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Kamala Harris et Gaza: un «en même-temps» à l’américaine?

Sans grande surprise, les attaques perpétrées par le Hamas le 7 octobre ont renforcé le soutien des États-Unis à Israël, un pilier fondamental de la stratégie américaine au Moyen-Orient. Depuis maintenant un an, ce partenariat s’est traduit par des aides financières substantielles, s’élevant à environ 17,9 milliards de dollars annuels en assistance militaire, ainsi qu’un soutien diplomatique inconditionnel sur la scène internationale.

Toutefois, cette « relation spéciale » avec Israël, défendue sans compromis par l’administration Biden, a suscité une profonde désillusion au sein d’une partie importante de l’électorat démocrate, qui se sent trahi ou, à tout le moins, mal représentée par les choix du président. Ce mécontentement, particulièrement marqué parmi les jeunes et la population arabo-américaine, s’est cristallisé de façon éclatante lors des primaires dans des États clés comme le Michigan, où plus de 100 000 électeurs, issus majoritairement des communautés arabes et musulmanes, ont opté pour l’option « uncommitted » non-engagés»[1]).

Confronté à des pressions internes croissantes et à des interrogations persistantes sur son âge, Joe Biden a finalement annoncé son retrait de la course présidentielle le 21 juillet. Dès le lendemain, Kamala Harris a su tirer parti de cette situation en rassemblant rapidement un nombre suffisant de délégués, devenant ainsi la candidate présomptive du Parti démocrate. Sa nomination a été officiellement entérinée le 5 août à la suite d’un vote par appel nominal virtuel, et elle a formellement accepté l’investiture lors de la convention démocrate du 22 août.

Aujourd’hui, l’investiture de Kamala Harris en tant que candidate officielle du Parti démocrate à l’élection présidentielle américaine de novembre 2024 soulève donc des questions fondamentales quant à l’avenir de la politique étrangère des États-Unis, notamment sur la guerre à Gaza. Dans un contexte de tensions exacerbées depuis les événements du 7 octobre 2023 et face à une opinion publique américaine polarisée à l’approche des élections, la candidature de Kamala Harris à la présidence parviendra-t-elle, et surtout cherchera-t-elle, à insuffler un changement significatif dans la politique étrangère des États-Unis, vers une réévaluation du soutien indéfectible à Israël?

Kamala Harris: le parcours d’une nouvelle Amérique?

Kamala Harris incarne une nouvelle génération de dirigeants politiques américains. Fille d’immigrés, ayant passé une partie de son enfance au Canada, elle a aussi été façonnée par un monde post-Guerre froide où le principal défi à l’hégémonie américaine réside dans la capacité du pays à défendre ses idéaux.

Bien que son rôle de vice-présidente ait été relativement discret, son parcours professionnel démontre une longue expérience. Ancienne procureure et sénatrice, Harris a pris certaines positions marquantes: elle a voté en faveur de restrictions sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite, s’est opposée à l’implication américaine dans la guerre au Yémen, et a soutenu des résolutions visant à limiter les pouvoirs de guerre présidentiels, en particulier vis-à-vis de l’Iran. Ces positions font écho avec celles de son colistier actuel, Tim Walz, qui s’est également opposé à la guerre en Irak, a exhorté Barack Obama à éviter une intervention en Syrie, et a coparrainé une résolution mettant fin à l’implication des troupes américaines au Yémen, tout en soutenant l’accord avec l’Iran.

Cependant, les premières fonctions de l’actuelle candidate concernaient surtout des questions de politique intérieure. Ce n’est qu’en tant que vice-présidente que Kamala Harris a élargi son expérience diplomatique, en effectuant 17 voyages à l’étranger en trois ans et demi.

Sur la forme, un changement de ton assumé et perceptible

«Clearly, I am not Joe Biden» («Je ne suis clairement pas Joe Biden») – Kamala Harris réplique avec assurance à son adversaire Républicain qui tente, tant bien que mal, de l’associer à son prédécesseur.

Par le ton et par le style, Kamala Harris s’est démarquée de l’héritage du «Sleepy Joe». Les médias ont d’ailleurs baptisé de « Kamala Mania » ce regain d’enthousiasme et cette promesse de renouveau, qui faisaient tant défaut à la campagne de Biden. Plutôt que de s’en tenir à la stratégie du Président qui agite l’épouvantail de Trump, Harris choisit de se concentrer sur sa nouvelle vision pour l’Amérique, positive et moderne – en phase avec son propre parcours. Et ce sont des mots et mantras, plutôt qu’un programme, qui en dressent le portrait : «What can be, unburdened by what has been» («Ce qui peut être, sans le fardeau de ce qui a été»).

Cette formule et ces éléments de langage, qui résonnent comme une promesse de changement, se sont traduits par une certaine inflexion du discours à l’égard de la politique étrangère des États-Unis au Proche-Orient, et notamment Gaza.

En effet, Harris s’est distinguée de l’administration Biden en adoptant un ton plus empathique à l’égard des civils palestiniens et en reconnaissant publiquement le lourd tribut humain de la guerre conflit à Gaza. Ses discours, qu’il s’agisse de ses interventions au Congrès, à la Convention Démocrate, lors de son investiture ou face à Trump lors du débat présidentiel, mettent systématiquement en avant trois points cruciaux : la nécessité d’un cessez-le-feu, l’impératif de libération des otages, et la reconnaissance du droit «à la dignité, à la sécurité, à la liberté et à l’autodétermination» peuple palestinien. Ce dernier élément, en particulier, marque une évolution par rapport à la rhétorique traditionnelle de l’administration Biden.

Cependant, le fait que la rhétorique de Harris détonne ne signifie pas nécessairement que ces inflexions théoriques entraînent une rupture pratique avec la ligne adoptée par Biden. En effet, ces ajustements discursifs ne se traduisent pas nécessairement par un réajustement concret de la politique étrangère des États-Unis au Proche-Orient.

Sur le fond, une continuité prudente et ambiguë

Bien que les discours de Kamala Harris sur la politique étrangère se distinguent par leur style, ils peinent à convaincre par la profondeur de leur contenu. À ce jour, ses déclarations demeurent essentiellement généralistes, soigneusement calibrées pour éviter toute controverse. Une stratégie du «en-même temps», qui préfère les déclarations convenues au risque du clivage. C’est d’ailleurs la critique récurrente formulée par ses opposants républicains: quelle Amérique Kamala Harris veut-elle, au juste?

Concernant son positionnement sur la question israélo-palestinienne et sa traduction en politique publique, le jugement reste difficile.

D’une part, la continuité avec Joe Biden est évidente. Interrogée par la journaliste de CNN Dana Bash sur la possibilité de conditionner les livraisons d’armes américaines à Israël, Harris a fermement refusé cette idée. Concrètement, cela signifie que l’embargo sur les armements, réclamée par une partie de l’électorat et des militants démocrates, reste hors de portée. Ce positionnement implique également l’absence de levier direct pour influencer la politique israélienne dans le conflit, et le maintien du statu quo stratégique qui renforce l’avantage militaire qualitatif d’Israël dans la région. Harris a de plus réaffirmé à plusieurs reprises son soutien «indéfectible et inébranlable» à la sécurité d’Israël, continuant de soutenir l’engagement diplomatique, la coopération en matière de renseignement, et les garanties de sécurité de l’administration Biden. Tout comme lui, elle semble donc privilégier la stabilité des relations sécuritaires avec Israël, jugeant ce soutien essentiel pour les intérêts américains au Moyen-Orient.

D’autre part, certains éléments suggèrent un éloignement de l’approche de Biden. En décembre 2023, des fuites provenant de la Maison Blanche ont révélé que la vice-présidente souhaitait adopter une position plus ferme à l’égard du Premier ministre israélien. Parallèlement, Jim Zogby, fondateur de l’Institut arabo-américain, a noté que Harris manifestait «bien plus d’empathie pour les Palestiniens» que Biden et ses collaborateurs. Son manque d’engagement idéologique en matière de politique étrangère et une approche moins marquée par la «relation spéciale» avec Israël pourraient effectivement la rendre plus ouverte à des changements futurs. De plus, son expérience en tant que procureure semblerait la sensibiliser davantage aux violations présumées du droit international par Israël, notamment en Gaza et en Cisjordanie, un domaine où elle paraît plus critique que Biden.

En somme, Harris souffle à la fois le chaud et le froid, esquive les questions fondamentales. Cette stratégie du «en même temps» ne se limite d’ailleurs pas à sa politique étrangère, mais se reflète également dans ses prises de position sur les questions économiques et environnementales…

Un exercice d’équilibriste délicat

La position de Kamala Harris sur le conflit israélo-palestinien incarne un équilibre politique précaire, imposé par les contraintes électorales et géopolitiques. En pleine campagne présidentielle, Harris doit naviguer et concilier des attentes divergentes : d’un côté, la base progressiste du Parti démocrate ; de l’autre, les forces conservatrices et les défenseurs d’une alliance stratégique indéfectible avec Israël. Ce contexte expliquerait pourquoi, jusqu’à présent, ses prises de position sont restées superficielles sans dévoiler de réels engagements sur le fond.

D’un côté, Harris ne peut se permettre de s’aliéner l’électorat démocrate traditionnel, qui soutient fermement la sécurité d’Israël et valorise le partenariat stratégique avec les États-Unis[2]. Un discours rassurant sur cet aspect peut aussi séduire les électeurs modérés, voire certains républicains «Never-Trumpers»[3], pour qui Israël demeure un allié incontournable dans une région instable. De l’autre côté, la nécessité de répondre aux attentes croissantes d’une jeunesse démocrate critique de la politique israélienne pousse Harris à afficher plus de compassion pour les Palestiniens, prônant notamment leur droit à l’autodétermination et appelant à une approche plus humanitaire du conflit.

Cet exercice d’équilibriste, où chaque geste dans une direction risque de compromettre l’autre, est un véritable « jeu à somme nulle » visant à préserver un consensus bipartisan et à maximiser son soutien électoral. Harris s’efforce donc de maintenir cette tension, en jonglant avec des discours mesurés et des messages qui, sans rupture radicale avec la politique de Biden, introduisent quelques inflexions rhétoriques en faveur de la Palestine.

Des facteurs d'incertitude à considérer

Bien entendu, certains éléments pourraient influencer ou limiter la capacité de Mme Harris à mettre en œuvre des changements significatifs.

Par exemple, le système de «checks and balances»[4] aux États-Unis signifie que la présidence ne peut pas opérer en isolation. Ainsi, la composition du Congrès et l’équilibre des forces politiques internes surpassera les simples volontés présidentielles : un Congrès divisé pourrait limiter la marge de manœuvre de Harris en politique étrangère, et l’influence des élus, tant démocrates que républicains, pourrait freiner certaines initiatives. De plus, une réorientation des relations entre les États-Unis et Israël risquerait de se heurter à une opposition de certains groupes de pression, tels que l’Aipac[5], ainsi qu’à des résistances internes au sein de propre parti Démocrate, qui demeure partagé sur cette question.

En outre, l’évolution de la situation géopolitique au Moyen-Orient et les négociations en cours auront également un impact crucial. Actuellement, des pourparlers avancés visent à établir un accord de cessez-le-feu entre le Hamas et Israël, avec des propositions qui sont en discussion pour mettre fin aux hostilités L’administration Biden, désireuse de clore ce dossier comme l’une de ses dernières grandes réalisations, pourrait voir son succès ou son échec influencer non seulement la politique étrangère immédiate des États-Unis, mais aussi les orientations futures sous une éventuelle administration Harris.

Conclusion

À un mois des élections présidentielles, la position de Kamala Harris en matière de politique étrangère, et notamment sur le conflit israélo-palestinien, reste encore largement indéfinie. Quelques scénarios pourraient se présenter: une rupture modérée, une continuité pragmatique, un statu quo avec un nouveau narratif… Aucun, pourtant, n’indiquerait une rupture radicale avec l’approche de Joe Biden. En effet, si Kamala Harris pourrait défendre une approche plus empathique et équilibrée, en mettant l’accent sur les droits des Palestiniens, il est peu probable qu’elle modifie de manière significative les fondements de la politique américaine envers Israël, si fermement ancrés.

Quoi qu’il en soit, il est difficile de déterminer, à ce stade, dans quelle mesure Harris sera prête à ajuster la politique de Gaza qu’elle héritera de Biden, si elle remporte l’élection en novembre. Cependant, si Kamala Harris accède à la présidence, elle se trouvera rapidement confrontée à la nécessité de définir une position claire et actionnable sur la question de Gaza et, plus largement, sur le conflit israélo-palestinien. L’ambiguïté qui pouvait être stratégiquement utile en campagne deviendra rapidement intenable dans l’exercice du pouvoir…

Justement, la dynamique électorale de Harris, qui avait initialement insufflé un vent de renouveau à la campagne des Démocrates, semble déjà s’essouffler, peu à peu. L’enthousiasme de la «Kamala Mania» se heurte désormais aux attentes d’un électorat de plus en plus pressé de voir émerger des positions claires et un programme concret. Face à cette exigence, les discours ambivalents de la candidate ne semblent plus suffire: à force de marcher sur une corde raide, Harris pourrait bien la voir céder.

de Nadia Enesco

Notes

1) Mouvement de protestation visant principalement à faire pression sur le Parti démocrate pour obtenir un cessez-le-feu dans la guerre Israël-Hamas et imposer un embargo sur les armes à Israël. La campagne a gagné en importance en incitant à voter blanc plutôt que pour Joe Biden lors des primaires démocrates.

2) Historiquement, une partie significative de l’électorat démocrate aux États-Unis a adopté une position pro-israélienne, fondée, entre autres, sur des liens culturels et politiques profonds et ancrés dans un héritage judéo-chrétien partagé, l’impact de l’Holocauste sur la conscience collective, le soutien traditionnel et influent de la communauté juive américaine au Parti démocrate, et la perception d’Israël comme un allié stratégique.

3) Littéralement, les « Jamais-Trumpistes », ou républicains anti-Trump : un groupe de conservateurs et de républicains aux États-Unis qui, dès la campagne présidentielle de 2016, se sont opposés à Donald Trump, malgré leur appartenance au Parti républicain ou leurs convictions conservatrices.

4) Système de pouvoirs et contrepouvoirs entre le branches exécutives, législatives, et judiciaires états-uniennes.

5) American Israel Public Affairs Committee (Comité américain des affaires publiques d’Israël) lobby pro-israélien basé aux États-Unis, qui est particulièrement influent dans les processus électoraux.

Bibliographie

Articles

Émissions

Livres

  • Buisson, Alexis. Kamala Harris: La Biographie. Les éditions du Rocher, 2021.
  • Harris, Kamala. The Truths We Hold: An American Journey. Penguin Books, 2019.

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