Cet article analyse le rôle stratégique du Moyen-Orient, en particulier la Syrie, l’Iran et la Turquie, dans le retour de la Russie sur la scène internationale entre 2010 et 2023. Il examine comment Moscou a utilisé des interventions militaires, des partenariats économiques et des stratégies diplomatiques pour renforcer son influence dans la région et au-delà. Une attention particulière est portée à l’intervention russe en Syrie, à son partenariat avec l’Iran et à sa relation pragmatique mais complexe avec la Turquie. L’analyse met en lumière les motivations géopolitiques, économiques et internes qui guident les actions de la Russie et leurs répercussions sur les dynamiques internationales.
«During the 2000s, when you asked, “what is happening in the Middle East?,” you’d first ask “what does Washington think?”»[1] mais les enjeux géopolitiques du Moyen-Orient ont radicalement changé depuis 2011. Le retrait progressif[2] des États-Unis après les interventions en Irak et Afghanistan et les échecs occidentaux à apporter la stabilité ont offert à la Russie une opportunité stratégique. Depuis 2014, sa politique du Moyen-Orient s’inscrit dans un contexte global d’affrontement avec l’Occident sur fond : l’annexion de la Crimée, la crise ukrainienne, la montée en puissance de l’État islamique en Irak, et la Syrie ravagée par la guerre civile. Cette dynamique s’inscrit dans la volonté russe de transformer l’ordre mondial en une structure multipolaire, en se présentant comme une alternative aux États-Unis et en contestant ainsi l’hégémonie américaine. Le Moyen-Orient est un moyen pour contrer l’Occident, affirmer son influence et se repositionner en tant qu’acteur mondial.
Les alliances sont stratégiques, pragmatiques et circonstancielles avec des intérêts derrières, en particulier de matière économique. Mais ce qui les unis à part de l’économie c’est leur méfiance à l’égard de l’Occident, notamment les États-Unis : La Russie se voit comme le premier compétiteur de cette principale puissance mondiale ; le soutien américain aux Kurdes pose un problème pour la Turquie ; et pour l’Iran c’est une lutte existentielle contre le modèle américain. Cependant, il n’y a pas de front uni contre l’Occident car les trois puissances ont leur propre agenda et n’ont pas nécessairement les mêmes intérêts ou la même influence dans le Moyen-Orient.
Pour comprendre en quoi le Moyen-Orient a constitué un levier stratégique pour le retour de la Russie sur la scène internationale, nous analyserons d’abord comment ses relations avec l’Iran et la Turquie lui ont permis de construire des partenariats tactiques renforçant son poids diplomatique face aux puissances occidentales. Nous examinerons ensuite comment l’intervention militaire en Syrie a offert à Moscou une plateforme d’influence régionale et internationale.
La Turquie: alliée ambiguë mais essentiel
Les relations entre la Russie et la Turquie oscillent entre rapprochement et tension. L’incident de 2015, lorsque la Turquie a abattu un avion russe, a conduit à une crise diplomatique, avec des sanctions économiques sur la Turquie[3] Leur réconciliation pragmatique en 2016 s’est matérialisée dans la reprise des projets, tels que la construction du gazoduc TurkStream, la vente de systèmes de défense ou la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu. Leur rapprochement s’est également renforcé par la distance de l’Occident vis-à-vis du coup d’État échoué en Turquie en 2016.[4]
La coopération sert la Russie à affaiblir l’OTAN, mais des divergences persistent sur des questions telles que la Syrie ou la Libye, où les deux pays soutiennent des camps différents, ou l’annexion de la Crimée et la guerre ukrainienne, où la Turquie a rejoint le camps occidental.[5] Depuis il y a des tensions, notamment en raison de l’interdiction des avions russes dans l’espace aérien turc, le refus des entreprises russes par les banques turques, la libération des officiers ukrainiens ou la vente de drones à Kiev.[6]
Pourtant, une confrontation ouverte n’a pas eu lieu car les deux arrivent à gérer leurs différences tout en donnant la priorité à leurs défis communs. Ultérieurement, dans le conflit israélo-palestinien, ils se retrouvent dans le même camp. Et la Turquie est devenue clé pour la Russie dans le détournement des sanctions occidentaux ainsi qu’un partenaire commercial de plus en plus important, notamment pour les hydrocarbures.[7]
L’Iran : Partenaire stratégique et pragmatique
La Russie coopère également économiquement avec l’Iran pour contourner les sanctions occidentales et vice versa. L’appartenance aux BRICS+ a renforcé leurs liens commerciaux et souligne leur volonté de diversifier leurs marchés, de réduire leur dépendance à l’Occident et de changer la scène internationale. Bien que les deux ont des objectifs et intérêts en commun, ceux ne sont pas identiques. Par exemple, la Russie maintien des liens avec des adversaires de l’Iran, comme l’Arabie saoudite mais l’humiliation commun subie du part de l’Occident alimente leurs efforts pour contrer l’influence des États-Unis.[8]
L’Iran soutient la Russie dans le conflit ukrainien ce qui consolide leur axe anti-occidental et accélère leur coopération stratégique, y compris dans le domaine militaire, comme la fourniture par l’Iran de drones d’attaque pour la guerre en Ukraine.[9] Et vice versa, la guerre en Ukraine a fourni à l’Iran des informations techniques et opérationnelles.[10] En outre, les deux coopèrent sur le dossier nucléaire car « A Western-allied Iran is more dangerous for Russia than a nuclear-armed Iran ».[11]
Leur préoccupation pour leur stabilité interne, mise en danger lors des manifestations de 2011-2012 en Russie et du Mouvement vert en Iran, a également renforcé l’alliance au point de faciliter leur échange d’expertise et de méthodes pour réprimer l’opposition publique et contrôler le flux d’informations.[12] Lorsque la Syrie a plongé dans la guerre civile en 2011, les deux ont soutenu le régime d’Assad. Au départ, le soutien russe et iranien a pris des formes différentes, mais l’avancée des forces d’opposition en 2014 a contribué à un plus grand alignement.[13]
La Syrie: pivot militaire et diplomatique russe
La Russie, en se présentant comme protectrice des chrétiens orthodoxes, s’appuie sur son lien historique avec la Syrie, allié de longue date et foyer de la plus grande communauté orthodoxe du Levant. De plus, la Syrie offre un accès stratégique à la Méditerranée et sa stabilité est essentielle pour la base russe navale à Tartous et aérienne à Khmeimim. De ce fait, la Russie a fourni une assistance diplomatique au Conseil de sécurité des Nations unies, un soutien financier et des équipements militaires.[14]
L’intervention militaire russe en Syrie en 2015, la première opération militaire russe en dehors de l’ancienne région soviétique depuis l’Afghanistan, était un moment charnière car cela a permis de renforcer son influence régionale en présentant la Russie comme un combattant contre « le chaos des révolutions » et un stabilisateur régional.[15] Le concert à Palmyre organisé par la Russie en 2016 illustre cette stratégie.[16] De plus, à travers le processus d’Astana, a été initié par la Russie et celle-ci s’était imposée comme un médiateur pour résoudre la crise syrienne, marginalisant les initiatives occidentales.[17]
En même temps, son intervention a servi comme « terrain d’essai » pour la guerre ukrainienne, tout en diffusant une image de puissance militaire moderne.[18] Elle cherche également à accroître son rôle économique en Syrie en signant des contrats ce qui la met en rivalité avec l’Iran.[19] Sur le plan intérieur, elle vise à contrer la radicalisation et le djihadisme au sein de sa population car ses citoyens et résidents ont rejoint des organisations terroristes étrangers plus que d’autres.[20]
Conclusion
En raison des efforts militaires russes conjoints avec le régime d’Assad et l’Iran, des parties de la Syrie étaient sous contrôle d’Assad jusqu’à l’hiver 2024. La perte d’Assad peut affecter la confiance des alliés dans les garanties russes car la présence militaire russe en Syrie était longtemps un symbole du poids politique russe en Moyen-Orient. Pourtant le revers d’Assad ne poussera probablement pas la Russie à se retirer de la Syrie. Les enjeux sont trop importants et par conséquent la Russie s’adaptera, entrera en dialogues avec les nouvelles puissances en Syrie et tentera probablement aussi de négocier avec la Turquie, qui soutient certains groupes rebelles.[21] Le président russe Vladimir Poutine a exprimé son soutien au président intérimaire syrien Ahmed al-Sharaa, affirmant la volonté de la Russie de coopérer pratiquement avec la Syrie pour renforcer les relations bilatérales. Un élément clé dans ces négociations et dialogues sera probablement l’extradition de Bachar al-Assad qui a trouvé refuge en Russie, où il a obtenu l’asile politique.
Avec un contexte internationale favorable et à travers ses actions en Syrie, son alliance avec l’Iran et sa relation ambigu mais stratégique et pragmatique avec la Turquie, la Russie a non seulement diversifié ses partenariats économiques mais également réaffirmé sa présence sur la scène internationale et sa capacité à défier l’ordre occidental car elle entretient des relations avec l’ensemble des acteurs étatiques du Moyen-Orient. Pourtant elle n’a jamais eu l’objectif de devenir l’hégémon du Moyen-Orient ni de remplacer les États-Unis en tant que fournisseur de sécurité. L’objectif de la Russie est plutôt d’être perçu comme incontournable, de promouvoir ses propres intérêts et de contrecarrer la domination des États-Unis dans la région.
Bibliographie
Articles de presse
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Articles dans des revues et rapports
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Notes
[1] Brookings Institution, « The new geopolitics of the Middle East: America’s role in a changing region », Brooking Interview, 2019, p.2.
[2] Pourtant les États-Unis restent essentiels, même s’ils ne le sont peut-être plus autant qu’avant.
[3] Brookings Institution, « An ambiguous partnership: The serpentine trajectory of Turkish-Russian relations in the era of Erdogan and Putin », Turkey Project Policy Paper, Number 13, 2017, p.1.
[4] Carnegie Endowment for International Peace, « Understanding Türkiye’s Entanglement With Russia », Research Reports, 15 octobre 2024.
[5] Ibid.
[6] Carnegie Endowment for International Peace, « Rebel Gains in Syria Put Russia on the Back Foot », Politika, 6 décembre 2024.
[7] Carnegie Endowment for International Peace, « War in the Middle East Is Boosting Russia-Turkey Ties », Politika, Moscou, 15 novembre 2023; Carnegie Endowment for International Peace, « Russia’s Enduring Presence in the Middle East », Research Reports, 1er novembre 2024.
[8] Carnegie Endowment for International Peace, « Russia’s Enduring Presence in the Middle East », Research Reports, 1er novembre 2024.
[9] Washington Institute, « How the Middle East Became an Arena for Putin’s Power Struggle with the US », Washington, Washington Institute, 9 mai 2024.
[10] Carnegie Endowment for International Peace, « Autocrats United: How Russia and Iran Defy the U.S.-Led Global Order », Research Reports, 10 octobre 2024.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Carnegie Endowment for International Peace, « Rebel Gains in Syria Put Russia on the Back Foot », Politika, 6 décembre 2024.
[15] Marshall Center, « The Impacts of the Syrian Intervention on Russian Strategic Culture », Security Insights, Number 033, juin 2019.
[16] BBC News, « Russia’s Valery Gergiev conducts concert in Palmyra ruins », Londres, BBC News, 5 mai 2016.
[17] Carnegie Endowment for International peace (Carnegie), « Russia’s Balancing Act in the Levant », Research Reports, 19 September 2024. Disponible en ligne : https://carnegieendowment.org/research/2024/09/russia-middle-east-levant?lang=en
[18] Marshall Center, « The Impacts of the Syrian Intervention on Russian Strategic Culture », Security Insights, Number 033, juin 2019.
[19] Center for Strategic and International Studies, « The Evolution of Russian and Iranian Cooperation in Syria », Analysis Reports, 17 novembre 2021, p.5.
[20] Brookings Institution, « The new geopolitics of the Middle East: America’s role in a changing region », Brooking Interview, 2019, p.14 ; Center for Strategic and International Studies, « Russian-Speaking Foreign Fighters in Iraq and Syria: Assessing the Threat from (and to) Russia and Central Asia », Analysis Reports, 29 décembre 2017.
[21] The Atlantic, « Why Syria Matters to the Kremlin », Washington, The Atlantic, 3 décembre 2024.
De Mara Grimminger