Après plusieurs semaines de manifestations massives, alors que le gouvernement semblait fermé à toute concession, il a annoncé le report de la réforme. Pourquoi maintenant ?
Outre les pressions du monde économique et des Etats-Unis, Benyamin Netanyahou compte avant tout sur le calendrier des fêtes qui va s’ouvrir en ce début de mois d’avril en Israël. Les prochaines semaines seront marquées par une succession de commémorations et de fêtes juives, le Premier ministre espère que cela va essouffler le mouvement d’opposition à la réforme. Il souhaite notamment profiter de la commémoration de la Shoah (Yom HaShoah) et de la commémoration aux soldats tués (Yom Hazikaron), des journées très émotionnelles pour une grande partie des Israéliens, afin de créer un moment de cohésion dans le pays et faire oublier la contestation. Le Premier ministre Benyamin Netanyahou a annoncé mettre une « pause » dans le projet de réforme de la justice après plus de douze semaines de manifestations. Nitzan Perelman, Doctorante en sociologie politique à l’université Paris Cité et ingénieure d’Etudes en sociologie au CNRS, répond aux questions des Clés du Moyen-Orient sur la situation en Israël.
L’annonce du report de la réforme marque-t-elle un échec pour le leader du Likoud susceptible de l’affaiblir auprès de sa base électorale ?
Au-delà du gel du projet en lui-même, c’est toute la période de préparation de cette réforme qui ébranle le pouvoir du Premier ministre. Étant donné que Benyamin Netanyahou est poursuivi dans trois affaires pour « corruption », « abus de pouvoir » et « fraude financière », il ne peut pas participer à l’élaboration de la réforme de la justice comme il le souhaiterait. Au sein de son gouvernement, certains ministres de son propre parti, le Likoud, prennent donc la main, ce qui a pour conséquence de l’effacer sur le plan politique. Et surtout, pour la première fois depuis qu’il est à la tête d’un gouvernement, Benyamin Netanyahou apparaît réellement affaibli par ses alliés. Les députés d’extrême droite présents dans sa coalition prennent plus de libertés. Ainsi, Itamar Ben-Gvir, ministre de la Sécurité nationale et leader du parti d’extrême droite Puissance juive (Otzma Yehudit), s’est rendu sur l’esplanade des mosquées début janvier. Un geste perçu comme une provocation grave par les Palestiniens, car elle rappelle la visite d’Ariel Sharon en 2000, qui avait signé le début de la Seconde Intifada. De même, fin février, le ministre des Finances Bezalel Smotrich a pris le contrôle d’une grande partie de l’Administration civile. Le leader du parti d’extrême droite sioniste-religieu (HaTzionout HaDatit) est devenu de facto le gouverneur de la Cisjordanie et peut désormais intensifier la colonisation de ce territoire palestinien.
Benyamin Netanyahou cherche à rester au pouvoir pour éviter la prison. Il est donc devenu très dépendant de ses alliés d’extrême droite, sur lesquels il a de moins en moins de prise, sa priorité étant avant tout de maintenir son gouvernement. Dans ce contexte, si de nouvelles élections sont organisées aujourd’hui, on peut imaginer que certains électeurs du Likoud se tourneront vers d’autres formations politiques. Ceux qui s’opposent à la réforme de la justice, ou à la manière dont elle a été menée pourraient se tourner vers le centre. D’autres électeurs, plus à droite, adeptes d’une politique de « fermeté » pourraient se tourner vers les formations d’extrême droite. Un récent sondage montre que le Likoud perdrait un à deux sièges si des élections étaient organisées aujourd’hui. Cela semble dérisoire, mais dans le contexte actuel, où l’on parle de majorité stable avec une coalition formée avec 64 sièges sur 120, un ou deux sièges peuvent faire basculer la situation.
La réforme de la justice a aussi été vivement critiquée par Washington, la pression des Etats-Unis a-t-elle un quelconque effet ?
Alors que le Premier ministre israélien devait se rendre à Washington, le président Biden a annoncé, fin mars, que Benyamin Netanyahou « ne sera pas invité à la Maison Blanche dans un avenir proche ». Même durant la présidence Obama, traversée par de vives tensions entre le chef d’Etat américain et Benyamin Netanyahou, on n’avait pas connu de crise si grave entre les deux pays. L’annonce de Joe Biden est importante, car dans l’histoire, les Etats-Unis ont toujours joué un rôle majeur dans la politique intérieure et étrangère de l’Etat hébreu.
En Israël, pourtant, le gouvernement semble faire la sourde oreille, minimisant la portée de la crise. Certains membres du gouvernement se plaisent même à dénigrer Joe Biden. Cette stratégie a pour objectif de normaliser la situation, montrer que la réforme de la justice n’est pas si grave, contrairement à ce que ses opposants prétendent. Simcha Rotman, député du parti sioniste-religieu de Bezalel Smotrich et président de la commission de la Constitution, du Droit et de la Justice, a lui aussi récemment minimisé les conséquences de cette réforme dans une intervention en anglais, à destination du public américain. Ce député ultranationaliste est un personnage clé dans la réforme de la Justice, car c’est lui qui porte ce projet aux côtés du ministre de la Justice, Yariv Levin. Depuis de nombreuses années, Simcha Rotman critique avec virulence la Cour suprême, il a écrit deux livres sur le sujet. Sa pratique de la politique en dit par ailleurs long sur sa vision de la démocratie. Certains membres de la commission de la Constitution, du Droit et de la Justice, comme le député du parti Hadash, Ahmad Tibi, affirment qu’il empêche l’opposition de s’exprimer lors des réunions. Selon lui, une « dictature » a été établie au sein de la commission.
Les nombreuses tentatives du gouvernement pour minimiser la crise actuelle sont néanmoins un échec, car les manifestations continuent dans le pays. Une grande partie des Israéliens ne croient plus en Netanyahou et en ses alliés.
Justement, les manifestations réunissent des dizaines de milliers de personnes chaque semaine, avec une composition très hétéroclite. Y a-t-il des divisions au sein du mouvement ou les protestataires s’accordent-ils tous autour des mêmes mots d’ordre ?
Les mots d’ordre sont avant tout la défense de la démocratie, la demande d’égalité, mais au final, on remarque que c’est avant tout une demande de démocratie pour la population juive. Le bloc anti-occupation et le parti de la gauche radicale affirment qu’il n’est pas possible de parler de défense de la démocratie sans parler de l’occupation, de la colonisation et de la condition des Palestiniens. Certains militants de la gauche radicale se rendent aux manifestations avec des drapeaux palestiniens et des pancartes anti-colonisation. Mais ils sont rapidement critiqués par d’autres manifestants, qui considèrent que la question palestinienne est un sujet différent. Alors même que, selon moi, le débat sur la réforme de la justice et l’avenir des Palestiniens sont intimement liés.
Benyamin Netanyahou a, en échange de la « pause » de la réforme, accepté la constitution d’une garde nationale pour Itamar Ben Gvir (ministre de la Sécurité nationale), que l’opposition qualifie de « milice ». Que sait-on de cette garde nationale, et dans quelle mesure constitue-t-elle un danger pour le pays ?
La constitution d’une garde nationale est un projet souhaité de longue date par Itamar Ben-Gvir. En mai 2021, quand des violences ont éclaté dans des villes mixtes judéo-arabes en Israël, il avait déjà défendu ce projet qui visait, selon lui, à protéger la population juive. Aujourd’hui, il profite de ce moment inespéré, qui ne se représentera peut-être pas, pour faire pression sur Benyamin Netanyahou. A priori, cette garde nationale serait constituée d’une force de volontaires placée directement sous les ordres du ministre de la Sécurité nationale. Sa constitution reste encore à définir, mais elle devrait réunir des éléments de la police aux frontières, où servent des conscrits dans les territoires palestiniens, mais aussi des volontaires qui pourraient être constitués des colons les plus radicaux.
Selon Amichai Eliyahu, ministre du Patrimoine, qui est également dans le parti d’Itamar Ben-Gvir, ce groupement permettrait de sanctionner ceux qui « sympathisent avec l’ennemi », l’ennemi étant selon lui la Syrie, l’Iran, le Hamas, mais aussi, et c’est nouveau, l’Autorité palestinienne. Certains manifestants de gauche et du centre affirment que cette garde nationale les visera en priorité. En réalité, les premières victimes seront les Palestiniens citoyens d’Israël. C’est assez clair quand on écoute les déclarations d’Itamar Ben-Gvir. Selon moi, cette formation va utiliser les mêmes méthodes que l’armée israélienne en Cisjordanie, mais cette fois à destination des Palestiniens citoyens d’Israël. La terminologie est par ailleurs intéressante. Une garde « nationale » vise a priori à défendre une nation. Or, la conception de la nation n’est pas la même en Israël et en France par exemple. Jusque dans les années 2000, sur les pièces d’identité israéliennes, il y avait la mention, « nation : juif », ou « nation : arabe ». La « nation israélienne » n’existe pas. Donc, quand Itamar Ben-Gvir demande une garde nationale, c’est en théorie pour protéger la « nation juive », et non pas la « nation israélienne ». Des représentants de l’opposition et des associations israéliennes de défense des droits humains qualifient pour leur part la garde nationale de « milice ».
Nitzan Perelman