Cette nouvelle tragédie au Proche-Orient n’est pas un affrontement meurtrier de plus entre des acteurs lointains. Elle nous concerne directement parce qu’elle percute de plein fouet notre histoire récente et nos mémoires collectives dans un mélange complexe où s’entremêlent les souvenirs douloureux des attentats commis hier sur notre sol et quelque part cette indépassable culpabilité dans l’indicible Shoah. Sans oublier, en arrière plan, les relents de la colonisation qui conditionnent encore notre rapport au monde arabe.
Une telle charge émotionnelle rend impossible d’aborder sereinement cette guerre qui ravage Gaza, ce territoire perdu où plus de deux millions de personnes essaient de survivre. C’est pourquoi on assiste depuis le début de cette déflagration à un déluge de paroles où la passion vient trop souvent défigurer la raison. On se retrouve ainsi face à un récit dominant qui déferle sans mesure dans une bonne partie des médias et de la classe politique comme s’ils avaient perdu tous leurs repères. Ce récit dominant tient en une phrase : une démocratie a été agressée par une organisation terroriste. Prononcée par les plus hautes autorités de l’Etat et reprise par beaucoup de médias cette lecture de l’événement s’est imposée comme la seule recevable comme si soudain toute liberté d’expression et d’analyse étaient proscrites. Un climat d’hystérisation s’est développé de manière fulgurante au point que tel ministre, oubliant que son rôle est d’abord d’apaiser les esprits, s’est autorisé à dire ce qu’il fallait croire et interdire ce qu’il ne fallait pas penser.
Et tout cela parce que nous avons peur. Oui, nous avons peur d’un phénomène que nous avons du mal à nommer tant la sémantique est incertaine. Le terrorisme ne date pas d’aujourd’hui. C’est une vielle histoire qui resurgit sous des masques bien différents selon les époques. Il fut tour à tour révolutionnaire, anticapitaliste, indépendantiste .. il est aujourd’hui islamique. Et nous fait peur. Peur au point de n’être plus capable d’analyser, de conceptualiser ni même de contextualiser. Le terrorisme islamique serait un tout qui prend les formes les plus diverses et donc on met sur le même plan les attentats de Paris, Daesh, l’assassin d’un professeur d’histoire, le Hamas, le Hezbollah et tant d’autres. La contextualisation pourtant indispensable est proscrite car cela pourrait signifier qu’on voudrait justifier l’injustifiable. Absurde contresens entre comprendre et justifier. Car comment agir si on ne comprend pas ?
Dès lors on est prisonnier d’une sémantique approximative qui conduit à ranger sous ce même concept (il n’existe aucune définition du terrorisme en droit international et chaque Etat a la sienne) des faits extrêmement divers qui ont en commun la référence à une idéologie mortifère. Bien sûr, cette menace recouvre une réalité objective et pesante : celle de groupes islamistes sectaires et dangereux qui agressent de manière indiscriminée des citoyens dans les sociétés occidentales, et en particulier des citoyens de confession juive, en recourant à d’abjects attentats terroristes. Une analyse plus fine permettrait de voir que ces groupes s’attaquent aussi à des musulmans lorsqu’ils les considèrent « déviants ». C’est bien pourquoi la coalition internationale formée en 2014 contre Daesh comptait bon nombre de pays musulmans avec même le soutien indirect de… l’Iran. Ce qui montre que contrairement à bien des discours alarmistes tenus par trop de « responsables » politiques, nous ne sommes pas dans une guerre de civilisation et ce n’est, en aucune façon, un affrontement entre l’Islam et l’Occident.
Cette peur latente qui nourrit ces représentations binaires et millénaristes nous empêche de saisir la complexité de cette guerre entre Israël et le Hamas. Elle n’est pas un affrontement entre l’Occident et le terrorisme islamique comme cherche à l’asséner Benjamin Netanyahou et ses alliés pour capitaliser ses soutiens occidentaux et poursuivre sa politique d’occupation, de colonisation et à terme d’annexion des territoires palestiniens en laissant Gaza à l’écart dans un terrible enfermement. Il s’agit avant tout d’un conflit politique et territorial entre deux peuples même s’il est de plus en plus gangréné ces dernières années par des références religieuses portées par les islamistes d’un côté et les messianiques juifs de l’autre.
On veut faire croire que la guerre a éclaté le 7 octobre. C’est faux. Elle a commencé en juin 1967 avec l’occupation des territoires palestiniens par Israël qui est donc une « puissance occupante », au sens des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Dans une telle configuration, Israël a le droit de se défendre. Mais les Palestiniens aussi. C’est un principe fondamental consacré par la Charte des Nations unies fondé sur une nécessité existentielle à condition de respecter les règles du droit international humanitaire. Ce que n’a pas fait le Hamas en perpétrant des actes effroyables sur des civils innocents se ravalant lui-même au niveau des organisations terroristes. En terme juridiques, ces actes terroristes doivent être qualifiés de crimes de guerre voire de crimes contre l’humanité. De son coté, Israël ne doit pas répondre par une attaque si massive qu’elle serait jonchée de multiples crimes de guerre en laissant derrière elle un océan de douleurs, de frustrations et de rage qui viendront alimenter les violences de demain. D’autant que ce serait prendre le risque d’un élargissement des fronts au Nord avec le Hezbollah et à l’Est avec une montée des ressentiments des Palestiniens de Cisjordanie souvent calfeutrés chez eux sans l’angoisse de voir surgir le pire. Le président Macron a raison de dire qu’une telle offensive serait une erreur. Comme l’a dit aussi Joe Biden s’adressant au gouvernement israélien en pensant au désastre absolu que l’agression américaine de mars 2003 a provoqué en Irak : ne commettez pas les mêmes erreurs que nous.
L’immense difficulté est d’aborder cette tragédie en prenant en compte à la fois l’énorme dimension émotionnelle résultant du choc consécutif à la violence inouïe du 7 octobre et la réalité complexe d’un conflit où la victime des attaques du Hamas est aussi un Etat qui maintient sous sa férule brutale un peuple de plus de 5 millions d’âmes. L’alignement inconditionnel de la France sur Israël comme ce fut le cas aussitôt après le 7 octobre ne peut tenir lieu de politique précisément parce qu’elle occulte complètement cette réalité. D’autant que cette totale asymétrie nous a coupé aussitôt du monde arabe et musulman mais, plus largement encore, du Sud global dont par ailleurs les Occidentaux recherchent le soutien dans la guerre en Ukraine contre la Russie.
La voix de la France se doit absolument d’être au-dessus des postures politiciennes qui traversent la classe politique en étant capable de prendre en compte à la fois les peurs qui taraudent nos concitoyens et d’abord ceux de confession juive victimes d’inacceptables menaces et la nécessaire rationalité d’une analyse géopolitique. Il faut donc soutenir la position de notre pays quand il vote la résolution des Nations unies demandant un cessez le feu humanitaire, prélude à une indispensable désescalade et à terme à la recherche d’un indispensable horizon politique sans lequel le jour d’après en Palestine ne sera qu’un terreau de désolation et de ruines, prélude à d’autres sinistres déchirures dans lesquelles viendront se vautrer les extrémistes des deux bords.