Il y avait urgence en la matière : dans un monde décloisonné où s’entrechoquent les cultures, où les voies de l’émancipation divergent, où la multipolarité qui s’affirme ne permettra plus à une seule puissance d’imposer unilatéralement ses hiérarchies, dans un tel monde deux voies et deux seules s’offrent : d’un côté l’impasse de la « guerre des civilisations » dans laquelle le couple Ben Laden – Bush nous avait engagés, de l’autre une reconnaissance des différences (des croyances, des traditions, des intérêts) à partir desquelles il faudra construire des convergences en consolidant pas à pas des valeurs qui seront réellement en partage.
Cette nécessité de se situer dans la longue durée n’a pas été immédiatement appréciée : Barack Obama n’avait pas fini de prononcer son discours qu’on lui reprochait de s’être aventuré dangereusement en s’adressant aux musulmans dans leur ensemble : en quoi, a-t-on dit, un président des Etats-Unis dont la légitimité est purement politique est-il habilité à intervenir dans le domaine de la croyance et de l’adhésion religieuse ? Sur ce point, Barack Obama s’était pourtant expliqué d’entrée de jeu en évoquant les faits historiques qui ont donné au monde musulman le sentiment que le manque de respect et le mépris avaient pris le pas chez les Américains sur le souci d’un dialogue égalitaire. Un apurement des relations était nécessaire. Parlant des Américains et des musulmans qu’il appelle à briser conjointement « le cycle de la méfiance et de la discorde », Barack Obama en viendra ainsi à parler de « nos deux peuples [5] » pour souligner l’égale dignité de leurs corpus de références spirituelles.
L’apaisement recherché aurait pu n’exprimer qu’une préoccupation immédiate, le simple souci de redonner à la politique un nouvel espace d’efficacité, de restaurer le sens du compromis contre les dangereux jusqu’auboutismes propres aux conflits identitaires… Cette préoccupation est bien sûr présente, mais l’ambition – on l’a déjà souligné – va bien au-delà. La visée humaniste du message est en effet essentielle. Elle affirme qu’une cohabitation pacifique de tous les habitants du monde est possible.
Le cheminement part de la conviction que les grandes spiritualités partagent les mêmes principes de base (Ne fais pas aux autres…), et que seuls les hommes seraient responsables de la suite, en raison de leurs interprétations, traditions et pratiques conflictuelles. Contre ces dernières, il conviendrait de retourner aux intentions des origines, avec des valeurs qui étaient tout à fait conciliables au départ, et de recommencer l’histoire en évitant les pièges d’une concurrence pour la suprématie.
Avant de réclamer de l’autre qu’il s’amende, ce travail de rénovation suppose en premier lieu, de chacun, une autocritique sur les ravages de l’histoire récente, Du côté américain, cette autocritique concernera d’abord une politique extérieure dont l’interventionnisme fut destructeur. Sont ainsi condamnés le colonialisme, la manipulation des pays à majorité musulmane pendant la guerre froide, les interventions directes sur les régimes (tel le renversement de Mossadegh)… En bout de chaîne, Guantanamo est nommément déploré, et si Abou Graïb ne l’est pas, on peut lire en filigrane sa condamnation dans celle, explicite, de l’aventure irakienne. Cette autocritique sans équivoque fait que les musulmans ne doivent pas se méprendre : la lutte contre Al-Qaïda et l’intervention en Afghanistan ne sont pas dirigées contre eux mais contre des violents, négateurs des valeurs humanistes de l’islam. C’est pourquoi, aussi, les musulmans devraient être concernés par cette lutte, eux qui dans leur immense majorité condamnent la violence fanatique.
Le souci de « remettre les pendules à l’heure » ne concerne pas seulement le volet international des relations avec le monde musulman : il porte aussi sur cette relation dans des sociétés dont les musulmans, quoique minoritaires, sont pleinement membres et, à ce titre, doivent voir leurs droits mieux reconnus que ce ne fut longtemps le cas. L’insistance de Barack Obama sur le nombre des musulmans américains [6] comme son affirmation que les Etats-Unis sont de ce fait « un pays musulman » s’inscrivent dans cette préoccupation-là. Il en va de même de l’accent mis sur le droit des musulmanes de porter librement le voile si elles le souhaitent. L’espoir fortement exprimé que la Turquie intègre l’Union européenne relève lui aussi de la même vision. Indépendamment de la dimension politique contestable de cette intervention dans les choix de l’Union, ce qui est dit d’abord est que l’appartenance européenne de la Turquie comme sa volonté d’intégration ne devraient pas être contestées pour la seule raison de l’ancrage culturel musulman du pays.
On ne percevrait pas toute la nouveauté du projet dessiné par Barack Obama si l’on n’y lisait qu’une politique à courte vue, qu’un simple souci de réduire des tensions identitaires ayant atteint un niveau alarmant, avec au mieux la défense d’un multiculturalisme de simple cohabitation… Le projet qu’il dessine apparaît autrement ambitieux : le monde musulman et le « monde occidental » s’étant développés à partir de valeurs de base qu’il considère comme largement analogues, il est selon lui possible de dépasser les blessures et les blocages d’une histoire conflictuelle. Il faut désormais œuvrer activement et concrètement au rapprochement de systèmes de références que l’histoire a fait dévier à l’excès. Tout cela pour parvenir à une « convergence des civilisations ». A partir de là, le balancement de l’argumentation est toujours le même, l’accent étant mis sur des obligations parallèles. (On retrouve là un écho de la pensée d’Alfred Grosser qui, sur des principes semblables, proposa une démarche pour la réconciliation franco-allemande.) La volonté de convaincre s’accompagne de prudence pédagogique ; toute arrogance est bannie dans le tracé des tâches, mais les défis concrets ne sont pas éludés. Sur trois dossiers particulièrement délicats – le défi démocratique, le vécu religieux, la libération de la femme – ce « discours de la méthode » va trouver ses premiers prolongements.
Chemins de la démocratie
La rupture est nette avec une démarche où l’exportation et le placage de la démocratie à l’occidentale étaient devenus les bras armés idéologiques de l’interventionnisme américain. Opposée au simplisme de Georges Bush, la vision de Barack Obama fait converger plusieurs évolutions où l’organisation d’élections n’est qu’un des aspects, ou l’un des paliers, de l’expression de la volonté populaire. La liberté de pensée et d’expression, l’Etat de droit, le respect des minorités… sont déclarés essentiels : sans ces conditions, la simple organisation d’élections est insuffisante et, pire, pourrait sous un habillage démocratique formel avaliser la reconduction de régimes autoritaires et corrompus. Le principe essentiel est que les gouvernements doivent refléter la volonté de peuples qui, partout, vivent les mêmes aspirations fondamentales. Mais, et c’est essentiel, « chaque nation donne naissance à ce principe de sa propre manière, en fonction des traditions de son propre peuple ». Il est fortement insisté sur le fait que l’« inculturation » de la démocratie et de la modernité est possible, qu’une modernisation de la société n’est pas antinomique de la préservation d’une culture particulière : les précédents du Japon et de la Corée en témoignent, ainsi que ceux – plus significatifs, car il s’agit de pays à majorité musulmane – de Dubaï ou de la Malaisie. Pour que l’évitement de ruptures traumatisantes et la recherche d’un développement puisant dans la tradition n’aboutissent cependant pas à un appauvrissant enfermement culturel, Barack Obama met longuement l’accent sur la nécessité des échanges de tous ordres avec l’extérieur, sur l’importance majeure de l’éducation et de la participation aux recherches scientifiques et technologiques porteuses d’avenir… Dans tous ces domaines qui appellent des démarches ouvertes sur le monde, de nouvelles formes de coopération (partenariats) et la mise à disposition de ressources sont promises.
Liberté de croyance
Le postulat est qu’elle devrait être assurée partout, avec son corollaire la liberté de pratiquer sa religion, y compris pour tous ceux dont la religion n’est pas celle de la majorité de la population. A l’affirmation imagée que « l’islam fait bel et bien partie de l’Amérique », à l’énumération des mesures visant à une intégration égalitaire des musulmans américains fait pendant un plaidoyer plus général pour la diversité et la liberté religieuses partout dans le monde. L’idée qu’il faut tendre vers une réciprocité des accueils sous-tend ici le discours d’Al-Azhar : prononcé devant un auditoire où étaient nombreux des représentants de pays musulmans rigoureusement fermés aux autres religions du Livre, cette perspective-là prend un relief particulier. Il est rappelé qu’un islam tolérant avait su accepter comme une richesse une diversité qui devrait toujours être perçue comme telle : cela concerne en particulier les Maronites et les Coptes, nommément cités. A l’intérieur même de la mouvance musulmane, les intolérances aboutissent également à des violences : les relations entre sunnites et chiites sont également évoquées, avec un appel à la réconciliation. Afin que ces prises de position n’apparaissent pas comme une intrusion assortie de directives, Barack Obama les situe immédiatement dans un cadre de dialogue égalitaire avec le rappel de l’« alliance des civilisations » que promeut la Turquie, ou encore du « dialogue interreligieux » lancé par le roi Abdallah d’Arabie saoudite.
Statut de la femme
Le sujet central de la relation entre hommes et femmes est souvent abordé sous la question réductrice du seul port du voile, perçu comme symbole « global » de l’inégalité et de la soumission des femmes. En ne s’engageant pas sur le terrain de la stigmatisation a priori du voile, Barack Obama a été soupçonné de donner dans un « différencialisme » imprudent et de s’accommoder du sort injuste fait aux femmes. Ce faisant, on a été inattentif à l’insistance qu’il met sur la liberté de choix de la femme : le port du voile procède-t-il d’une décision personnelle, pesée et libre, ou est-il imposé – ce qui ne serait pas acceptable – par une contrainte patriarcale ou une tradition particulière ? [7] En apposant de l’extérieur une signification négative à un choix fait librement, et en optant au-delà pour l’interdiction, on toucherait aux libertés de la personne et à la liberté de croyance. Mais, comme sur les autres points de sa démonstration, Barack Obama se situe d’abord dans une démarche évolutive, une perspective longue ayant pour objectif de dépasser par le haut les points d’incompréhension ou de blocage. L’égalité réelle devrait être une ambition centrale car elle seule permettrait un exercice mieux assumé de leurs choix individuels par les femmes, donc un respect des obligations religieuses fait en toute connaissance de cause. Barack Obama observe ici que les sociétés où les musulmans sont majoritaires ne sont pas seules concernées par la situation des femmes, loin de là, et que des avancées égalitaires seraient nécessaires partout. Au centre des moyens réels de l’égalité, à partir de laquelle pourront se déployer des choix individuels mieux fondés, sont posées comme essentielles l’alphabétisation des filles, l’éducation, la facilitation de l’accès (pour celles qui le souhaiteront) au monde du travail… L’élargissement de leur champ de connaissances, et avec lui un vécu plus autonome de leur rapport au dogme leur permettra de s’opposer avec plus de force aux exploitations inégalitaires fondées sur la religion. L’argument progressiste apparaît avec netteté en filigrane du discours : sous peine d’incompréhension, le lieu qu’est Al Ahzar ainsi que l’auditoire auraient-il permis d’aller au-delà à ce stade ?
Les réserves suscitées par le discours d’Al-Azhar ont été de deux types. Les unes, en se référant à des problèmes politiques urgents, ont déploré une prudence excessive du discours : ainsi, le propos aurait été trop balancé, trop convenu, sur le dossier israélo-palestinien. En raison de la place centrale qu’il a prise dans la relation de « l’Occident » avec le monde arabo-musulman, ce dossier devait bien sûr être évoqué. Mais alors que la politique de la nouvelle administration américaine en était encore à poser les jalons d’une réorientation politique moins favorable à Israël, était-ce réaliste d’espérer des jugements plus tranchés au Caire ?
D’autres réserves ont été formulées, plus centrales, qui portent sur la pertinence même de la démarche : la volonté de réconciliation avec le monde musulman, bien sûr bienvenue, n’a-t-elle pas conduit Barack Obama à de dangereuses concessions aux religieux ? Elles seraient contestables sur le plan philosophique : les religions monothéistes seraient-elles seules en mesure de donner aux hommes des valeurs solidement fondées ? [8] Le laïque craindra « un renoncement à promouvoir une société fondée sur la séparation du politique et du religieux face aux sociétés à dominante religieuse [9]. ». Pouvant être interprété comme « un aveu de faiblesse », le discours de Barack Obama pourrait alors nourrir une intransigeance accrue des fanatiques et rendre plus malaisée l’action de ceux qui, dans les sociétés à dominante religieuse, veulent faire prévaloir les armes de la raison critique sur les fermetures dogmatiques.
Ces inquiétudes doivent bien évidemment être prises en compte car l’ambitieuse voie tracée à Al-Azhar – celle de la construction d’un universel empruntant au meilleur des traditions particulières – n’est pas exempte de pièges. Des régressions sont possibles, d’autant plus que Barack Obama est à la tête d’une hyperpuissance dont les intérêts ont leur logique propre : les plier à un projet éthique sera pour le moins difficile ! Toutefois, la dérive qui avait conduit au glissement du politique à l’identitaire, et au sein de l’identitaire à la préparation d’une « guerre des civilisations », cette dérive exigeait un ressaisissement qui ne pouvait éluder la dimension proprement religieuse des affrontements. En abordant frontalement le sujet, en proposant une méthode pour dépasser les incompréhensions et les blocages, Barack Obama fait le pari qu’un monde pacifié est possible. Ce serait même là « la vision de Dieu » : cette affirmation est dans la dernière phrase du discours d’Al Ahzar, et si elle est hardie, voire choquante pour un non-croyant, elle semble souligner la difficulté d’une entreprise qui aurait bien besoin des secours de la Providence…
[1] 18 mars 2008
[2] 5 avril 2009
[3] 18 mars 2008
[4] 5 avril 2009
[5] Les formes institutionnelles possibles de cette prise en compte de la tradition ne pouvaient évidemment pas être traitées dans un discours de « cadrage général » (telle celle de l’expression de la volonté démocratique en dehors, ou en parallèle des élections).
[6] Rappel du nombre de mosquées ; engagement du gouvernement fédéral pour la protection du « droit au voile » ; facilitation promise de la pratique de la « zakat »…
[7] En France, l’agitation médiatique autour de l’interdiction de la burqa – vêtement féminin lié à une pratique religieuse très minoritaire – vient de relancer la polémique dans des conditions émotionnelles peu propices à une réflexion raisonnée de la question du voile dans un environnement laïque.
[8] Ainsi, l’agnostique et l’athée vigilants pourront s’inquiéter des convergences entre le discours d’Al Ahzar et celui des Bernardins où Benoît XVI ne confiait à la raison des hommes qu’un rôle d’accompagnement des enseignements de la religion.
[9] Cf. André Grjebine : Le renoncement aux Lumières, Un discours qui peut être interprété comme un aveu de faiblesse par les extrémistes, Le Monde, 4 juillet 2009
Robert Bistolfi, membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée.