Dossier coordonné par Robin Beaumont est doctorant en Études politiques à l’EHESS (CETOBaC) allocataire du programme ERC WAFAW (IREMAM) et Xavier Guignard est ATER et doctorant en science politique à l’Université Paris 1 (CESSP), chercheur associé à l’IReMMO.
Longtemps délaissés par les sciences sociales, les partis politiques dans le monde arabe suscitent depuis quelques années un regain d’intérêt. Vingt ans après un travail coordonné par Pierre-Robert Baduel sur le Maghreb dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (1996), dix ans après un numéro dirigé par Myriam Catusse dans la même revue sur le Machrek (2006) il semble que l’appel à un renouveau de l’approche du fait partisan ait été entendu ((« Les partis politiques dans le monde arabe », tome I « Le Machrek » (Pierre-Robert Baduel, dir.), et tome II « Le Maghreb » (Myriam Catusse, dir.), Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. Le reste de la bibliographie, en français comme en arabe ou en anglais, consiste principalement en des monographies et n’aborde pas la question partisane dans une approche comparative. Parmi de rares exceptions : Myriam Catusse, Karam Karam, Returning to Political Parties? Partisan Logic and Political Transformations in the Arab World, Beyrouth, Lebanese Center for Policy Studies, 2010 ; pour la période post-2011 : Shadi Hamid, « Political Party Development Before and After the Arab Spring », in Mehran Kamrava (dir.), Beyond the Arab Spring: The Evolving Ruling Bargain in the Middle East, Oxford, Oxford University Press, 2014. La rare bibliographie en arabe sur le sujet après 2011 consiste dans quelques rapports d’expertise sous l’angle de la recommandation plus que de l’analyse.)). Ce numéro de Confluences Méditerranée se propose de présenter quelques uns de ces récents travaux, pour certains encore inédits, et, adoptant une perspective comparatiste, d’explorer avec eux les pistes qu’ils ouvrent quant aux recompositions politiques dans la région. En rassemblant ses auteurs autour d’un même objet, d’une même séquence historique et d’une même approche, ce numéro entend ainsi souligner l’intérêt du parti à la fois comme lieu d’observation privilégié des transformations socio-politiques que connaît le monde arabe depuis 2011, et des partisans comme acteurs de ces recompositions ((Ce numéro n’aurait jamais vu le jour sans la confiance et les conseils avisés des membres de l’ERC WAFAW (When Authoritarianism Fails in the Arab World) dirigé par François Burgat et auquel nous sommes rattachés. Nous remercions tout particulièrement Amin Allal, Myriam Catusse et Vincent Geisser pour leurs relectures exigeantes de cette introduction.)).
Le fait partisan n’a, jusqu’ici, pas constitué le point d’entrée principal du « Printemps arabe ((Revenant sur les difficultés liées à l’utilisation de l’expression « Printemps arabe », Michel Camau la justifie ainsi : « Nous avons bien affaire à un phénomène d’émulation protestataire à une échelle arabe, en dépit des différences de contexte et de structures. Jamais, jusque là, la région n’avait été le théâtre de telles mobilisations contre les régimes en place. » in Michel Camau, « Un printemps arabe ? L’émulation protestataire et ses limites », L’année du Maghreb, 2012, VIII, p. 27.)) ». Là où l’instabilité de la période post-2011 invitait les chercheurs sur les partis à la prudence, elle constituait, pour les observateurs des recompositions politiques, une confirmation de la crise du fait partisan. Hier « déconnecté » de la société et instrumentalisé par des régimes autoritaires qui le vidaient de sa substance, le parti politique apparaissait désormais « dépassé » par de nouvelles formes de mobilisation collective ou désintégré dans des situations de guerre. Il peinerait donc à rendre compte, en tant que fait social comme en tant que niveau d’analyse, des réalités politiques dans lesquelles il s’inscrit. Pourtant, il ressort de l’approche comparatiste adoptée ici, qui explore le Printemps dans ses différentes expressions, parfois tragiques, qu’une telle entrée contribue à une meilleure compréhension du monde arabe contemporain et vient confirmer la pertinence d’une approche sociologique du fait partisan.
Étudier les partis dans le monde arabe après 2011, un chantier sociologique en cours
L’objet « parti politique » est un classique de la science politique. Pour cette raison, retracer l’histoire de son étude – même en se limitant à une aire géographique – renseigne tout autant sur les effets de mode de la discipline que sur les difficultés rencontrées pour définir ce terme polysémique. Sur le monde arabe, deux tendances, critiquées depuis, ont longtemps marqué la production scientifique. L’approche développementaliste s’intéressait au parti pour penser la résilience de clivages sociaux « traditionnels » (la tribu, l’ethnie) et les conditions d’entrée dans le « modernisme politique » (idéologies mobilisées, type d’organisation, rapport au monde extérieur). Une autre, plus culturaliste, limitait son analyse à l’« État-parti » ; en faisant d’une « culture politique unitariste » l’obstacle principal à l’émergence du pluripartisme, elle ignorait les phénomènes partisans oppositionnels ou minoritaires. Une déclinaison plus nuancée de cette dernière tendance émergea lorsqu’il fut question de penser les partis politiques dans le monde arabe comme les « produits importés ((Bertrand Badie, L’État importé. L’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992, p. 177 sqq.)) » d’un « ordre politique occidental ». Dans les années 1980-1990, l’absence du monde arabe des « transitions démocratiques ((Pour une présentation plus détaillée de l’état de l’art de la « transitologie » lire Michel Dobry, « Les transitions démocratiques : regards sur l’état de la transitologie », Revue française de science politique, 50e année, n° 4-5, 2000, pp. 579-584 et du même dans le même numéro, « Les voies incertaines de la transitologie : choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence », pp. 585-614. On trouvera également des pistes passionnantes de comparaison pour repenser les transitions dans « Regards croisés sur les transitions africaines et arabes », Revue internationale de politique comparée, 2013, vol. 20, n° 2.)) » fit ensuite naître un nouvel avatar de l’exceptionnalisme régional : l’« exception autoritaire arabe ((Michel Camau, « Globalisation démocratique et exception autoritaire arabe » Critique internationale, 2006, vol. 1, n° 30, pp. 59-81.)) » dénoncée par Michel Camau, qui imputait aux caractéristiques communes des sociétés arabes les raisons d’une persistance des régimes autoritaires.
Le renouveau de la recherche sur les partis politiques dans le monde arabe à la veille de 2011 a investi principalement deux domaines de recherche : les partis relevant de l’« islam politique » et la sociologie électorale. Pour s’en tenir à la production francophone, citons par exemple les travaux de Myriam Aït-Aoudia sur le Front islamique du salut en Algérie, d’Aurélie Daher et de Chiara Calabrese sur le Hezbollah libanais, ceux de Marine Poirier sur al-Islah et le Congrès populaire général au Yémen, ceux d’Haoues Seniguer sur le Parti de la justice et du développement au Maroc ou, pour l’Égypte, ceux de Clément Steuer sur le Wasat et Marie Vannetzel sur les Frères musulmans, ((Cette prolifération d’études sur le fait partisan islamiste rend impossible l’établissement d’une bibliographie, même très sélective, qui rendrait justice à la diversité de ces travaux. Parmi ceux en cours, on retiendra ici ceux d’Amel Abassi sur les Frères musulmans égyptiens, de Habiba Ashraf sur al-Wifaq au Bahrein et Ansar Allah au Yémen, ou de Stéphane Lacroix sur les salafistes égyptiens.)) dont l’un des mérites, et pas des moindres, a été de proposer une étude dépassionnée des partis islamistes. En ce qui concerne la sociologie électorale, les travaux de Sarah Ben Néfissa en Égypte ou Mounia Bennani-Chraïbi, Myriam Catusse et Lamia Zaki au Maroc ont avec d’autres contribué à penser la question partisane au-delà de la consultation, en faisant du processus électoral le moment privilégié d’une observation fine des milieux partisans. En s’intéressant aux partis tenus à l’écart du pouvoir ou aux formes localisées de la mobilisation partisane, ces travaux ont apporté un nouveau souffle en valorisant les démarches ethnographiques, l’étude sociologique des acteurs, leur insertion locale, etc. Ce faisant, l’étude pionnière de ces friches de la recherche a engagé le mouvement de banalisation scientifique d’une approche sociologique des partis qui valorise les enquêtes in situ pour en interroger les contours et les pratiques. Elle rappelle par ailleurs l’importance, pour poursuivre cette percée sociologique, de l’accès au terrain et de la disponibilité du matériau, acquis fragiles du Printemps d’ores et déjà remis en cause par les dynamiques contre-révolutionnaires.
Dans le même temps, la production de la science politique sur le monde arabe depuis 2011 s’est concentrée sur des questions remettant en cause la centralité du fait partisan : le moment révolutionnaire et ses dynamiques de mobilisation, les processus de « restaurations autoritaires ((Titre d’un numéro de Politique africaine à venir, coordonné par Amin Allal et Marie Vannetzel.)) » et les guerres civiles où ont été plongées certaines sociétés de la région. Si cet effort scientifique est évidemment tout à fait nécessaire, il nous paraît maintenant nécessaire de réconcilier ces deux domaines de recherche, les partis demeurant pour nous, sous de nombreux aspects, les témoins, les acteurs, et en définitive des clefs de compréhension nécessaires des transformations dont les sciences sociales cherchent aujourd’hui à rendre compte dans le monde arabe.
Penser les transformations du champ politique à l’aune du terrain partisan
L’impossibilité de trouver une définition consensuelle du « parti politique » dans la littérature existante ((Pour les premiers travaux : Moisei Ostrogorski, La démocratie et les partis politiques, Paris, Fayard, 1993 [1903] ; Roberto Michels, Les partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, Presses de l’Université libre de Bruxelles, 2009 [1914] ; Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 2008 [1959]. Puis Maurice Duverger, Les partis politiques, Paris, Seuil, 1992 [1951] ; Joseph La Palombara, Myron Weiner (dir.), Political Parties and Political Development, Princeton, Princeton University Press, 1966. Pour une synthèse des débats sur l’objet parti, devenue un classique : Michel Offerlé, Les partis politiques, Paris, Presses universitaires de France, 2012 [1987].)) tient au fait que le penser comme objet (qu’il soit caractérisé par son type d’organisation ou sa composition sociale) limite l’ambition scientifique à une description – parfois doublée d’une ambition typologique –, souvent teintée d’une vision normative de ce que devrait être le parti ou le système de partis dans lequel il s’insère. À rebours de cette approche, ce numéro se propose d’articuler l’étude du parti avec son « ancrage anthropologique ((Frédéric Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997)) », ou sa « société partisane ((Franck Mermier et Sabrina Mervin (dir.) Leaders et partisans au Liban, Paris/Beyrouth, Karthala-IFPO, 2012.)) ». Ainsi, il n’est pas tant question de se demander si le parti est « efficace » (pour mobiliser, pour représenter) ou s’il a « failli », que de voir de quelles évolutions sociales il témoigne, comment le rapport au politique se reformule et sous quelles modalités. Les trois « grands objets de la science politique ((Frédéric Sawicki, « La science politique et l’étude des partis », Cahiers Français, 1996, n° 276, pp. 51-59.)) » que Frédéric Sawicki identifie – la socialisation politique, la mobilisation politique et la sélection des dirigeants – recoupent assez fidèlement les préoccupations des auteurs de ce numéro lorsqu’il a été question de penser les recompositions du politique suscitées par le Printemps arabe. On pourrait d’ailleurs compléter cette liste avec Amin Allal et Nicolas Bué qui, rappelant la richesse d’une approche sociologique du (parti) politique, observent que « tant en situation autoritaire que démocratique, les partis politiques sont devenus centraux dans la compétition politique, dans la sélection des élites politiques, dans la fabrique de l’action publique ou encore dans la régulation de l’ordre économique et institutionnel ((Amin Allal, Nicolas Bué, « “Les partis se tiennent par leurs noyaux durs” ? Jalons pour une analyse du lien partisan », in Amin Allal, Nicolas Bué (dir.), (In)disciplines partisanes. Comment les partis politiques tiennent leurs militants, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2016.)) ».
Un second obstacle appelle notre attention. À la polysémie du terme « parti » dans la littérature scientifique fait écho une pluralité d’appellations de ces objets sur les terrains concernés : hizb (parti) bien sûr, mais aussi jabha (front), haraka (mouvement), tayyar (courant), tahaluf (alliance), etc. Cette diversité ne saurait être prise au pied de la lettre pour faire la démonstration de la disqualification de l’acteur parti. L’objectivation de ces catégories de sens commun tend à complexifier cette interprétation. L’étude de partis fondés à des périodes relativement différentes souligne que le choix de telle ou telle désignation s’explique d’abord par la méfiance à l’égard de l’appellation parti – qui renverrait à l’idée de division du corps national ou au repoussoir du parti unique. Elle est ensuite révélatrice de trajectoires historiques particulières : très vite engagées dans l’opposition à un pouvoir politique plutôt que dans une compétition électorale, ces formations partisanes n’ont pas été façonnées dans les démocraties libérales qui sont le terrain d’enquête privilégié de la très grande majorité des travaux sur les partis. Cette construction particulière tend à brouiller les frontières entre les différents types d’« entreprises politiques » que l’ouverture d’un marché électoral vient en partie clarifier, même si la conquête du pouvoir et la recherche d’un soutien populaire n’est pas limitée aux rencontres électorales.
Une autre caractéristique est leur participation, pour certains, à un jeu politique « à la vie, à la mort » qui contraint fortement leurs pratiques, jusque dans leur présentation. Dans un cas d’étude qui n’est pas traité par ce numéro, Pascal Ménoret ((Pascal Ménoret, « Repression and Protest in Saudi Arabia », Middle East Brief n° 101, Brandeis University, août 2016, en ligne : <ur1.ca/pkq8v>.)) rappelle que c’est d’abord l’interdiction de toute vie partisane en Arabie saoudite qui explique l’émergence de « mouvements » (anti-corruption, de la main-d’oeuvre, etc.) et non pas seulement la méfiance à exprimer des demandes politiques par le canal du « parti ». Chiara Calabrese reprend dans ce numéro l’idée formulée par ses enquêtés d’une « guerre pour l’existence » (harb al-wujud) pour montrer que l’enjeu de la compétition n’est plus simplement l’accaparement de biens politiques, mais parfois la survie du parti et de ses partisans, et qu’on ne peut comprendre ces partis en les extrayant de leur environnement direct.
Forts de cette invitation à penser sociologiquement le parti dans ses environnements et comme terrain d’enquête davantage que comme objet, nous posons que le fait partisan dans le monde arabe post-2011 peut être pensé dans sa double relation au Printemps : comme objet politique à la fois acteur des transformations politiques, profondément affecté par elles, et lieu privilégié de leur observation. La séquence historique ouverte en 2011 non seulement apparaît ainsi comme faisant du parti un élément central du jeu politique, mais ouvre des perspectives de recherche originales à qui entend s’y intéresser. De manière générale, une analyse même superficielle de la vie politique dans la région, ou simplement informée par une familiarité constante avec ses sociétés, montre rapidement le caractère incontournable du fait partisan. Ce sont bien des formations partisanes (8 et 14-mars) qui, en mars 2005, font descendre des centaines de milliers de Libanais dans la rue ; c’est bien encore le Hamas qui parvient à mobiliser des foules immenses lors de ses commémorations ; en Irak, les manifestations qui voient près d’un million de personnes défier le « régime de la Zone Verte » à Bagdad au cours du printemps 2016, si elles rassemblent au-delà des sympathisants de Muqtada al-Sadr, restent convoquées, organisées et contrôlées par l’appareil partisan (et milicien) du Courant sadriste ; en Égypte enfin le sitin de la place Rabi‘a contre le coup d’État de Sissi, désormais hautement symbolique après le massacre de manifestants qui s’en est suivi, est très largement le fait du Parti de la liberté et de la justice.
Au-delà de la question de leur participation effective au moment révolutionnaire, qui n’est pas ici notre propos, la séquence ouverte en 2011 est à bien des égards un « printemps des partis » : le moment d’une multiplication des formations partisanes, par création, scission ou reconfiguration (partis revenus d’exil, sortis de la clandestinité, nés des mouvements sociaux, etc.) – phénomène observé sur de nombreux autres terrains ((Myriam Aït-Aoudia, Jérôme Heurtaux, « Partis politiques et changement de régime », Critique internationale, 2006, vol. 1, n° 30 ; sur l’exemple latino-américain se reporter à Georges Couffignal, « Crise, transformation et restructuration des systèmes de partis », Pouvoirs, 2001, vol. 98, n° 3, pp. 106-107.)). À cet égard, le Printemps arabe est à penser comme un moment similaire à ceux observés par Myriam Aït-Aoudia et Alexandre Dézé dans leur étude sur les « genèses partisanes ((Myriam Aït-Aoudia, Alexandre Dézé, « Contribution à une approche sociologique de la genèse partisane. Une analyse du front national, du movimento sociale italiano et du front islamique de salut », Revue française de science politique 2011/4, vol. 61, pp. 631-657.)) » : moment de transformation de la « perception du champ des possibles » par l’ouverture du champ politique, dans lequel s’opère le passage de « milieux pré-partisans » aux partis. Si d’une part l’on s’accorde à voir dans les Printemps le moment d’émergence de possibles politiques et, partant, de la potentialité sinon de l’actualité d’une ouverture du champ politique, si d’autre part on reconnaît que les partis ne naissent pas ex nihilo, alors il convient de voir aussi dans le Printemps le moment de la cristallisation de processus antérieurs de socialisation politique. En outre, malgré les critiques formulées par une partie des acteurs des soulèvements de 2011 à l’encontre des structures partisanes existantes, la forme « parti » demeure un référent lorsque, au lendemain des mobilisations, il est question de formaliser l’entrée dans le jeu politique. La contribution de Vincent Geisser et Déborah Perez montre ainsi le « modelage » subi par les pratiques de certains partis politiques pour « entrer dans la cour des grands » – ou, dans les termes d’Aït-Aoudia et Dézé, la « mise en conformation » qui participe de la transformation en objet partisan reconnu comme tel.
Acteurs centraux de la vie politique post-2011, les partis sont aussi parmi les premiers affectés par les nouvelles dynamiques qui se dessinent, en particulier transnationales, comme le montrent les trajectoires partisanes qui ont pu connaître des redirections radicales, influencées par le jeu des alliances voire de la poursuite de l’engagement politique sur le terrain armé. Enfin, ils restent le lieu privilégié des reformulations idéologiques, des débats doctrinaux – que ce soit à l’épreuve du pouvoir, dans l’entrée en opposition ou au regard des expériences régionales – qui informent les pratiques politiques des terrains concernés. Ce constat, nous semble-t-il, nous engage à dépasser une vision strictement politique du fait partisan, qui lui nierait toute pertinence (et donc légitimité) au nom d’un questionnement sur sa connexion (sa représentativité) avec sa « base » ou plus largement avec les « préoccupations sociales », pour embrasser une perspective résolument sociologique, qui prenne acte d’une part de ce que quelque chose se passe dans les partis, d’autre part que ces partis nous informent sur les processus plus larges des reconfigurations politiques nationales dans la région ((Frédéric Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997.)).
Le Printemps arabe comme moment d’historicité d’un espace politique
Nous reprenons volontiers à notre compte les critiques qui ont pu être formulées vis-à-vis d’une démarche qui voudrait penser telle ou telle réalité politique dans le monde arabe au simple prétexte d’une unité culturelle de la région. Cependant, les arguments ne manquent pas pour défendre la pertinence de cette approche régionale (plus que cette division) du fait politique, pour peu que le postulat ne soit pas celui de l’exceptionnalisme, mais de l’interdépendance des espaces politiques ((Michel Camau, Vincent Geisser, dans Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali (Paris, Presses de Sciences Po, 2003), parlent à ce propos d’une Kulturnation.)). En effet, si chaque pays de la région n’a pas directement connu une remise en cause de son ordre politique, aucun n’est resté insensible à ces transformations (migrations forcées, engagement militant ou armé transnational, refonte de l’ordre régional, etc.) qui dessinent elles-mêmes les frontières de ce « monde arabe ». Qui plus est, et pour peu que l’on se replace dans un temps historique légèrement plus long, il est clairement établi que certaines réalités politiques nationales ont une capacité à durablement affecter les sociétés voisines (Nakba palestinienne en 1948, Révolution islamique iranienne en 1979, seconde Guerre du Golfe en 2003) et leurs imaginaires politiques. Enfin, certains courants idéologiques (nationalisme arabe, salafisme, islam politique, etc.) semblent confirmer la pertinence de cette délimitation régionale du point de vue des idées politiques. Discutant les fondements d’une approche en termes d’« aire culturelle » de l’espace méditerranéo-oriental, Jean-François Bayart ((Jean-François Bayart, « “Dessine-moi un MENA !”, ou l’impossible définition des “aires culturelles” » Sociétés politiques comparées, 2016, n° 38, en ligne : <ur1.ca/pketr>.)) propose ainsi d’y substituer une approche en termes d’« espace historique ». Il s’agit pour lui de pense la cohérence de cet espace non en termes d’essence (par définition anhistorique) mais d’événement : celui du passage de la domination impériale à l’avènement statonational. À ce moment d’historicité fondateur d’un espace vient sans peine s’articuler celui qui nous intéresse.
La séquence ouverte par les bouleversements socio-politiques de 2011 confirme en effet l’existence d’un espace politique régional, défini moins par une unité culturelle ou linguistique (qui perd en pertinence tant elle demande à être nuancée) que par l’interdépendance de ses sociétés politiques. Que ce soit dans les pays ayant connu un moment révolutionnaire, un changement de régime, une contestation populaire, ou dans ceux qui n’en ont reçu que les échos, le Printemps arabe a été, et à bien des égards demeure, ce que Thomas Hill définit dans ce numéro comme « sur le long terme, crucialement, l’expérience de la possibilité d’un changement de monde – et non ce nouveau monde lui-même. En ce sens, ce qui en subsiste, y compris politiquement, c’est le capital potentiel imaginaire, et donc politique, investi dans la mémoire collective de cette expérience : quelque chose qui n’a pas eu besoin d’une nouvelle réalité factuelle pour exister, et qui, à ce titre, pourrait survivre au prompt rétablissement des réalités pré-Printemps […] dans une contrerévolution régionale ((Nous soulignons.)). »
Contrairement à des États en marge de cette région ou extérieurs à elle, dont le Printemps a par exemple affecté les politiques étrangères, ce « Printemps comme possibilité » a eu des effets sur les sociétés et les systèmes politiques qui nous intéressent – c’est d’ailleurs à ce titre qu’il nous a paru fondé d’y inclure les espaces politiques kurdes, traditionnellement absents des travaux scientifiques à l’échelle de la région. Cette analyse fait particulièrement sens pour les coordinateurs de ce numéro, dont les terrains de recherche – la Palestine et l’Irak contemporains – s’ils n’ont pas été directement ou massivement concernés par les dynamiques contestataires du Printemps, en ont connu (et continuent d’en subir) les effets. La Seconde Intifada et l’invasion de l’Irak comptent en outre parmi les événements qui ont sans doute le plus durablement marqué les imaginaires politiques et contestataires des sociétés de la région avant 2011. Enfin, l’intérêt que nous portons à la question partisane a prouvé sa valeur heuristique sur ces terrains, dont la réalité politique contemporaine est pour beaucoup le produit du succès du Hamas aux législatives de 2006 en Palestine et la confiscation du pouvoir par le Fatah d’une part, de l’inflation partisane et la politisation du fait milicien en Irak de l’autre. Nulle situation politique n’est réductible à ses manifestations violentes ; et c’est aussi largement à cette réalité politique-là, brouillée ou éclipsée par la violence, que ce numéro voudrait redonner accès.
Les contributions rassemblées par ce numéro interrogent l’objet parti à partir d’une douzaine de situations nationales, et explorent un ensemble de questions qui les met en dialogue les unes avec les autres. Les trois premières contributions questionnent les conditions de centralité et de représentativité – qu’elles prennent bien soin de ne pas confondre – des partis politiques. Vincent Geisser et Déborah Perez examinent la situation tunisienne pour rappeler que le multipartisme n’est pas une garantie de la rupture avec l’ordre (autoritaire) ancien, et que les partis ne sont pas les seules formes légitimes de l’expression politique ni n’incarnent nécessairement une « démocratisation » réussie. Laurent Bonnefoy leur fait suite en explorant la dynamique en cours de marginalisation des partis au Yémen dans un contexte de guerre, qui n’équivaut pas à leur disparition totale. Marginalisés, les partis le semblent également dans le contexte de la répression au Soudan, qui voit naître de nouveaux mouvements contestataires plus adaptés à la clandestinité, comme l’explique Clément Deshayes.
Un deuxième ensemble de contributions interroge le fait partisan dans ses relations à son environnement régional. Yohanan Benhaim et Arthur Quesnay explorent ainsi les reconfigurations – qu’ils rassemblent en une double dynamique d’intégration régionale et de polarisation partisane – que connaissent les espaces politiques kurdes de Turquie, de Syrie et d’Irak. La contribution de Thomas Hill s’intéresse à une autre partie de la région affectée par le « printemps des autres », comme le propose son titre : Gaza, pour qui il explique que les possibles politiques générés par une brève séquence du Printemps égyptien ont pour ainsi dire constitué un Printemps en soi (le « moment 2012 »), dont les effets sur les imaginaires politiques outrepassent le coup d’arrêt marqué par le coup d’État de 2013. C’est également à une transformation des imaginaires que s’intéresse Chiara Calabrese, qui voit dans l’intervention du Hezbollah libanais dans le conflit syrien le double moment d’un « désenchantement » puis « ré-enchantement » militants, à travers lesquels se trouve reformulé l’engagement partisan.
Des différentes trajectoires qu’ont connues les pays de la région depuis 2011, la guerre civile est peut-être celle qui remet le plus explicitement en question la pertinence du parti comme fait politique. Pour y répondre, Salam Kawakibi, Loulouwa Al Rachid et Seif Eddine Trabelsi interrogent dans trois entretiens les modalités qui régissent l’invention ou la (re-)création d’un espace politique dans les situations d’extrême violence que connaissent la Syrie, l’Irak et la Libye. Ce faisant, ils nous rappellent que représenter, administrer, entrer en compétition pour des ressources politiques ne sont pas, loin s’en faut, des pratiques que la situation de guerre méconnaitrait ou mettrait entre parenthèses ((La volonté d’interroger la « genèse des institutions » en situation de guerre civile doit beaucoup aux hypothèses du programme européen de recherche conduit par Gilles Dorronsoro : « The Social Dynamics of Civil Wars », ERC 2016-2020, <ur1.ca/pgq6z>.)). L’entrée par les partis politiques leur permet de souligner l’importance de l’héritage de la violence d’État dans la recomposition du champ partisan marqué, en Libye et en Syrie, par une prolifération des acteurs miliciens, là où ces derniers se multiplient et se concurrencent en Irak après 2003 mais dans les bornes d’un champ verrouillé, contrôlé par une « oligarchie partisane ».
Les trois derniers articles s’attachent à décrire les effets de la dynamique printanière sur les partis d’opposition traditionnels, et montrent la difficulté à s’adapter aux nouvelles règles du jeu (politique). Nicolas Dot-Pouillard nourrit son propos d’une observation détaillée de l’imaginaire politique de la gauche jordanienne pour rappeler que sa nationalisation vis-à-vis de la gauche palestinienne n’est pas exclusive d’un nouveau regard transnational, désormais tourné vers la Syrie, qui participe d’une profonde reformulation du socle des gauches arabes en général. Layla Baamara nous fait entrer dans le Front des forces socialistes algérien pour étudier les effets et les ressorts de la recomposition du parti face à la question renouvelée de la participation électorale dans un moment d’allègement de la contrainte politique. Enfin, Clément Steuer interroge les modalités selon lesquelles le Wafd égyptien peut espérer convertir en bénéfice politique l’ouverture de la compétition électorale et les défis qui se posent à lui.
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