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Un Maroc à deux vitesses: la contestation du collectif Genz 212

La mobilisation Genz 212 a surpris le Maroc. Entamée pendant deux semaines à partir du 27 septembre, elle bouscule les grilles de lecture du paysage contestataire marocain. Assemblant des citoyens de toute tranche d’âge, mais principalement des jeunes de 15 à 30 ans issus des milieux urbains, elle manifeste une colère contre les inégalités sociales, enflammée par le décès tragique de huit femmes après leur césarienne à l’hôpital Hassan II d’Agadir. Dans les places de Rabat, Tanger, Oujda et Marrakech entre autres, on scande “le peuple veut la fin de la corruption”, “nous voulons des hôpitaux, pas des stades ”, remettant en question les investissements colossaux en vue de l’organisation de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) 2025 et de la Coupe du monde 2030[1], face à des services publics défaillants, et pointant du doigt la corruption endémique qui imbibe la société.

Un hirak issu des réseaux sociaux

Le mouvement Genz 212 tire son nom de la génération Z et de l’indicatif téléphonique marocain. Il apparaît sur la plateforme sociale de jeux vidéo Discord, puis se déploie sur Instagram, Facebook, Tiktok et Twitter. En croissance exponentielle depuis son émergence cet été 2025, il rassemble actuellement plus de 220 000 membres sur Discord, qui constitue son noyau. Ses fondateurs demeurent anonymes. Selon le politiste marocain Rachid Achachi, une partie d’entre eux seraient résidents à l’étranger, ne souhaitant pas révéler leur identité par crainte de représailles.

Si les rassemblements de ce collectif font écho à ceux du mouvement du 20 février 2011, ils ne partagent pas sa dimension politique. En effet, le printemps arabe au Maroc fut marqué par des revendications articulées autour de la démocratie, de la justice sociale et de la dignité, portées par des partisans de partis politiques de gauche et islamistes. Ces courants, bien que d’apparence opposée, ont uni leurs forces dans l’organisation des nombreuses manifestations qui ont secoué le Maroc en 2011, amenant notamment à la promulgation d’une nouvelle constitution. Le collectif Genz 212 se dit apartisan, alertant même, à ses débuts, ce qu’il considère comme une récupération politique le soutien de certains acteurs de gauche, comme le Parti Socialiste Unifié (PSU), qui fut le premier à exprimer son encouragement lors des premiers jours des rassemblements. Toutefois, des factions du mouvement semblent s’être rapprochées de courants de gauche, amazighs ou islamistes.

Les revendications de la Genz 212 ont d’abord été sociales, centrées sur les inégalités qui fracturent le Maroc et alimentent colère et frustration. La pauvreté multidimensionnelle[2] serait le concept le plus à même de rendre compte des difficultés que vivent, à échelles variables, les Marocains en situation de pauvreté ou de précarité en régions rurales, dans les périphéries urbaines et dans les villes. Quelques chiffres parlants : 72 % de la population pauvre au Maroc se situe dans les régions rurales, où vivent plus du tiers des Marocains[3]. Le taux de pauvreté multidimensionnelle atteint 2.5 % en 2024, contre 4.5 % en 2014[4]. On compte 130 hôpitaux publics pour 38 millions d’habitants, sans équipements et ressources humaines suffisantes. Le taux de chômage des 15-24 ans atteint 36 %[5], tandis qu’un peu moins du tiers de la population est encore analphabète[6]. Face à la détérioration des services publics de santé et d’éducation – en raison d’un désengagement de l’Etat au profit du secteur privé, suite aux politiques néolibérales instaurées dès les années 80, pour combler le déficit budgétaire -, le collectif Genz 212 réclame la mise en place de services dignes de ce nom.

La corruption est également un sujet central, puisque les appels à son démantèlement ont rapidement escaladé en un appel à la dissolution du gouvernement. Ce dernier cristallise les tensions. La société civile l’accuse d’être un vecteur de corruption, notamment à travers les conflits d’intérêt qui opposent ses membres à leurs fonctions parlementaires, en premier lieu le chef du gouvernement, M. Aziz Akhannouch, l’une des principales fortunes du Maroc[7]. Ainsi, des demandes de boycott des 12 sociétés du chef du gouvernement circulent sur les réseaux sociaux marocains.

Contestation de la dualité du Maroc: Maghrib vs Morocco

Fondamentalement, le collectif Genz 212 dénonce l’existence d’un Maroc à deux vitesses, vécu quotidiennement et attisé par les réseaux sociaux. Car les plateformes sociales ont permis une chose : ouvrir aux jeunes une fenêtre sur le monde et sur leur propre pays. Inspirés par les soulèvements au Népal, ces jeunes connectés ont également eu un aperçu, ces dernières années, sur un autre Maroc, jusque-là voilé. Le “Morocco”, comme on le dénomme sur les réseaux sociaux, le Maroc des cartes postales, des hôtels et des restaurants haut de gamme, des villas et des appartements luxueux, dévoilés par des influenceurs lors des storys et posts quotidiens. Et la disparité est grande, entre ce Maroc des élites et le “Maghrib” des plus précaires. D’où la contestation des investissements dans les grands projets footballistiques, au détriment de services sociaux opérationnels.

Sur ces mêmes réseaux, membres et sympathisants du collectif Genz 212 doivent également affronter leurs détracteurs. Nombreuses sont les critiques de ce mouvement aux fondateurs anonymes, et aux revendications en expansion, allant de la sphère sociale aux demandes de relâchement des prisonniers de délits d’opinion (avec le hashtag #freeKoulchi[8].), de l’arrêt de la normalisation avec Israël, et du respect de la liberté d’expression. Apparaît alors le terme de “Zlayji”, affublé aux chauvinistes condamnant le mouvement. Il fait référence aux Marocains glorifiant les réussites du Maroc, mettant sous le tapis les failles sociales qui traversent le royaume, occupés à participer aux débâcles contre des comptes présumés algériens sur des rivalités nationales au sujet du caftan et du zellige, d’où son nom.

Opposée aux ultranationalistes levant l’étendard du patriotisme et de la promotion de la stabilité, la Genz 212 clame briser le silence. Mêlant des appels au boycott de la CAN 2025 et des produits israéliens, elle estime faire front au discours édulcoré sur le Maroc moderne vitrine pour les investisseurs et les touristes étrangers. Ainsi, la solidarité exprimée aux sinistrés de la région montagnarde d’al Haouz est parlante. Révoltée de la lenteur des reconstructions et de l’absence d’aides suffisantes aux rescapés, deux ans après le séisme de septembre 2023, la Genz 212 dénonce un inversement des priorités budgétaires en faveur des préparatifs d’événements sportifs.

Un mouvement à la pérennité fragile

Sur le terrain physique, les rassemblements du collectif ont été réprimés durant les deux premiers jours. La poursuite des manifestations pacifiques s’est accompagnée de débordements causés par des “casseurs”, notamment à Salé et Lqliaa, contre des brigades de police. En tout, on dénombre plus de 400 blessés, deux jeunes civils morts, et des dizaines d’arrestations se soldant par des peines allant de trois à quinze ans[9]. Le discours du roi Mohammed VI le 10 octobre – attendu par la Genz 212, qui lui a adressé le 3 octobre les demandes évoqués plus haut – à l’ouverture de la session parlementaire, ne fait pas mention du collectif. Néanmoins, le souverain appelle les élus à davantage de célérités dans l’exécution de projets sociaux[10]. Le lundi 20 octobre, le gouvernement a annoncé de nouvelles mesures, comprenant une hausse de 30% et de 13% des budgets respectivement alloués aux ministères de la Santé et de l’Éducation nationale.

Si les médias sociaux – en l’occurrence Discord – offrent des potentialités de déploiement de protestations populaires, mettant à portée de main la structuration de mouvements sociaux ou politiques et abolissant les obstacles géographiques, ils présentent en même temps des limites. Le collectif Genz 212 est avant tout une communauté virtuelle. Ses mobilisations n’échapperont peut-être pas au caractère éphémère de mouvements semblables. Le fait qu’il soit dépourvu de hiérarchie et l’anonymat de ses administrateurs ne sont pas des facteurs favorables à sa pérennité. En témoigne l’essoufflement des rassemblements suivant le discours royal. Malgré une reprise des rassemblements le 18 octobre, le mouvement amazigh a annoncé se retirer du collectif, suivie par les antennes Genz 212 des villes d’Oujda et de Berkane.

Lamia Elfehaim

Notes

[1] Organisée conjointement par le Maroc, l’Espagne et le Portugal

[2] Contrairement à la pauvreté monétaire, qui se base sur les revenus, l’indice de pauvreté multidimensionnelle comprend l’accès aux ressources, à l’assainissement, à l’électricité, aux services publics, la qualité de l’environnement… Autant de facteurs qui permettent de jauger les aspects nécessaires de la vie.

[3] Haut Commissariat au Plan, Synthèse : Cartographie de la pauvreté multidimensionnelle, paysage territorial et dynamique, Mai 2025 https://www.hcp.ma/Synthese-Cartographie-de-la-pauvrete-multidimensionnelle-paysage-territorial-et -dynamique-Mai-2025_a4103.html, Consulté le 1910/2025

[4] Ibid.

[5] Haut-Commissariat au Plan, « Situation du marché du travail en 2024 », HCP Maroc, https://www.hcp.ma/Situation-du-marche-du-travail-en-2024_a4059.html (consulté le 19/10/2025)

[6] Haut-Commissariat au Plan, « Évolution du taux d’alphabétisation des 15 ans et plus (en %) », HCP Maroc, https://www.hcp.ma/Evolution-du-taux-d-alphabetisation-des-15-ans-et-plus-en_a3479.html (consulté le 19/10/2025)

[7] Transparency International, Rapport Moral, 2023

[8] Koulchi signifie tout le monde en dialecte marocain

[9] Le Monde, Le Maroc serre la vis face à la génération Z, 17/10/2025, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2025/10/17/le-maroc-serre-la-vis-face-a-la-generation-z_6647524_3212. html, (consulté le 19/10/2025)

[10] Maroc.ma Texte intégral SM le Roi adresse un discours au Parlement… https://www.maroc.ma/fr/discours-messages-royaux/discours-royaux/sm-le-roi-adresse-un-discours-au-parlemen t-loccasion-de-louverture-de-la-premiere (consulté le 19/10/2025)

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