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Hommage de Paul Balta à Anouar Abdelmalek, décédé le 15 juin 2012.

Mesdames, Messieurs, Chers Amis, Je voudrais tout d’abord remercier le Docteur Mahmoud Ismaïl pour avoir organisé cette séance d’hommage au grand intellectuel Anouar Abdel-Malek, feu mon cousin, qui s’est éteint le 15 juin dernier à Paris.

Avant d’évoquer son parcours, permettez-moi d’expliquer comment nous étions cousins. Georges Haddad, mon arrière-grand-père, était un Libanais, grec catholique, qui avait émigré en Égypte, en 1850, pendant la Nahda, la « Renaissance », sous le règne de Mohamed-Ali. Il épousa Hanem Boctor, une copte orthodoxe. Cette aïeule, commune à ma mère, Fanny Haddad, et à celle d’Anouar, Alice, appartenait à une famille copte, partagée entre propriétaires fonciers de la région d’Assiout, en Haute Égypte, et hauts fonctionnaires vivant au Caire : les Scandar, les Guirguis, les Abdel-Malek. Mon père étant français, et ma mère égyptienne, j’ai donc deux patries : la France et l’Égypte que j’aime également.

Né au Caire, en 1924, Anouar a été éduqué dans une famille liée au mouvement de la Renaissance nationale de l’Égypte et du monde arabe. Son père, qui a dirigé « la Main noire », organisation clandestine du parti Wafd, au cours de la révolution de 1919, meurt quand il avait 8 ans. C’est son oncle, Fouad, fondateur de « l’Association des beaux-arts » qui prend la relève. Il l’emmènera dans les musées, les théâtres et les opéras, lui ouvrant les yeux sur l’art et l’initiant à la philosophie. Il a admiré Naguib Al Rihani (1889-1949), célèbre acteur de théâtre et de cinéma, écouté l’illustre chanteuse Oum Kalsoum, disparue en 1975, et il est tombé amoureux de la musique classique.

Au Caire, il a fait ses classes au Collège de la Sainte Famille, dirigé par les Jésuites, puis a étudié la philosophie à l’Université Ain Shams, fondée en 1950. Il a ensuite été journaliste, dans plusieurs publications, durant quelques années.

À son domicile, on pouvait voir les portraits d’illustres personnages qui ont joué un rôle important dans la formation de sa culture. Sun Tse, général chinois du sixième siècle avant notre ère, auteur de L’Art de la guerre, le plus ancien ouvrage de stratégie militaire, qu’il consultait souvent. Mohamed-Ali (1769-1849) qui a réalisé la Nahda, Renaissance de l’Égypte. Rifa’a al-Tahtawi, nommé imâm de la première mission scolaire égyptienne, envoyée en France par ce souverain, en 1830. Shahdi Al Chafi’i, un des plus célèbres penseurs marxistes égyptiens, son maître à penser. Enfin, Gamal Abdel Nasser (1918-1970), un des principaux dirigeants politiques arabes de l’histoire moderne. Avec mon épouse, Claudine Rulleau, nous lui avons consacré un livre, La vision nassérienne, paru aux éditions Sindbad en 1982.

Membre du Parti communiste dont il était aussi un des dirigeants, Anouar avait été arrêté et envoyé au bagne d’Abou Zaabal, non loin de Port-Saïd et d’Ismaïlia, avec des centaines d’autres camarades. Il avait une véritable phobie de la cigarette, ce qui nous obligeait, quand il venait à la maison, à sortir pour fumer ou à ne pas fumer. Un jour, il a expliqué cette aversion profonde qui nous étonnait. « Quand nous étions à Abou Zaabal, où les conditions de détention étaient très dures, nous avons été une fois avertis qu’un haut responsable allait venir visiter la prison et que nous serions autorisés à lui soumettre deux ou trois demandes susceptibles d’améliorer nos conditions de vie et susceptibles d’être retenues. Il y a eu évidemment réunions, rencontres, débats, entre nous. Nous avions entre autres demandé que nous soit accordé le droit d’avoir papier et crayon pour pouvoir écrire. Or, surprise, le jour de la visite, le camarade chargé de présenter nos demandes, s’est précipité sur le visiteur en lui réclamant… le droit de fumer ! Consternation de nous tous ! »

Mais, le 26 juillet 1956, jour de la nationalisation de la Compagnie universelle du Canal de Suez, Anouar avait, au nom de tous, adressé un long message de félicitations à Nasser. Sensible à ce geste, le président les avait fait libérer.
À l’époque, j’étais membre du Parti communiste français que j’ai quitté peu après quand j’ai découvert, avec tristesse, que ses dirigeants méprisaient l’Égypte. En effet, j’avais obtenu un entretien avec Léon Feix, membre du Bureau politique et du Comité central. Il a duré deux heures ! Feix, très critique à l’égard de Nasser, le considérait comme un « fasciste » alors que je m’évertuais à lui expliquer que c’était un patriote et un grand nationaliste. Je me suis vite rendu compte qu’il ne connaissait rien à l’Égypte, ni à son régime.

Le 26 juillet 1956, Nasser a donc nationalisé la Compagnie du Canal de Suez dont 52 % des actions appartenaient à des Français. La crise politique qui en a découlé a été suivie, le 29 octobre, par une attaque militaire contre l’Égypte, menée par la France, la Grande-Bretagne et Israël, « la triple et lâche… » comme disent nombre d’Égyptiens. J’estime, et je ne suis pas le seul spécialiste à avoir écrit : « Ce fut une grave erreur de la politique française ». Rappelons que c’est à la suite de ces événements que le Parti communiste français a modifié, dans un sens positif, son jugement sur Nasser et sa politique.

Brillant sociologue, historien, écrivain, journaliste, Anouar deviendra plus tard éditorialiste au quotidien Al Ahram. Entre-temps, il s’était exilé en France, en 1959, car il estimait qu’il pourrait mieux poursuivre ses recherches et publier des livres sans craindre la censure. Pour lui permettre de vivre en attendant qu’il puisse régulariser sa situation, nous l’avions accueilli, avec Andrée, ma première épouse, dans notre appartement parisien. Il a évidemment pris contact avec le PCF qui l’a ignoré, comme, précédemment nos amis communistes Ibram Gabbaï (1926-1992) et Henri Curiel, assassiné, hélas ! à Paris en 1978. Finalement, ce sont des gaullistes qui ont soutenu ces exilés pour qu’ils obtiennent leurs papiers et puissent faire leurs études.

En 1969, Anouar obtient son doctorat en sciences sociales à la Sorbonne. Sa thèse, Idéologie de la renaissance nationale : l’Égypte moderne, sera publiée dans ses deux versions, française et arabe. Il étudiera les évolutions qui ont façonné la société égyptienne après la révolution nassérienne. L’Égypte, société militaire, paru aux éditions du Seuil en 1962, avait fortement intéressé Gamal Abdel Nasser.

Il est connu aussi pour sa critique de l’orientalisme, bien avant le livre d’Edward Saïd, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident paru en 1978. Sa pensée s’articule autour des notions de nationalisme et de civilisation. Il dégage ainsi des affinités entre les vieilles civilisations sédentaires et centralisées de la Chine et de l’Égypte, et remet en question l’émergence de l’Occident, où la pensée renaissante et moderne se serait développée essentiellement par la confrontation et l’échange avec le monde moyen-oriental. Je rappelle, à ce propos, une réalité trop souvent occultée, à savoir que du VIIIème au XIVème siècle la civilisation arabo-islamique a été à la pointe de la modernité dans tous les domaines : astronomie, mathématiques, physique, chimie, médecine, histoire, géographie, philosophie, architecture, botanique, gastronomie. Sans ses apports, la Renaissance européenne n’aurait pas vu le jour ou aurait été plus tardive.

Anouar a été professeur et directeur de recherche à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Ses cours, innovants, attiraient beaucoup d’auditeurs : étudiants, certes, mais aussi enseignants, chercheurs, spécialistes. Nombre de ses livres font autorité, notamment La pensée politique arabe contemporaine (Seuil, 1970) pour lequel il a reçu, la même année, le Prix de l’Amitié franco-arabe, décerné à l’unanimité du jury, créé par l’Association France-Pays Arabes, mais aussi Idéologie de la renaissance nationale : l’Égypte moderne (Anthropos, 1969) et La dialectique sociale, Le Seuil.

En 1976, il a été décoré de la médaille d’or de « l’Académie militaire Nasser ». De ses multiples activités, on retiendra sa participation à des conférences, cycles d’études et de recherches arabes ou internationales ; professeur invité dans de nombreuses universités, il s’était investi avec passion dans le fonctionnement de l’Université des Nations Unies de Tokyo, dès le début des années quatre-vingt. Il se rendait souvent au Japon et axait tout particulièrement ses travaux sur les cultures endogènes.

Depuis sa retraite, ce qui ne signifiait nullement de sa part « inactivité » , Anouar passait l’hiver dans sa maison du Caire et le reste de l’année dans son appartement du XIIIème arrondissement à Paris. Les cinq dernières années de sa vie, il ne se déplaçait plus guère pour des raisons de santé. Il s’est éteint, le 15 juin 2012, à l’hôpital Cochin. Grâce à l’ambassade d’Égypte en France, qui a pris en charge le transfert de son cercueil au Caire, son dernier vœu a pu être réalisé : être inhumé dans sa terre natale, dans le caveau familial d’une de ses cousines.

Parmi les nombreux hommages qui sont venus honorer sa mémoire, je voudrais citer celui que lui a rendu, le 19 juin dernier, Mohammad Cha’yr, dans le quotidien Al Akhbar : « Dans ses écrits, il insistera sur le fait que la « foi est le fondement du projet de la renaissance arabe ». Nombreux considéreront cette thèse en contradiction avec le marxisme. Il poursuivra néanmoins sa démarche en affirmant : « J’ai passé un an et demi, tous les jeudis soirs, assis sur mon tapis, à écouter les enseignements du Cheikh Hassan al Bana »,assassiné en 1949.
« Ce qui ne l’étonnait pas outre mesure, lui le copte qui jeûnait trois jours durant le Ramadan. »

« Abdel-Malek a été témoin de la révolution égyptienne sur laquelle il a écrit une série d’articles dans Al Ahram, avec pour slogan principal : « Le patriotisme est la solution ». Il s‘interrogeait : « N’est-il pas du devoir de notre nation égyptienne, peuple et État, de revenir aux enseignements de notre grande civilisation ? »

Cet intellectuel était aussi amateur de marche à pied, de natation et de bonne chère. Sa haute silhouette un peu massive, sa chevelure noire qu’il secouait d’abondance lors de ses rires ou de ses colères homériques, son regard noir perçant qui pouvait tout aussi bien glacer ou réconforter son interlocuteur resteront longtemps, de même que son œuvre, dans nos mémoires.

Mesdames, Messieurs, Chers Amis, merci de votre attention.

Paul Balta, membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée

21 novembre 2012