Les mots nous cachent les choses. Comme on les utilise sans vraiment réfléchir à leur sens, on n’oublie qu’ils ne sont que des approximations pour tenter de saisir une réalité toujours en perpétuel mouvement. Quand, par exemple, on parle de puissance, le terme connote aussitôt une capacité de s’imposer par la force sans qu’on imagine d’emblée qu’elle puisse être faible, illusoire, fragile ou… impuissante. Et ce d’autant plus qu’on a tendance à réduire cette notion à sa seule dimension militaire en gommant toutes les autres: économique, financière, démographique, culturelle et politique. Ce à quoi il faut ajouter l’essentiel: l’intelligence des hommes ou son contraire.

L’histoire contemporaine abonde d’exemples de puissances qui se sont empêtrées dans des configurations singulières où les moyens militaires qu’elles ont engagés ne servent très vite plus à rien. Après avoir envoyé l’armée des Etats-Unis envahir l’Irak au mépris du droit international, Georges W. Bush parade le 1er mai 2003, sur le porte-avions Abraham Lincoln, pour proclamer sa victoire. Belle victoire en vérité… effondrement de l’Etat irakien, chaos politique, délitement sociétal et des morts par centaines de milliers! A Suez, en novembre 1956, trois puissances déferlent sur l’Egypte. La victoire militaire est rapidement acquise. Résultat : une piteuse retraite et un échec politique retentissant. Ou encore, l’Amérique au Vietnam, la France en Algérie, l’Union soviétique en Tchécoslovaquie ou en Afghanistan… Bien sûr, les contextes de ces différentes séquences sont très différents mais, à un moment ou à un autre, il faut bien constater la défaite (politique) du vainqueur (militaire) qu’il ait agi de manière unilatérale ou à la demande d’un gouvernement…

Ce qui se joue aujourd’hui au Moyen-Orient peut relever à terme de scénarios analogues. Depuis son intervention militaire de septembre 2015, officiellement à la demande de Damas, la Russie est (re)devenue une puissance incontournable au Moyen-Orient. Mais, en même temps, elle risque d’être empêtrée dans un conflit où, pour le moment, elle se montre incapable de dégager une issue politique. Comme à Genève, les négociations poursuivies à Astana et à Sotchi sont dans l’impasse. Et on ne doit pas oublier que son actuelle position de puissance est largement due au retrait, pour ne pas dire à la débacle, des Occidentaux qui n’ont plus la volonté de peser sur l’issue de cette guerre. Les Etats-Unis avec Obama se sont largement retirés de la région et ont montré en août 2013 qu’ils n’interviendraient pas militairement en Syrie. Et, pour d’autres raisons, l’administration Trump a suivi le même chemin… Quant aux Européens, englués une fois de plus dans leurs interminables tergiversations, ils ont tout simplement disparu de la scène. La Russie a donc avant tout profité d’un vide politique et militaire dans lequel elle s’est engouffré. Son objectif n’est pas de s’installer en Syrie mais bien de s’affirmer sur la scène internationale. A terme, son bilan pourrait se révéler bien plus mince qu’on ne le croit. D’autant que le régime de Bachar al-Assad n’entend rien céder sur le plan politique. Si celui-ci apparait désormais comme un acteur faible à côté du fort, l’obsession existentielle du faible peut paradoxalement lui permettre de s’imposer au fort qui n’a pas non plus de moyens illimités. Le produit intérieur brut de la Russie, comparable à celui de l’Espagne ou de l’Australie, est plus de dix fois inférieur à celui des Etats-Unis ou de l’Union européenne.

L’engagement de l’Iran souffre de contradictions encore bien plus fortes. Avec des objectifs très différents de ceux de la Russie, Téhéran cherche à imposer son influence sur la Syrie et la région dans une perspective de long terme. Mais il se trouve empêtré tant ses marges de manoeuvre sont limitées puisqu’il lui faut compter avec Moscou et Ankara sans négliger Damas tout en prenant garde aux réactions de Tel Aviv aveuglément soutenu par Washington. Et si l’Iran a aussi bénéficié d’un vide occidental venu s’ajouter à l’effet d’aubaine historique que fut l’écrasement du régime de Sadam Hussein par le «Grand Satan», la configuration actuelle devient de plus en plus tendue avec le retrait unilatéral des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire et l’imminente aggravation des sanctions. Son économie est au plus mal. Le rial s’effondre et avec lui le pouvoir d’achat des Iraniens contraints de subir, une nouvelle fois, un contexte international hostile. Si l’Iran est donc bien aussi une puissance empêtrée, la Turquie l’est tout autant. Son intervention militaire contre les Kurdes de Syrie se heurte à bien des obstacles tandis que son économie est en train de vaciller: la livre a perdu la moitié de sa valeur en quelques semaines, l’inflation est à deux chiffres et les investisseurs se dérobent… Dans une certaine mesure, cette logique s’applique aussi à l’Arabie saoudite et aux EAU dans leur intervention militaire massive au Yémen même si leurs ressources économiques et financières paraissent solides. En demeurant focalisés sur le militaire, ces Etats sont eux-aussi empêtrés, et donnent l’impression de ne plus voir où sont les véritables intérêts.

Sans règlement politique juste et équilibré, les victoires obtenues par la force brute ne sont finalement que destructions, dévastations et amas de ruines. Les victimes civiles se comptent par milliers, dizaines de milliers, centaines de milliers et, en plus de ces morts innocents, il y a ceux qui sont blessés, mutilés ou handicapés. Quant aux autres, ceux qui ne sont pas atteints physiquement, ils demeurent meurtris, humiliés, frustrés surtout quand ils ont été contraints de s’arracher à leurs foyers pour devenir des déplacés ou des réfugiés. Tous ceux-là n’oublieront jamais ce qu’ils ont subi. Leurs légitimes ressentiments sont autant de germes de confictualités à venir. Sans passage au politique ces «victoires» militaires ne sont que des défaites différées.

Jean-Paul Chagnollaud
Professeur émérite des Universités, président de l’iReMMO

 

Article paru dans L’Orient Le Jour, le 20 octobre 2018.

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