Mais voici que ces sociétés se réveillent et que, de la Tunisie au Yémen, de l’Egypte à Bahreïn en passant par la Libye, des révoltes se transforment en Révolution et réinsèrent les peuples arabes dans la dynamique de l’Histoire. On n’est certes qu’au début d’un processus qui est lourd d’inconnues, mais nous devons aujourd’hui vivre sans réserves la joie pure des ruptures libératrices. Celles-ci déchirent le rideau de nos aveuglements et révèlent, dans la diversité des situations nationales, des faits encourageants : des sociétés civiles bien informées malgré la chape des censures, des aspirations multiformes échappant au seul moule religieux tant redouté, une vie démocratique où les partis islamiques pourraient prendre leur place dans un cadre pluraliste accepté… Rien n’est acquis, certes, mais l’essentiel est que l’on soit sorti du dilemme « autocraties » ou « islamismes », que se soit enfin rouvert le champ politique du débat et des affrontements dans un ordre démocratique à consolider.
Il appartient certes aux peuples en cours de libération de définir l’ampleur des ruptures et le rythme des changements. Qui ne voit pourtant que les attitudes et les comportements au Nord de la Méditerranée auront une importance majeure pour la suite des événements ? Pour ne parler que du cas de la France, on ne peut qu’être très inquiet. A quoi tient cette inquiétude particulière ? Malgré des tensions tenant essentiellement aux inégalités sociales, la voie française de l’intégration axée sur une conception citoyenne de la nation, le refus des communautarismes et la laïcité, avait offert jusqu’ici un cadre suffisamment souple pour concilier l’égalité citoyenne avec une diversité culturelle croissante. Au moment où nos partenaires du Sud accèdent à la liberté, préserver en France le « modèle » établi devrait être une préoccupation prioritaire car les échanges et les emprunts croisés croîtront de plus en plus avec l’autre rive. La Méditerranée ne sera plus une barrière identitaire mais un pont entre des sociétés dont le vécu et les aspirations se rapprocheront intimement. Des métissages féconds pourront se développer. Ce qu’un « Processus de Barcelone » bancal et une artificielle « Union pour la Méditerranée » avaient raté pourrait enfin refaire sens (cela pour peu qu’une Palestine libérée voie enfin le jour).
Les institutions qui sont à reconstruire au Sud le seront dans un contexte sociétal où les problèmes affrontés de ce côté-ci vont se retrouver, et cela avec une ampleur particulière. Mais si les inégalités sociales et régionales comme les retards économiques figureront certes au premier rang, ils seront d’autant mieux surmontés que les défis liés à la diversité culturelle (religieuse, linguistique…) seront eux-mêmes traités à la bonne hauteur. Ces défis sont en effet particulièrement redoutables car ils touchent au cœur du vouloir vivre ensemble et de l’organisation des solidarités ; or, sur ces questions-là, notre expérience hexagonale acquise dans la durée à travers tant de conflits pourrait constituer demain une source de réflexions utile, et peut-être d’inspiration pour des partenaires soucieux de consolider leurs jeunes démocraties en les préservant des affrontements religieux et de l’émiettement communautaire.
Encore faudrait-il que notre modèle républicain demeurât ferme sur ses principes de base ; et vigilant d’abord sur tout ce qui touche à la laïcité. Celle-ci, rappelons-le, est d’abord une construction juridique qui, avec « la » loi fondatrice de 1905, s’est voulue de conciliation : la liberté de croyance et de pratique cultuelle est reconnue et garantie à tous par un Etat neutre qui s’interdit d’intervenir dans le domaine spirituel. Cet Etat, a fortiori, ne doit privilégier aucun culte. Mais il est vrai que, dans les pays majoritairement musulmans, l’ordre laïque a souvent été vu à tort comme d’inspiration athée et/ou hostile à l’Islam. Un travail d’explicitation des apports pacificateurs à long terme de la laïcité est donc urgent. Il l’est d’autant plus qu’une série de mesures, de maladresses et d’instrumentalisations sont venues accroître le brouillage des perceptions touchant à ce qu’elle est réellement.
Alors que des libertés avaient imprudemment été prises au plus haut niveau de l’Etat avec les principes de la neutralité laïque (pensons au propos du « Discours de Latran » sur l’instituteur et le curé !), des utilisations politiciennes de cette même laïcité ont libéré une parole antimusulmane. Ce n’est pas le lieu ici (les faits sont dans toutes les mémoires) de passer en revue toutes les bévues dont le débat sur l’identité nationale a constitué le point d’orgue. La vigilance dans la défense des valeurs républicaines de base est certes nécessaire et bienvenue quand des sujets de société inédits perturbent la collectivité, mais l’exploitation des émotions d’une opinion mal informée est dangereuse et condamnable. La gauche comme la droite sont à critiquer, mais leurs « fautes » ne sont pas de la même nature.
A gauche, une certaine vision confond souvent le droit et l’ordre laïques fondés sur une neutralité égalitaire à l’égard des cultes, avec une philosophie militante qui voudrait intégrer le combat de la raison contre les obscurantismes religieux au sein même du dispositif institutionnel. S’il y a là un écho d’anciennes divergences, rappelons que les idées de Jaurès, adepte de l’apaisement, avaient en leur temps prévalu sur celles de Combes. Alors que la vigilance anticatholique d’autrefois se reporte sur un islam nourrissant toutes les méfiances, il serait urgent d’entendre à nouveau la voix de Jaurès et de promouvoir une laïcité tranquille contre certaines approches par trop rigides. Une démarche apaisée concilierait une grande détermination dans la défense des principes laïques avec une pratique plus confiante des « accommodements raisonnables » susceptibles de faciliter l’intégration concrète des musulmans (intégration qui, au demeurant, est en bien meilleure voie que ce qu’une vision myope de la société française discerne) [1].
Face à cette rigidité présente à gauche, la démarche sans principes de la droite est autrement grave : des préoccupations politiciennes immédiates la conduisent à sacrifier des enjeux collectifs essentiels. Enjeu interne : une intégration harmonieuse dans la nation de sa composante de culture musulmane. Enjeu externe : présenter aux sociétés en mouvement outre Méditerranée un fonctionnement institutionnel exemplaire, axé sur la conciliation raisonnée des différences culturelles et cultuelles. C’est précisément cet exemple, plus utile que jamais à un moment où les révolutions de la rive Sud risquent d’être soumises à de fortes tensions, qu’une politique sans vision oublie. L’affrontement concurrentiel est violent entre une Droite républicaine incertaine sur ses principes et un Front National relooké mais fidèle à ses haines recuites. Il conduit à des surenchères dangereuses et de plus en plus nauséabondes. Nous avions eu un débat ambigu sur l’identité nationale, lourd d’une islamophobie qu’il a tendu à avaliser. Dans la même voie, nous avons aujourd’hui l’ouverture d’un nouveau front axé sur le refus du « multiculturalisme » et de son prolongement « communautariste » (lequel vise à inscrire la diversité dans le droit et les institutions). Le propos est d’autant plus absurde que si cette dérive a tendu à prendre corps ailleurs en Europe, en France ce danger n’a jamais correspondu à une réalité. Peut-on croire qu’en confondant « multiculturalisme » et « diversité culturelle », le Chef de l’Etat n’a fait que révéler un manque de culture dont il a déjà donné maintes preuves ailleurs ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une posture idéologique dangereuse, d’une instrumentalisation politique visant à concurrencer les frontistes sur leur nouveau terrain d’élection : la dénonciation des dangers de la présence musulmane ? Plusieurs annonces récentes démontrent bien qu’il s’agit de cela, et d’abord celle concernant l’organisation prochaine par le parti majoritaire d’une « grande journée de confrontation » sur le multiculturalisme et « la place des religions dans une République laïque », sur « l’intégration de la religion musulmane (la seule explicitement mentionnée !) dans cette République laïque ». Loin d’annoncer une réflexion sur les bienfaits d’une laïcité ouverte, le projet prend tout son sens agressif à la lumière de la déclaration présidentielle qui lui est concomitante : « Je ne veux pas de minarets, pas d’appels à la prière dans l’espace public, pas de prières dans la rue. » (Le Monde, 17 février 2011).
Alors que l’Histoire abat une à une les cloisons entre les deux rives, les mêmes aspirations au mieux-vivre se rejoignent au-delà des différences culturelles. Travailler à ce qui rapproche est un impératif et chaque société est tenue d’offrir ce qu’elle a de plus constructif sous cet angle. Les valeurs républicaines et laïques ne sont pas des références mortes et ont beaucoup à dire encore. Encore faut-il ne pas les dévoyer dans des entreprises subalternes et médiocrement politiciennes. Sur ce point, la manipulation en cours du thème de l’islam et l’affirmation de son incompatibilité avec notre système de valeurs est pire qu’une erreur : une mauvaise action nous mettant à contresens de l’Histoire.
[1] Les signes de cette intégration sont multiples. En vrac : pratique religieuse musulmane se rapprochant de celle des croyants autres ; développement des mariages mixtes ; réflexions théologiques autonomes au sein de l’islam de France… Osera-t-on évoquer au même titre l’ouverture – vite refermée hélas – du NPA à des musulmans pratiquants (les « filles voilées » d’Avignon) qui entendaient concilier leur croyance avec un engagement citoyen dans les luttes sociales du pays ?
Robert Bistolfi, membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée.