Parallèlement, elle subit un contexte de tensions, tant sur le plan financier car elle est devenue la cible des fameuses agences de notations, que sur le plan géopolitique puisque la Turquie maintient des positions très dures à son égard en lui refusant l’accès des ports turcs ; et cela en contravention de l’accord d’union douanière qui oblige pourtant Ankara à consentir cela à tous les pays de l’Union européenne.
Un petit détour par l’histoire s’impose. En juillet-août 1974, l’armée turque occupe 36% du nord de l’île d’Aphrodite, représentant plus de 60% du PIB de l’île : la quasi-totalité des zones touristiques, le grand port marchand de Famagouste, la grande plaine fertile agrumicole de Morphou et la plaine céréalière de la Mésaorée. Près de 160.000 Chypriotes grecs rejoignent la zone libre de la République de Chypre, seule entité reconnue par la communauté internationale. Pendant quatre ans, ces déplacés vivent dans des camps de toiles, mais grâce à l’aide internationale, de la Grèce, de la diaspora chypriote et du courage des Chypriotes restés sur place, la partie sud retrouve en 1978-79 sa richesse d’avant l’invasion. Dans les années 1990-2000, la richesse du Sud est ainsi quatre fois supérieure à celle du Nord qui, en abandonnant la livre chypriote, liée à la livre sterling, pour passer à la lire turque, subit de plein fouet l’inflation de la monnaie turque. A cela s’ajoute l’embargo que subit l’entité turco-chypriote, la communauté internationale condamnant ainsi l’opération de force conduite par la Turquie. Aussi, les Chypriotes turcs immigrent-ils en masse en Turquie, mais surtout en Angleterre, l’ancienne puissance coloniale qui a contrôlé l’île jusqu’à son indépendance.
Dans son essor, la République de Chypre bénéficie aussi des guerres civiles libanaises. La grande majorité des grosses sociétés occidentales travaillant au Moyen-Orient et basées à Beyrouth se replient alors sur Limassol, Larnaca et Nicosie. De même, une partie du trésor de guerre de l’OLP est basée dans les banques arabes installées dans la République de Chypre, d’autant que la législation du pays fait de l’île un paradis fiscal avec des taxes de seulement 4%.
Mais si les fortunes douteuses en provenance du Moyen-Orient ont quasiment disparu, elles ont été remplacées à partir de 1991 par d’autres en provenance des oligarques russes. Chaque jour à l’aéroport de Larnaca arrivent alors des avions en provenance de Moscou, Saint-Petersburg, Kiev et d’autres aéroports du sud et du centre de la Russie. D’ailleurs, dans les zones touristiques du Sud, les serveurs et serveuses sont Roumains, Moldaves et Bulgares. A noter que début 1991, au commencement de la guerre yougoslave, des sommes considérables en provenance des banques nationales serbes et croates sont également passées par Nicosie pour repartir en 24-48 heures vers des banques suisses, britanniques et allemandes et vers d’autres paradis fiscaux.
Un bon élève de l’Europe
Alors que la Grèce est entrée dans la CEE en 1981, recevant des milliards d’aide économique de Bruxelles, dans les années 1990, le PIB/per capita des Chypriotes grecs était quasiment le double que celui des Grecs de Grèce. Chypre a ainsi été le meilleur élève des pays souhaitant entrer au plus vite dans l’UE. Cependant, les exigences européennes ont obligé l’île à prendre des mesures législatives pour lutter contre l’économie grise (compagnies off-shore, pavillons de complaisance maritime, argent sale). Ainsi, si dans les années 1980-2000, plus de 4.000 compagnies off-shore ont élu domicile sur l’île, avec l’adhésion de Nicosie à l’UE en 2004, les taxes ont été triplées et seulement moins de 400 compagnies off-shores sont restées sur place, sous le contrôle tatillon et quotidien de la Banque nationale de Chypre.
Lors de la réunion préparatoire de passage des 15 au 25, puis à 27, membres de l’UE, à Athènes en avril 2003, Chypre était noté comme le meilleur élève, Ankara déclarant aussitôt qu’elle s’opposerait à l’adhésion de la République de Chypre. Une première ! Un pays non-membre de l’UE se permettait ainsi de s’immiscer dans la politique de Bruxelles.
En 2004, parmi les entrants, trois seulement ne coûtaient rien au budget européen. La Slovénie donnait autant qu’elle recevait, mais les deux petites îles de la Méditerranée (Chypre et Malte) étaient contributrices positives au budget européen, donnant plus qu’elles ne recevaient. Ce n’est donc pas un hasard si, dès le 1er janvier 2008, Chypre est entrée dans la zone euro, sans tricher sur ses comptes comme l’a fait la Grèce dès 2001, sous la direction du gouvernement socialiste du PASOK de Kostas Simitis.
Le délire des agences de notation
Malgré une renaissance économique exemplaire de la République de Chypre depuis 1974, les agences de notation se sont inquiétées de la situation financière sur l’île, eu égard notamment à la crise grecque.
En particulier, pour les agences de notation, les grandes banques chypriotes ont investi 3,6 milliards d’euros dans les banques grecques, d’où leurs fragilités. Fin 2011 début 2012, l’agence Moody’s a ainsi dégradé trois banques chypriotes : Bank of Cyprus, Marfia Popular Bank et Hellenic Bank. Pourtant si les deux dernières peuvent être sujettes à question, la première est particulièrement solide avec des actifs de part le monde. La Bank of Cyprus est très présente à Chypre, en Grèce, mais aussi au Liban, en Angleterre et en Russie, avec des actifs importants.
Le président Christofias et son ministre de l’Economie, Kikis Kazamias, ont officiellement dénoncé les agences de notation, déclarant « qu’elles créent des problèmes alors que la situation est sous contrôle » ; d’autant que les banques chypriotes disposent actuellement des dépôts de 2,5 milliards d’euros en provenance de Russie. D’après le Centre américain d’études stratégiques et internationales, en 1997, les oligarques eltsiniens ont fait transiter un milliard de dollars par mois par Chypre. Mais surtout, dès 2007, le parlement chypriote adopte une loi favorisant l’obtention plus rapide de la nationalité chypriote si les demandeurs ont 17 millions d’euros déposés dans les banques chypriotes. Ce passe-droit vise les oligarques russes, surtout ceux qui sont dans la ligne de mire de Poutine. Une dizaines de personnes privées en ont bénéficié, déposant 135 millions de dollars à Chypre. Et cette même année, les IDE de la Fédération de Russie étaient de l’ordre de 157 milliards de dollars, dont 60% vers le Luxembourg et Chypre.
Bien sûr les échanges se font dans l’autre sens. Si les IDE (Investissements directs étrangers) de l’Europe vers la Russie sont passés de 2 milliards de dollars en 1995 à 122 milliards en 2007 (58% dans le secteur financier, 11% dans les industries extractives), cette année-là, Chypre est devenue le premier investisseur européen en Russie avec 11 milliards de dollars. Parmi les nombreux exemples d’investissements chypriotes en Russie, la Bank of Cyprus a pris 80% du capital de la banque russe Uniastrum pour un montant de 576 millions de dollars.
Ces relations économiques ont été consacrées au plus haut niveau, notamment en novembre 2008, lors de la rencontre au Kremlin entre Dimitri Christofias et Dimitri Medvedev.
Si les banques sont visées par les agences de notation, l’Etat chypriote l’est également. Ainsi, le 26 août 2011, le parlement chypriote, majoritairement à gauche a voté un plan d’austérité, ce qui a permis à Stantard and Poor’s de faire passer alors la note de Chypre de BBB à BBB+ le 27 octobre. De son côté, Moody’s a remonté sa note de BBB+ à BAA, pour faire finalement marche arrière le 14 janvier 2012, en revenant à BBB+.Certes le déficit public, au lieu des 3% imposés par le traité de Maastricht, est monté à 6,7%. Mais le ministre Kazamias a annoncé que le gouvernement avait provisionné 6,22 milliards d’euros. Déjà, les salaires des fonctionnaires ont été baissés de 10%, et 1.100 d’entre eux partis à la retraite n’ont pas été remplacés.
La situation de Chypre est donc bien meilleure qu’en Grèce, en Irlande, au Portugal, en Espagne, en Italie, voire en France. Le pays est petit, riche, bien dirigé et la croissance au premier semestre 2011 a été de 1,5% contre 0,5% en France. Et actuellement des recherches pétrolières israélo-chypriotes au sud-est de l’île semblent prometteuses, ce qui agace singulièrement Ankara.
Christophe Chiclet, membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée