyens non démocratiques, des « réformes structurelles » que les populations européennes refuseraient probablement si on leur demandait leur avis » ?

Les conditions politiques ne sont pas (pas encore ?) réunies pour qu’on s’engage dans l’une ou l’autre des voies évoquées : soit un « fédéralisme de nécessité » (qui viserait simultanément à une double relance : de l’Europe communautaire et d’une économie libérale sans entraves) ; soit une approche en rupture élargissant la gamme des instruments d’intervention et d’orientation de l’économie aux mains de la puissance publique. Non seulement ces deux voies sont également bouchées, mais le champ dans lequel François Hollande va devoir combattre pour obtenir des mesures additionnelles en faveur de la croissance se révèle étonnamment étroit : la prise de position du ministre allemand des affaires étrangères, ce jour, a la netteté d’un couperet lorsqu’il rappelle l’orthodoxie qui a présidé au « pacte budgétaire » et doit continuer à s’imposer [6].

[1Pascal Lamy et Jacques Attali : Construisons une Europe de la relance ! IL faut activer le levier du fédéralisme (Le Monde, 9 mai 2012). Jean Pisani-Ferry : Ce n’est pas le moment d’être normal (Le Monde, 15 mai 2012).

[2A distinguer des euro obligations : celles-ci sont des titres dont l’émission serait faite et garantie collectivement par les Etats de la zone, et dont le produit serait affecté au financement (partiel) des dettes souveraines dans des conditions plus avantageuses que celles du marché. Emis dans des conditions analogues, les project bonds se verraient, eux, affectés exclusivement à projets dits d’avenir (dans l’énergie, les nouvelles technologies…).

[3Charles Wyplosz : Les politiques d’austérité sont des échecs, mais la relance est aussi une voie délicate (Le Monde, 19 mai 2012).

[4Par exemple Jean Gadray : « La croissance ne reviendra sans doute jamais », Mediapart, 19 mai 2012.

[5Bruno Amable : Retour sur le pacte budgétaire, Libération, 22 mai 2012.

[6Guido Westerwelle : Un pacte de croissance, sans dépenser davantage, est possible en Europe, Le Monde, 24 mai 2012.

Robert Bistolfi, membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée.

7 juin 2012