Il faut aller en Tunisie : notes d’un tour dans l’Extrême-Sud (juillet 2011)

Invité en Tunisie pour participer à une école doctorale organisée par un laboratoire de sciences sociales de l’université de Tunis (Diraset), j’en ai saisi l’occasion pour faire, avec de jeunes collègues, un tour dans le Sud-Est, une région que je connaissais assez bien pour y avoir enquêté dans les années 1970. J’en ai rapporté ces impressions de voyage.

Encore une fois, ce voyage a été précédé de nouvelles alarmistes [1] . Mes amis de Tunis m’engagent à la prudence : des classes dangereuses aux coupeurs de route, il n’y a qu’un pas, et on signale des poches d’insécurité dans la région de Sidi Bou Zid, épicentre de la révolution démocratique. D’autres vont commenter : il semble que cela arrangerait bien le gouvernement provisoire, en facilitant un regroupement grégaire autour de la ligne qu’il incarne. Je ne suis pourtant pas descendu au Sud par cette route des steppes : pour aller au Sud-Est, mon objectif, la nouvelle autoroute de la côte nous conduit en quelques heures à Gabès. Et je n’en serai pas rassuré pour autant, car on n’évoque cette région des confins que pour parler des incidents de frontière : les forces gadhafistes tirent à l’aveugle sur les postes frontière qui accueillent les réfugiés. C’est là aussi que sont établis les camps de migrants qui fuient les combats.

A regarder cela de plus près, on s’aperçoit vite que cet exode est lui-même assez hétéroclite : les grosses cylindrées immatriculées « Jamahiriya » (la « république » libyenne) qui filent nombreuses sur la route, signalent des prébendiers de la rente pétrolière. Ceux-là ne font assurément pas appel à l’aide publique [2] . Mais nombre de citoyens arrivent sans le sou : le départ a été précipité et, d’ailleurs, ils n’ont pas même eu le moyen d’opérer un retrait sur leurs comptes bancaires. Ils s’entassent donc dans des camps précaires, ou se dispersent, au mieux des filières possibles, dans les villages.

Voici, près de Béni Kheddache, à 100km à l’intérieur des terres, dans une villa d’émigrés qui leur est laissée gracieusement, des familles de Nalout, un bourg de djebel libyen proche du poste-frontière de Dhibat, qui ont fui les bombardements de la ville par les forces légalistes – Gadhafi, nous rapporte-t-on, rompant pour une fois avec la langue convenue de l’arabisme, a toujours été hostile aux populations amazigh (« berbère »). Elles se sont adressées à un sieur Nalouti, boucher de son état, installé ici de longue date, sous la garantie de son seul patronyme ; sans être de leur parentèle, il les a dépannés de la sorte.

Pour les nourrir, des sortes de « Restos du cœur » mis en place à leur intention par le Croissant rouge : une boutique pour l’accueil, une autre pour les réserves de provisions. Cela n’est pas sans soulever quelques grognements car, avec le chômage et la sécheresse, bien des familles du coin sont dans une précarité égale. Accueil généreux sans doute, mais on connaît les règles non écrites de l’hospitalité bédouine : au bout de trois jours, la politesse est de décamper. Or la situation s’éternise.

C’est là le seul accroc que j’ai trouvé à un discours politique de solidarité qui règne dans la presse. Pourtant, je crois savoir que nombre de Tunisiens ont connu l’arrogance de ces trop riches voisins, auprès de qui ils ont subi l’exploitation du travail précaire, les expulsions massives aux moindres sautes d’humeur du « bouillant colonel ». Lors de l’exode qui a suivi le déclenchement de la guerre civile, ils ont été systématiquement rançonnés, dépouillés parfois pour passer la frontière – mais cela est imputé aux milices du dictateur, des mercenaires venus de l’ex-Yougoslavie ou du Tchad : pour l’heure, avec les frères libyens, le ressentiment n’est pas de mise.

Manifestement, les Tunisiens ne profitent pas de ce retournement de situation pour damer leur pion à ces parvenus assez grossiers qu’ils ont eu à subir, pendant des décennies, touristes du troisième type qui venaient se saouler outrageusement à la frontière, avant de filer à la capitale pour chercher des filles – la Tunisie est un des rares pays arabes où les bordels restent légaux : curieux contraste avec le statut légal fait au femmes dans ce pays « progressiste » [3] . Rappelons, en passant : les prostituées avaient inscrit sur la rubrique « profession » de leurs cartes d’identité, « fonctionnaire du ministère de l’Intérieur ». Sont-elles appelées à disparaître dans la nature, comme ces policiers de tous corps qui pullulaient sur les routes et les ronds-points des moindres bourgades ?

Car c’est un fait : la plupart des uniformes ont été remisés – pas les traitements afférents cependant [4] – et le « prestige » qui y était associé en a pris un coup. L’insécurité ? Je ne me suis pas risqué jusqu’aux limites incertaines du pays mais, sur cette route qui y conduit, il ne m’est rien arrivé de fâcheux. Alors, la sécurité ne tiendrait pas à la peur du gendarme ? Intéressante question philosophique.

Sans doute y a-t-il là quelque licence. Car cette zone frontière, comme c’est la règle, est un lieu d’intenses échanges. Comme par le passé, profitant des écarts de prix avec la Libye, de petits revendeurs d’essence et de gasoil s’égrènent sur toute la route. Des navettes s’organisent même, dit-on, avec une intensité renouvelée. [5]Après les événements, la monnaie libyenne a perdu les deux-tiers de sa valeur et des changeurs artisanaux, faisant battre des liasses de billets, s’affichent sans vergogne derrière une pancarte sarf (« change »). On est là sur un marché international.

J’avais connu dans le temps les souks des chefs-lieux de gouvernorats, Médenine et Tataouine, comme de simples marchés ruraux périodiques. Avec les contrebandes diverses, et la déferlante des produits asiatiques, j’avais même vu se mettre en place à Médenine ce que l’on appelait déjà le « souk el-Gadhafi ». Aujourd’hui, ces villes sont de grands bazars, avec le jeu des rôles et des procédures d’échange dont l’anthropologue Clifford Geertz a su faire un modèle économique. [6] L’espace s’y organise en quartiers, avec les marchés aux légumes, aux épiceries, aux vêtements, aux bimbeloteries matrimoniales. Cela fonctionne comme une ruche : chacun est à son affaire sans paraître s’occuper des autres, et pourtant un ordre bourdonnant règne.

Oubliés les bédouins venus monnayer leur maigre production, stationnant, avec une résignation toute orientale, avant de s’en retourner paisiblement dans leur village ou leur campement. On est passé à la fameuse économie « capitalistique » de Rodinson [7] : le négoce règne ici avec un spectaculaire dynamisme. La proximité du mois de ramadan et l’attrait du marché noir libyen crée même des pénuries : le sucre se fait rare ou hors de prix ; la farine manque et, dans un pays qui fournit des boulangers jusqu’en France [8] , on ne trouve fréquemment plus de pain… Mais chacun s’affaire et fait diligence, avec une bonhommie manifeste. Les acheteurs pullulent de tous horizons et, du coup, les commerces prospèrent. Un ordre tyrannique (et pillard) a fait place à un ordre immanent, plus juste.

Malgré les tensions, l’étranger que je suis n’a été l’objet d’aucun geste d’animosité. C’est même tout le contraire : chaque contact impromptu était là pour redire des mots de bienvenue. Est-ce parce que le touriste se fait rare ? Les populations de migrants du soleil à petit prix constituent un composé organique hautement volatil ; et la révolution a détourné ces nuées comme les oiseaux de Daudet dans le célèbre chapitre d’ouverture de Tartarin de Tarascon. Avec les événements, un des plus gros secteurs économiques du pays est en apnée. Alors, vais-je assister à des séances de chasseurs de casquettes ? Un peu, mais pas complètement quand même.

On n’est pas ici dans ce système de marinas bétonnées de la côte sahélienne, ou même sur la barre de sable au Nord de l’île de Djerba, où des voyagistes à grande échelle déversaient des populations nordiques venues bronzer comme des poulets en batterie. Le tourisme saharien est l’affaire de petits groupes, processions de 4×4 conduites pas des guides déguisés en Lawrence d’Arabie. Ces visiteurs pressés constituaient pourtant une aubaine marginale pour une population habituée à vivre de tant d’autres choses : de l’agriculture toujours, mais surtout d’une émigration massive vers le nord ou, encore, vers la Libye – toujours elle – et, bien sûr, du négoce et de ses à-côtés. Pour répondre à la demande de ces randonneurs motorisés, les locaux ont pourtant cherché à mettre en place des gites d’étapes : chambres d’hôtes, ksours aménagés, petite hôtellerie. Ils ont fait des investissements, coûteux certes, mais pas ruineux, tant ils sont encadrés pas les ressources d’une économie modeste.

Sur ce terrain, et dès avant la chute du dictateur tunisien, le secteur associatif avait pointé son nez. Dans un magnifique village berbère sur la montagne, le plus au sud de la zone urbanisée, Douiret, une association pour la sauvegarde et a protection de l’environnement avait même su drainer quelques subventions – l’environnement était l’un des alibis du régime face au bailleurs de fonds internationaux – vers une activité communautaire. On pourrait bien voir pointer là, mais à petite échelle, les prémices d’un « réveil » berbère, comme il y en a eu ailleurs au Maghreb. Tout un quartier du vieux village troglodyte, récemment abandonné, a été reconverti ainsi partiellement en chambres d’accueil. A côté, c’est un privé, tout aussi local, qui propose la même offre. Des efforts pour mettre en valeur les promenades que la localité pourrait proposer à ces passagers furtifs, soucieux quand même de quelques conforts quotidiens : des draps propres, des sanitaires, une restauration à la fraîche.

Même effort d’hôtellerie vernaculaire dans un village voisin, Chenini, qui abrite une célèbre mosquée des « Sept dormants », mythe coranique [9] , qui résumerait en métaphore la vie de tout ce pays : réfugiés dans une grotte de la montagne, les saints auraient continué de grandir lors d’un sommeil séculaire. Le problème, en effet, c’est que, avec la crise, les touristes ne sont plus au rendez-vous. Douloureux de voir tant d’énergie dépensée pour ménager quelque regain à une vie locale en situation précaire.

Partout ailleurs, chez nous du moins, on verrait les investisseurs baisser les bras, en appeler à l’Etat providence, ou exiger de se voir classé secteur sinistré. Mais nous sommes au Sahara et, dans la région, on sait qu’une année ne suit pas l’autre avec une logique de croissance prévisible. Chacun a vu du bétail mourir de soif, les fruits de labours sécher sur pied à cause des vents chauds de printemps (on se souvient aussi des sauterelles), les eldorados qui apportaient la manne de l’émigration se fermer brutalement. Face à ces fluctuations, il s’agit de s’accrocher, et c’est ce que font de petits groupes gentilices sur un sol difficile. C’est bien à cette patience tenace que l’on doit de trouver encore des habitants dans un pays qui serait, sous des climats moins extrêmes, rendu au désert. On sait que cela tient à des ressources plus sociologiques qu’économiques : ce mixte peu rationnel que l’on appelle « économie domestique ».

Alors la Révolution ? Au Nord, on a incendié des commissariats, des officines politiques, des supermarchés – notamment une chaîne des magasins repérée comme une prébende des Trabelsi, les parents trop gourmands de la présidente. Au Sud, que brûler sans se démolir soi-même ? Sans doute quand même peinturlurer les coûteux monuments à la gloire du « changement » du 7 novembre. Les responsables politiques locaux, délégués et gouverneurs, ont été déménagés, parfois plusieurs fois. Les imams des mosquées qui devaient dire la prière selon les directives présidentielles ont été permutés. Les cellules du RCD, l’ex-parti au pouvoir, ont été désactivées, sans que leurs membres soient vraiment pourchassés : eux aussi sont du coin. La politique, la vraie, reprend pourtant ses doits, avec les officines de Nahdha, le mouvement islamique qui occupe méthodiquement le terrain jusqu’aux villages les plus écartés. Celles des conservateurs modérés du Parti Démocrate Progressiste (PDP) ne sont jamais très loin.

Je serai curieux de voir ce qui sortira des urnes, le 23 octobre prochain, suite à la grande dissémination des partis – une centaine à ce jour. Mais ce qui m’est apparu dans ce Sud profond, c’est la persistance anthropologique d’un pragmatisme bédouin, une population réputée aussi pour son agnosticisme, et qui consiste cette fois à ne pas se laisser saouler par les illusions de la politique théorique [10] . C’est la patience, à peine irritée, qui prédomine. Ces gens-là ont toujours été sensibles à l’injustice, mais ils savent aussi qu’il n’y a pas de miracle à attendre du pouvoir. Ils savent surtout que le vrai ressort de ce pays est ailleurs : dans la capacité à se maintenir ensemble sur un sol inhospitalier.

Il faut aller en Tunisie : c’est intéressant, c’est intelligent, c’est sympathique, et ça ne peut pas leur faire de mal.

Post-scriptum :

Ce texte écrit à chaud fut envoyé, dès mon retour de Tunisie, à quelques amis. Bien qu’il fut plutôt destiné à un lectorat français, peu informé sur la situation réelle en Tunisie, ce sont des amis tunisiens qui manifestèrent de l’intérêt à le publier. Il fut de la sorte transmis à La Presse de Tunisie, important quotidien du pays, qui le publia dans sa livraison du mercredi 10 août. C’est ici que les choses deviennent intéressantes, car ce texte fut l’objet d’un certain nombre de coupes révélant, du coup, et la persistance de certaines « mauvaises habitudes » dans la manière de traiter l’information, et les sujets qui fâchent, y compris en situation de démocratisation potentielle.

Voici les principales : Une incise sur Gadhafi (transcrit « Kadhafi ») « rompant pour une fois avec la langue convenue de l’arabisme » et, surtout, tout un paragraphe assez débridé où j’évoquais l’image que l’on avait des Libyens en Tunisie et les considérations sur leur rapport à l’alcool et aux femmes – d’où des considérations très peu « politically correct » sur la situation de la femme en Tunisie. Last but not least : les notes étaient supprimées, notamment la première où je remerciai mes amis et accompagnateurs (donc de fort efficaces informateurs) pour leur contribution très directe à ce texte.

Je m’émus de ces coupes, et me demandai la manière d’y répondre. Mais le mal était fait. A la réflexion cependant, ce traitement de l’information était par lui-même très instructif. Et c’est ce que me signala Sonia Ben Meriem, Tunisienne de son état, doctorante à l’EHESS, qui m’avait accompagnée dans notre tour. La lettre détaillée qu’elle m’a envoyée à ce sujet me semble apporter un éclairage complémentaire fort utile à notre dossier. En voici donc le texte intégral :

Cher M. Pouillon

Effectivement, l’épreuve de la publication dans la Presse est un révélateur en négatif de ce qui ne passe toujours pas. Ce n’est pas sans intérêt. Le passage le plus drôle censuré ! Preuve que les censeurs, même de transition, n’auront décidemment jamais d’humour.

Je ne pense pas que ce soit simplement les termes de « parvenus grossiers » ou de « bordels » qui aient été jugés peu convenables, mais bien des thèmes qu’il ne vaut mieux pas aborder si ce n’est de façon convenue : arabisme, tourisme de la débauche, alcool et sexualité, statut de la femme, encadrement policier. Que de sujets qui fâchent. Silence vaudrait mieux que de faire le « jeu des islamistes ». C’est là probablement la raison de ce lifting forcé. En creux, il semblerait que ces sujets soient en train de devenir la chasse gardée de partis politiques « décomplexés ». En gros, le programme d’En-Nahdha : islam, ciment des peuples arabes opprimés par l’Occident, développement d’un « tourisme islamique » (interdiction de l’alcool, burqini & cie), pas de légalisation du sexe en dehors de la polygamie, droits et indépendance des femmes synonyme de corruption du régime (cf. Leïla Ben Ali et descendants) et sécurisation du pays à travers le maillage des mosquées (seules à être aussi nombreuses que les anciennes cellules du RCD, équivalant à l’Intérieur), c’est d’ailleurs peut-être là le secret de cette sécurité sans « fonctionnaires de l’Intérieur ».

En effet, en cette période où, comme chaque année, le sentiment religieux est exalté, que des « enseignements char‘i » sont assurés tous les après-midi, en plus des prières d’après iftar très fréquentées (hommes et femmes), il est frappant de voir, ces derniers jours, l’attitude de certains médias (presse écrite comme télévisée) qui prêtent le flanc à ce type de discours ou du moins qui ne se font l’écho d’aucun autre discours. En particulier, la chaîne Hannibal TV a fait l’objet de plusieurs avertissements de la part de l’Inric (Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication) au sujet d’une émission religieuse animé par Abdelfattah Mourou, associé au parti Nahdha, avocat à la dégaine « beldi » (jebba tunisoise et chechia respectable), mais surtout, potentiel candidat aux élections et qui est à l’origine d’une confusion entre propagande politique et prédication religieuse. La même chaîne fait également l’objet de remontrances à l’encontre de son promoteur, Larbi Nasra (trafiquant d’armes notoire), présenté au fil des émissions comme le « sauveur, tant attendu ». Suite à ces avertissements, ce dernier a d’ailleurs déclaré qu’il poursuivait la diffusion des émissions animées par Mourou, car il s’estimait seul maître à bord. Pour les médias les moins en-nahdhistes, ils se font essentiellement l’écho (notamment la Presse) des dénonciations de corruption et aujourd’hui de la corruption au sein même de la justice dite « transitionnelle », qui peine d’ailleurs à se mettre en place, sur la question de la libération de deux ministres de l’ancien régime et de la fuite de Saïda Agrebi (proche de Leïla Trabelsi et ex-présidente de l’association tunisienne des mères) trois jours avant la publication de son mandat d’arrestation. On ajoute que la justice est encore régie par le « népotisme et le favoritisme », en bref, la corruption est avérée, mais les institutions post-révolution ne sont pas à même de la combattre, « tous pourris », au secours, Allah, Allah ! La Presse semble bien frileuse à évoquer des alternatives démocratiques concrètes.

Malheureusement, ce lissage a été opéré sans que l’on prenne la peine de s’attacher au sens (le passage suivant les bordels n’a du coup plus grand sens). Et dans le détail des corrections infligées à l’article, remarquez aussi que les quelques transcriptions arabes n’ont pas échappé à la manie du « tkalkil » tunisois ou bizertin : le pauvre Gaddafi a perdu son « guè », qui a sûrement été jugé un peu trop rustique pour un journal tunisien en langue française. C’est un peu comme quand les Egyptiens taquinent les Tunisiens en leur parlant du za‘im Habib Boukiba, c’est ridicule. À moins que l’on ait considéré qu’il était plus convenable qu’un « occidental » parle le « fos-ha », comme notre cher Boris Boillon… (Pouillon, Boillon…).

Dans le même esprit, il faut croire que le principe de la note de bas de page, de la référence ou de la source n’a que peu d’importance, un comble pour des « journalistes » qui sont censés s’en justifier. Là encore, on pourrait plaider l’oubli ou la facilité, mais il est vrai que cela permet de gommer une remarque sur le risque de fort taux d’abstention électorale par-ci, une précision qui amène à un recul critique sur la politique du gouvernement provisoire à l’attention de l’opinion publique, par-là. Sans compter que cet oubli systématique de la note fait de son auteur, un illustre inconnu, du moins un « INVITÉ » en capitales dans la version papier (lettrine), profitant de l’occasion pour s’éloigner de Tunis et faire un peu de tourisme (et là, ce n’est pas totalement faux), mais du coup, à qui l’on dénie le droit de citer le Coran, même ou à cause de la caution de Louis Massignon (syncrétisme islam et chrétienté, faut pas exagérer…). Et effectivement, ses acolytes aux patronymes qui sonnent un peu trop « bien de chez nous » détonnent avec cette idée qu’on publie ici, à la rubrique « Opinions » les impressions d’un touriste pas trop déçu du voyage et qui donnerait bien l’occasion aux Tunisiens de retrouver leur optimisme quant à la relance prochaine du secteur. A cet effet, le titre de l’article était parfait.

Finalement, heureusement que l’intérêt de cet article ne repose pas uniquement sur ces notes : malgré le polissage du propos, vous noterez tout de même que le « réveil berbère » dans ces villages abandonnés n’a pas subi de coupe, faut-il alors considérer que tant que ces « troglodytes » grandissent dans l’ombre de la caverne, il ne faut pas s’en faire des idées ? ; Que l’intensification du marché noir libyen n’a rien de choquant, en va-t-il d’une solidarité pour le peuple libyen que les médias vendent partout ? ; Que l’absence de véritable purge des petits cadres RCD et des imams ancien régime ne fait plus polémique ; Que « l’agnosticisme et le pragmatisme bédouin » est une caractérisation que l’on aurait vite fait de taxer de vision « coloniale », mais qu’elle a le mérite de relativiser l’emprise du pouvoir politique religieux et de mettre en valeur l’intelligence et l’esprit libre de ces gens du Sud, dont au fond on ne sait pas grand-chose.

Et puis, en lisant l’article, qui flanque le vôtre, sur « dark tourism », la découverte d’un secteur, publié par une étudiante en économie-gestion (là, on a pris la peine de préciser son statut), sur « le côté obscur de la Tunisie » en vue de stimuler le développement d’activités à l’attention de « touristes à la recherche d’émotions macabres [sic] », cette note sur l’Extrême-Sud tunisien a le mérite de projeter un rayon du lumière sur cette région, qui apparaît avoir bien plus de ressources que La Presse.
Bien à vous,
Sonia

Merci à Sonia Ben Meriem, à Mabrouk Jebahi et à Moncef Madhaoui dont les informations et les remarques ont largement nourri ce texte.

[1Cf. “Tunisie : considérations inactuelles”, La Lettre de l’EHESS, n° 42, mai 2011 http://lettre.ehess.fr/2060

[2A Djerba, des hôtels entiers, dit-on, accueillent ces riches réfugiés.

[3Les islamistes ne manquent pas de souligner que la polygamie constitue un rempart contre la débauche… Ici non plus, rien n’est simple : la protection de la femme divorcée reste assez formelle, car hors du soutien de la famille, femme divorcée et prostituée c’est, de fait, un peu la même chose

[4L’augmentation des traitements des policiers a été une des premières mesures du gouvernement Caïd Essebsi : elle fut présentée à l’opinion comme un moyen d’assurer l’ordre et la sécurité pendant la période de transition.

[5Le passeport est redevenu nécessaire pour passer la frontière, mais les régionaux bénéficient d’une solide expérience de la contrebande

[6Clifford Geertz, Le souk de Sefrou, Paris, Bouchène, 2003 [1ère éd. 1979] (Présentation de Daniel Cefaï).

[7Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, Paris, Seuil, 1966.

[8Les gens du djebel Matmata y auraient une sorte de monopole.

[9Sourate XVIII, « La Caverne », versets 9-26. Le récit figure aussi dans la Légende dorée. Louis Massignon avait aimé ce récit syncrétique, « trait d’union entre l’Islam et la Chrétienté » (Ecrits mémorables, Laffont, 2009, t. 1, pp. 290-335) dont il s’était attaché à trouver une résurgence en Bretagne.

[10 Le problème pourrait être plus large. Avec la désaffection qui a frappé durablement la vie politique, un tiers seulement des électeurs potentiels se sont inscrits à ce jour sur les listes et il a fallu repousser les délais d’inscription.

François Pouillon, anthropologue, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris).

27 août 2011