La proposition du ministre russe des affaires étrangères de placer les armes chimiques sous contrôle international pour les neutraliser semble soudainement changer la donne de la crise syrienne, alors qu’en réalité les fondamentaux sont toujours là.

Depuis le début de la révolte en Syrie, les capitales occidentales n’ont cessé de tergiverser sur la nature de l’aide à apporter à l’opposition syrienne, sur la création de zones d’interdiction aériennes, sur les réactions à avoir au moment des premières utilisations d’armes chimiques…

A chaque nouveau drame, le scénario fut toujours à peu près le même : des discours fermes suivis aussitôt du report de toute action concrète. Qui, par exemple, en dehors des Syriens, se souvient de l’indignation considérable que déclencha, en mai 2012, le massacre d’une centaine de personnes perpétré à Houla par les forces du régime ? La France avait même voulu saisir le Conseil de sécurité. Et pourtant rien ne se passa.

LES FAMEUSES LIGNES ROUGES

Peu à peu, on s’est comme habitué et donc résigné à la longue litanie des drames pourtant plus poignants les uns que les autres. La rapide dégradation de la situation en Syrie a provoqué un chaos dans lequel des djihadistes de toute tendance se sont aussitôt engouffrés au point d’apparaître, au moins dans l’imaginaire occidental, comme les principaux acteurs de cette révolte.

Dès lors, cela fournissait aux Occidentaux un puissant motif pour ne rien faire, puisque toute initiative ne pourrait servir qu’à ces dangereux extrémistes. Le cercle vicieux était en place : l’inaction renforce les islamistes radicaux et leur présence légitime l’inaction…

Comme pour se donner bonne conscience, les Etats-Unis ont alors évoqué, avec une apparente fermeté, ces fameuses lignes rouges concernant l’utilisation des armes chimiques. Quelque temps plus tard, ces armes furent pourtant utilisées, mais le président Obama s’est contenté de mettre en garde contre « toute décision hâtive » d’intervention… Et donc, encore une fois, rien ne se passa.

Le massacre chimique du 21 août a brutalement replacé les puissances occidentales devant leurs responsabilités, car personne ne peut sérieusement douter qu’il soit l’œuvre du régime. Compte tenu de ce qu’on vient de rappeler, rien d’étonnant à ce qu’elles aient à nouveau tergiversé encore et encore.

Londres, d’abord, qui s’est finalement retiré parce que David Cameron s’est heurté au refus d’un Parlement encore traumatisé par le mensonge d’Etat de Tony Blair ; Obama, ensuite, qui consulte son Congrès, alors qu’il n’y est pas tenu juridiquement, et, enfin, Paris, qui, avec une certaine constance, doit s’adapter sans cesse à ces nouvelles péripéties sur lesquelles il n’a aucune prise.

Ces ambiguïtés et ces incertitudes sont aussi apparues dans la formulation même des objectifs annoncés. On a parlé successivement de « coup d’arrêt », de « dissuasion », de « coup de semonce », ou encore de « punition ». C’est ce dernier terme qui s’est finalement imposé. Or ce terme, « punir », n’a guère de sens en droit international en dehors du cadre des juridictions pénales, à commencer par la Cour pénale internationale qui est compétente pour juger des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre.

INDÉTERMINATION CHRONIQUE

Hormis le cas de légitime défense, le recours à la force n’est possible que sur la base du chapitre VII de la Charte des Nations unies lorsque la paix et la sécurité sont menacées. On aurait pu soutenir qu’elles le sont ici. On a préféré faire référence à cette improbable « punition ».

Dans ce contexte d’indétermination chronique, la proposition russe est particulièrement habile. Elle consiste à donner raison aux Occidentaux dans leur condamnation des armes chimiques tout en réussissant à soutenir le régime de Damas ! C’est un tour de force tactique de la part des Russes, à moins qu’il n’y ait eu au préalable, à Saint-Pétersbourg ou ailleurs, un accord entre Washington et Moscou pour sortir par le haut de cette confrontation annoncée aux risques imprévisibles pour tout le monde.

Cette proposition est d’autant plus efficace, dans le grand jeu de la communication politique, qu’elle surgit juste avant le vote du Congrès des Etats-Unis ; et on peut facilement imaginer que bien des sénateurs et des représentants hésitants ou a fortiori réticents vont trouver là une bonne raison de refuser l’intervention. Et, quel que soit le vote du Congrès, le président Obama pourra aussi s’en servir comme d’un excellent moyen de sauver la face : l’intervention armée deviendrait inutile si cette proposition était acceptée par Bachar Al-Assad. Tout le monde semble ainsi pouvoir y trouver son compte… Sauf l’opposition syrienne…

Car, dans une telle hypothèse, des dimensions essentielles de la crise seraient oubliées ! Comme l’a rappelé M. Ban Ki-moon, un crime contre l’humanité a bien été commis le 21 août. Mais ce n’est pas du fait de la nature des armes ! Un crime contre l’humanité ne se définit en aucune façon par le moyen utilisé. Selon les termes de l’article 7 du statut de la CPI, c’est un « acte (meurtre, extermination, déportation, torture, viol…) commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile (…) ».

C’est ce que fait Bachar Al-Assad depuis plus de deux ans ! Le génocide rwandais, qui a fait 800 000 morts en moins de cent jours en 1994, a été perpétré avec des fusils et des machettes ! Ce qui revient à dire qu’Al-Assad pourrait continuer sa répression sauvage, et donc commettre d’autres crimes contre l’humanité, à condition qu’il n’utilise plus les armes chimiques… Il vient encore de le montrer en larguant des bombes incendiaires (russes) au nord d’Alep cinq jours après l’attaque du 21 août.

PROPOSITION AUSSI COMPLEXE QU’ALÉATOIRE

Parmi les enseignements à tirer de ce nouveau rebondissement, l’un est fondamental : les Occidentaux ne pourront rien faire s’ils n’affichent pas leur inébranlable fermeté qui, en dernière instance, peut passer par des frappes militaires. Si les lignes ont bougé ces derniers jours, c’est bien parce que cette menace d’intervention avait, malgré tout, quelque crédibilité.

Il ne faut donc, en aucun cas, relâcher la pression, d’autant que la mise en œuvre de la proposition russe est aussi complexe qu’aléatoire et ne pourrait finalement être qu’une manoeuvre de diversion.

Et, pour que tout cela ait du sens, il faut utiliser cette situation de tension constructive pour aller bien au-delà de la question des armes chimiques en redonnant à l’opposition syrienne – à laquelle on a fait tant de promesses non tenues – des raisons d’espérer ; c’est-à-dire en lui offrant enfin les moyens militaires qu’elle réclame pour qu’une conférence internationale baptisée Genève 2 ait quelque chance de se tenir.

Une solution politique n’a aucune chance d’aboutir sans une modification substantielle du rapport de forces. Comme l’écrivait Raymond Aron, l’art de convaincre du diplomate et l’art de contraindre du soldat sont indissociables.

Dans Le Monde,
Septembre 2013

 

Jean-Paul Chagnollaud,
Professeur des universités,
Directeur de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-­Orient

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