Un désastre humanitaire qui rend la covid presque dérisoire.
En 2011, le Yémen a connu un soulèvement qui a conduit au départ de son président, Ali Abdallah Saleh, resté à la tête de l’état pendant trente-trois ans. Après avoir violemment réprimé les manifestations, il a accepté, en novembre 2011, de quitter le pouvoir selon un plan élaboré par les États-Unis et le Conseil de coopération du Golfe1 pour laisser sa place à Abdrabbo Mansour Hadi, vice-président. L’ancien président n’a alors eu de cesse de saper le pouvoir de son successeur et de se venger de ceux qui l’avaient trahi. Il est allé jusqu’à s’allier aux houthistes2, pourtant ses ennemis entre 2004 et 2010, qui, soutenus par l’Iran, ont réussi à prendre le contrôle de la capitale du pays, Sanaa, en janvier 2015. Le président Hadi a alors trouvé refuge en Arabie saoudite. Les Saoudiens qui ont toujours considéré le Yémen comme leur arrière-cour n’ont pas admis ce qu’ils ont considéré comme l’ingérence de Téhéran à leur frontière. C’est ainsi qu’ils ont pris, le 25 mars 2015, la tête d’une coalition militaire regroupant dix pays pour défendre le gouvernement de Hadi. À partir de ce moment-là, la mobilisation populaire visant à faire tomber un régime dictatorial s’est transformée en conflit régional, mettant aux prises Riyad et Téhéran, et international, en raison du soutien apporté aux Saoudiens par leurs partenaires occidentaux et de l’engagement de l’Onu à aider à son règlement.
Depuis septembre 2014, le conflit dans ce pays de 27 millions d’habitants s’enlise dans une guerre civile et régionale. La dimension locale du conflit est importante et, tout particulièrement, la question sudiste. Jusqu’en 1990, coexistaient deux pays, la république arabe du Yémen (Yémen du Nord) et la république démocratique populaire du Yémen (Yémen du Sud dans l’orbite soviétique). Réunifiés en mai 1990, la volonté séparatiste du Sud est forte car cette région a été maltraitée par le nord lors de la réunification.
UNE CATASTROPHE HUMANITAIRE.
Près de six ans après l’intervention des Saoudiens, l’objectif qu’ils s’étaient fixé n’a pas été atteint et l’échec sur le plan humanitaire est patent. La pandémie de Covid-19 est même considérée comme un épiphénomène par rapport à la catastrophe humanitaire. Leur premier objectif était de mettre fin à la capacité de nuisance des Iraniens à travers les houthistes et le deuxième de rétablir le président Hadi au pouvoir. Mais les houthistes ont accru leur capacité de projection jusqu’à revendiquer l’attaque contre des infrastructures pétrolières saoudiennes de septembre 2019. À l’intérieur, ils contrôlent les institutions et 60 % du territoire. Cela s’est accompagné d’une unification du mouvement qui est plus stable, plus uni, plus structuré qu’au début de la guerre. La force des houthistes tient bien plus à leur capacité à exploiter les faiblesses de leur adversaire qu’au soutien iranien, très marginal. Ils ont en face d’eux un mouvement multiforme, car les forces progouvernementales sont fragmentées en trois groupes : les légitimistes autour de Hadi qui devait être basé à Aden, mais réside en Arabie pour des raisons de sécurité ; le mouvement sudiste réuni autour du Conseil de transition sudiste, soutenu par les émirats arabes unis (EAU), qui déteste Hadi, le combat par les armes et entend revenir à la situation qui prévalait jusqu’en 1990 avant la réunification ; les groupes djihadistes.
Face à la fragmentation des acteurs politiques, de nombreux efforts internationaux ont été déployés pour mettre fin au conflit et des ONG se sont engagées pour apporter une aide à une population qui vit dans une extrême pauvreté – 16 millions de Yéménites sont menacés par la famine d’ici à juin 20213. L’accord de Stockholm, signé en décembre 2018, a évité une bataille autour d’Hodeïda, port contrôlé par les houthistes et par lequel transite l’aide humanitaire, mais a surtout représenté « une percée diplomatique », laissant espérer que « la fin du conflit dévastateur au Yémen était proche » pour reprendre la déclaration du secrétaire général de l’Onu.
VERS UNE SORTIE DE CRISE ?
Toutefois, ces efforts sont contraints par des réalités de terrain et de droit. En effet, la résolution 2216 du Conseil de sécurité de l’Onu, adoptée en avril 2015, fixe le cadre d’intervention et de résolution du conflit en mettant face à face le pouvoir légitime et la rébellion et en demandant à cette dernière de rendre les armes. Cette position occulte d’autres acteurs, à savoir les sudistes, les djihadistes et les partisans de l’ancien président Saleh4 qui devraient être représentés dans les négociations. Le président Hadi refuse leur présence, estimant être le seul représentant légitime. Les blocages sont donc liés, sur le plan institutionnel, à la résolution 2216 et, sur le plan militaire, aux avancées des houthistes qui ne veulent pas déposer les armes alors qu’ils gagnent des positions sur le terrain5. Enfin, sur le plan géopolitique, existent des rivalités entre des pays – l’Arabie saoudite et les émirats arabes unis – qui se disent partenaires, mais soutiennent des rivaux, les sudistes opposés à Hadi. À cela s’ajoute le fait que les EAU entendent contrôler les ports contre les intérêts saoudiens. Le dernier blocage est lié à la confessionnalisation du conflit mise en avant par Riyad, les sunnites soutenus par les Saoudiens contre les chiites soutenus par l’Iran quand la majorité des Yéménites refusent cette confessionnalisation imposée par les acteurs extérieurs.
L’usure générale des acteurs sur le terrain ainsi que celle des acteurs régionaux (et tout particulièrement de l’Arabie saoudite à qui ce conflit coûte extrêmement cher tant sur le plan financier qu’en termes d’image) et le départ de Donald Trump – soutien inconditionnel du prince héritier Mohammed ben Salmane – peuvent laisser espérer une sortie de crise. Le conflit se réglera lorsque l’intervention saoudienne prendra fin, mais aussi lorsque les acteurs locaux pourront se réunir afin de définir le contour du pays dans lequel ils veulent vivre.
Agnès Levallois