Rue Qaed Ibrahim, 29 janvier 2011 / © Corinne Grassi
Un an après le début du soulèvement en Egypte, la presse revient essentiellement sur le phénomène de la place Tahrir, épicentre de la révolution, et qui a constitué l’essentiel de la couverture médiatique pendant cette révolution. Or, on l’ignore souvent mais les affrontements avec la police ont été particulièrement acharnés dans les villes d’Alexandrie ou de Suez par exemple. C’est d’ailleurs à Suez que le premier manifestant est tombé sous les balles des forces de sécurité le 28 janvier, ce qui a pu faire dire sur les réseaux sociaux ce jour-là que Suez était le Sidi Bouzid égyptien. C’est aussi à Alexandrie et à Suez que les manifestants ont pris le dessus sur la police, ce même jour. Chose remarquable, pratiquement tous les commissariats de la ville ont brûlé à Alexandrie, ainsi que l’imposant bâtiment du gouvernorat, témoignant ainsi de la rage de la population contre ces symboles honnis du régime. C’est aussi un esprit de revanche qui a sans doute inspiré ces révoltés pyromanes, contre des commissariats connus de tous comme des lieux de tortures et d’humiliations.
Un Alexandrin, premier martyr et symbole de la révolution égyptienne
Et cela n’est pas sans lien avec l’histoire récente de la ville. Si l’on remonte la chronologie du soulèvement, l’une des figures martyres qui a cristallisé la mobilisation en Egypte, comme Mohamed Bouazizi en Tunisie, était le jeune Khaled Saïd. Cet Alexandrin de 28 ans a été arrêté dans un cybercafé et tabassé à mort par la police le 6 juin 2010. Des mouvements de protestation ont éclaté à cette époque dans son quartier d’origine, « Cleopatra ». La page Facebook dédiée à son calvaire et dénonçant la violence policière, « nous sommes tous Khaled Saïd », avoir organisé des mobilisations éclaires, pacifiques et silencieuses de « silent stand » sur la corniche d’Alexandrie et sur la corniche du Nil au Caire, sera par la suite l’un des fers de lance de la révolution égyptienne. Cette page Facebook, administrée par le jeune cadre de Google Moyen-Orient Waël Ghoneim, ainsi que d’autres mouvements pro-démocratiques ont appelé à une journée de mobilisation contre le régime, non sans ironie, le 25 janvier, jour national de la police en Égypte.
À Alexandrie comme ailleurs, la contestation n’a en effet pas éclaté du jour au lendemain, elle a été précédée de mobilisations, de mouvements sociaux et d’éclosion d’une société civile renouvelée. On décrit souvent la métropole méditerranéenne comme conservatrice, bastion des Frères Musulmans, et berceau des Salafistes égyptiens. Mais la ville jadis cosmopolite n’est pas uniforme et cache une réalité plus complexe. Elle possède notamment une importante minorité chrétienne copte, qui a d’ailleurs été fortement ébranlée par l’attentat qui a frappé une église la nuit de la Saint-Sylvestre 2010. La communauté a manifesté dans les jours qui ont suivi pour protester contre cet acte ignoble, aux côtés de musulmans solidaires. C’est à cette époque qu’est apparu, le fameux symbole de la croix et du croissant, imbriqués l’un dans l’autre en guise de solidarité et d’attachement à la fraternité entre chrétiens et musulmans… On le verra repris peu de temps après sur les banderoles des révolutionnaires. Cet événement tragique donnera également lieu à une autre victime de la brutalité policière, un salafiste du nom d’El Sayed Belal, à qui l’on a tenté de faire avouer sa responsabilité supposée dans l’attentat terroriste en le torturant à mort. Des fuites de documents secrets, émanant du tout-puissant organe de la « Sécurité d’État » – remis en cause à l’issue de la révolution – laisseront entendre que c’est la Sécurité d’État elle-même qui aurait fomenté de bout en bout l’opération, afin de faire accuser les islamistes, creuser la division entre chrétiens et musulmans, et au passage, détourner l’attention de l’opinion publique égyptienne et internationale des élections législatives truquées de novembre-décembre 2010.
Alexandrie a également vu émerger une nouvelle génération de jeunes éduqués et interconnectés, d’activistes, d’artistes, ouverts sur le monde mais aussi soucieux des maux qui touchent leur société. Beaucoup d’artistes notamment, (musiciens, comédiens, vidéastes, graffeurs…) en manque d’opportunité, n’ont eu alors d’autres recours pour s’exprimer que de se tourner vers la culture underground. C’est ce qui a été formidablement dépeint par le film « microphone » d’Ahmad Abdalla. Le film met en scène des artistes alexandrins qui jouent leur propre rôle, et une association indépendante, Gudran, qui existe vraiment et qui contribue beaucoup au développement culturel de la ville. Il restera sans aucun doute comme le film qui a le mieux pressenti les ferments de bouillonnement à l’œuvre dans la jeunesse égyptienne. Dans l’une de ses scènes, des jeunes musiciens, privés de concert dans le centre culturel gouvernemental de la ville, parlent de faire une « révolution » et finissent par improviser un concert dans la rue – rétrospectivement cela prend tout son sens ! Et on l’a vu par la suite, les arts et en particulier la musique et les graffitis ont été des éléments très importants dans la protestation contre le régime. Ironie de l’histoire, la sortie du film en Egypte était prévue le 26 janvier 2011 et a été quelque peu compromise pour cause de véritables événements révolutionnaires…
Tant d’histoires à raconter
Hamdy est l’un de ces artistes et activistes à la fois. Écrivain, il a fondé une ONG d’action culturelle Eskenderella. Il raconte son 25 janvier 2011 : « Les gens se rassemblaient un peu partout, sur les grandes places de la ville comme Mansheya mais aussi dans chaque quartier et surtout les plus populaires. Cela permettait aussi de rendre la situation plus confuse et donc ingérable pour la police… J’ai tout de suite rejoint le mouvement. » Avec un groupe d’artistes alexandrins, ils ont même décidé d’organiser un rassemblement le 27 janvier devant le Centre de la création d’Alexandrie, qui dépend du Ministère de la culture égyptien. « Nous avions fabriqué des pancartes qui reprenaient des citations de poésie, des extraits de chansons, notamment de Sayyed Darwish, Oum Kalsoum, Abdelwahab… et nous chantions aussi. Nous avons alors été attaqués par la police qui nous ont signifié que nos pancartes et nos chants étaient interdits, alors qu’il s’agissait seulement d’extraits du patrimoine littéraire et musical égyptien ! »
rue Qaed Ibrahim, 28 janvier 2011 / © Corinne Grassi
Les jeunes Alexandrins ont tous des histoires à raconter sur la révolution, leur révolution. Mais plus que tout autre épisode, sur le 28 janvier, jour de terreur mais aussi des premières victoires. Ils l’appellent d’ailleurs « le 28 », sans préciser de quel mois il s’agit tant cela est entendu. Abdallah, un habitant de la rue de la mosquée Qaed Ibrahim du centre-ville, était aux premières loges, car cette mosquée marque traditionnellement l’un des principaux points de ralliement de la contestation. Quand il a voulu aller manifester à la fin de la prière du vendredi, c’est un terrain de bataille qu’il a trouvé en bas de son immeuble. « L’attaque a commencé avant même la fin de la prière quand les gens ont commencé à chanter ‘Le peuple veut la chute du régime’. La police a alors commencé à frapper les gens avec leurs matraques et à en arrêter certains. Puis elle a lancé des gaz lacrymogènes, c’était si violent que les jeunes ont commencé à répliquer en lançant des pierres depuis les voies du tramway. C’était un enfer. Je suis resté à l’entrée de mon immeuble pour secourir les gens qui tombaient, gravement affectés par le gaz lacrymogène, et les soulager avec les moyens du bord, de l’eau, mais aussi de l’oignon et du vinaigre pour supporter le gaz ».
rue Qaed Ibrahim, 28 janvier 2011 / © Corinne Grassi
Corinne, une Française établie à Alexandrie, restée sur place pendant toute la durée de la révolution, vit également dans la rue quelques pâtés de maisons plus loin. Elle témoigne : « Le gaz lacrymogène était incroyablement fort, brûlant le visage, la gorge et les yeux, et la police en a répandu pendant deux heures non-stop. L’atmosphère était un mélange de colère, de peur et parfois de panique. Mais quelques heures plus tard, j’ai compris que la police anti-émeute était en train de perdre le combat car ses hommes se sont retrouvés piégés entre un groupe venant du côté de la mosquée, et un autre venant de la rue Champollion attenante. Ils étaient épuisés et souffraient aussi de leurs propres gaz lacrymogènes tandis que les manifestants progressaient dans leur direction et commençaient à mettre le feu aux voitures et camions de police. J’ai été choqué de voir ces camions de police évacuer précipitamment les lieux en laissant certains de leurs gars derrière eux. Ceux-là ont vite été pris à partie par les manifestants et molestés par la foule. Mais d’autres manifestants et habitants les ont secourus en formant des chaînes pour les évacuer du quartier ou en les cachant dans leurs halls d’immeuble. »
Dans d’autres quartiers, les combats ont aussi fait rage. Hamdy était entre Sidi Beshr et Montaza à l’extrémité Est de la ville : « J’ai vu trois jeunes hommes tués, très jeunes, certains avaient sans doute moins de vingt ans, abattus par des coups de feu en face de la mosquée de Sidi Beshr. J’ai alors senti que je préférais moi aussi mourir en martyr mais être libre… Cependant vers 3h de l’après-midi, nous avons réussi à rompre le siège de la police, qui avait terminé ses munitions et s’est épuisée à tenter de nous disperser, sans succès. »
Le bras de fer final
L’après-midi même de cette débâcle, l’armée investira la ville, déployant ses chars sur la corniche et autour des lieux stratégiques, bâtiments de l’administration, palais de justice, grande bibliothèque,… Comme ailleurs, on ne reverra plus un seul uniforme de police jusque bien après la révolution. C’est alors le temps du couvre-feu, des pillages et des comités de quartiers organisés spontanément pour protéger leurs familles et leurs biens.
Et dans le même temps la mobilisation se poursuivait, plus intense les vendredis et ponctuée par les « milyoniyat », les appels à manifester par « millions » dans tout le pays. Les trajets des manifestations reliaient souvent la place de la gare de Sidi Gaber occupée par des tentes et un sit-in à l’image de la place Tahrir, jusqu’à à la mosquée Qaed Ibrahim. Rasha, une jeune alexandrine de 27 ans, descendait dans la rue manifester tous les jours et raconte qu’il y avait des hauts et des bas : « J’ai été marquée par la manifestation du 31 janvier car c’était celle pour les martyrs, ceux qui sont tombés le 28 janvier, et nous avons marché en suivant le cortège des cercueils en passant par le cimetière de Chatby. Je me souviens très bien aussi du 2 février en particulier, c’était le lendemain du second discours de Moubarak, le jour où Internet fonctionnait de nouveau et l’ambiance était un peu plus calme. (…) Mais c’est ce jour-là aussi qu’en rentrant chez moi j’ai rencontré pour la première fois un rassemblement pro-Moubarak, qui occupait la place Victor Emmanuel dans mon quartier de Smouha. J’étais choquée de voir ces gens soutenir l’homme qui avait humilié et détruit l’Egypte pendant 30 ans, sur le moment j’ai souhaité être morte ou de ne jamais être née pour ne pas avoir à vivre ce moment-là. Mais pendant ces 18 jours, j’ai aussi vu une sorte d’Égyptiens que je n’avais jamais vus auparavant, très respectueux et solidaires dans les manifestations. Il n’y avait aucun harcèlement des femmes dans la rue et une grande responsabilité des hommes de tous âges qui s’organisaient en comités de quartiers, assumant pour la première fois des responsabilités envers le pays. Moi-même j’ai contribué à nettoyer les rues et j’ai incité les autres jeunes de mon immeuble à en faire autant. J’ai pu sentir pour la première fois que ce pays m’appartenait et que l’on luttait tous ensemble pour le bénéfice de l’Égypte et non pour des intérêts particuliers. »
- rue Qaed Ibrahim, 4 février 2011 / © Corinne Grassi
Corinne a vraiment compris que le mur de la peur avait été brisé quand elle a vu un flot sans précédent de manifestants sur la corniche et dans les rues attenantes. C’était le 8 février et la veille trois éléments médiatiques ont fait basculer définitivement l’opinion : l’interview émouvante de l’activiste Waël Ghoneim relâché après 10 jours à l’isolement, celle d’Omar Suleiman, le numéro 2 du régime, appelant les Égyptiens à reprendre leur travail arguant du fait que le pays n’était pas prêt pour la démocratie, et enfin les révélations sur le scandale de la fortune des Moubarak. Mais c’est le dernier discours du raïs le 10 février annonçant qu’il déléguait ses fonctions à son vice-président Omar Suleiman, mais qu’il resterait à la tête de l’État, qui a déclenché le lendemain la plus impressionnante de toutes les manifestations à Alexandrie : une grande marche de la gare de Sidi Gaber jusqu’au palais de Ras el-Tin, symbolique car situé en zone militaire, prés du siège de la Marine, et que cet ancien palais ottoman est aussi un palais présidentiel. La corniche d’Alexandrie s’est alors couverte de drapeaux aux couleurs de l’Égypte, la foule affluant de partout, elle a fini par former un cortège s’étirant sur des kilomètres le long de la mer. Lors de l’annonce du retrait d’Hosny Moubarak ce 11 février, cette même corniche a éclaté dans une joie immense, aussi intense que la tension qui s’était accumulé pendant ces 18 jours de défiance.
Corniche d’Alexandrie, 11 février 2011 / © Corinne Grassi
« La révolution continue »
Depuis, la contestation ne s’est pas tarie dans la métropole méditerranéenne qui est régulièrement secouée par des tensions et des épisodes de mobilisation sociale et politique. Les employés de la Bibliotheca Alexandrina ont notamment défrayé la chronique par un mouvement de grève et de sit-in sans précédent contre sa direction. Après que celle-ci ait loué les jeunes de la révolution pour avoir protégé le bâtiment de la bibliothèque (des jeunes formaient des chaînes humaines au passage des cortèges de manifestants sur la corniche pour empêcher tout vandalisme), les semaines qui ont suivi ont vu éclater les scandales de détournements de fonds de l’institution, sur des comptes secrets appartenant à la famille Moubarak. D’abord épargné, le directeur, Ismail Serageldin, ancien fonctionnaire international très reconnu, a été mis en cause, ainsi que d’autres cadres que l’on accusait de corruption, favoritisme, mauvaise gestion, … Les employés en grève, réclamant le départ du directeur et des augmentations de salaires, ont entraîné la fermeture complète du fleuron architectural alexandrin pendant plusieurs semaines en octobre-novembre dernier.
Alexandrie a également été touchée par le mouvement de contestation contre le pouvoir du Conseil suprême des Forces armées et la violente répression qui s’en est suivie entre le 18 et le 23 novembre. La protestation s’était en effet cristallisée autour des « principes supra-constitutionnels », favorables à l’armée, que celle-ci souhaitait imposer au processus de rédaction de la future Constitution. Les jeunes de la révolution dénoncent aussi les tribunaux militaires pour juger des civils et les exactions de l’armée (tests de virginité à l’égard de manifestantes arrêtées, répression de la manifestation des Coptes à Maspero, arrestations de blogueurs dont Maikel Nabil et Alaa Abdelfattah…). Les manifestations de la place Tahrir et les affrontements de la rue Mohamed Mahmoud qui conduit au Ministère de l’Intérieur ont eu leur pendant à Alexandrie, dans le centre-ville autour de la mosquée Qaed Ibrahim, et à Smouha dans la rue conduisant au quartier général de la police.
Après les élections, beaucoup sont dans l’expectative, étant donné le rôle incertain qui sera dévolu à cette assemblée fraîchement élue, alors même que l’armée continue à diriger le pays en conservant quasi-intacte la structure de l’ancien régime. Répression de toute contestation, intimidations et accusations contre les organisations de droits de l’homme indépendantes, les militaires semblent renâcler à abandonner le pouvoir aux civils. Un an après, les acquis de la révolution apparaissent bien minces. La métropole méditerranéenne, loin d’être une belle endormie, a de nouveau manifesté en masse le 25 janvier 2012, cette fois en direction du quartier général de l’armée…
Corniche d’Alexandrie, 11 février 2011 / © Corinne Grassi
Plus de photos du soulèvement à Alexandrie :
http://www.flickr.com/photos/pepette89/sets/72157625854967969/
Aude Thepenier