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Israël : l’interpellation de Régis Debray

On ne présente plus Régis Debray, analyste rigoureux et homme de plume talentueux. « À un ami israélien », son dernier livre, est particulièrement intéressant : il se refuse – l’esquive habituelle est trop facile – à renvoyer dos-à-dos Israéliens et Palestiniens car « …on ne semonce pas un vaincu quand il est à terre ». Il invite en revanche les Israéliens, et aussi leurs soutiens de la diaspora, « les forts (…) qui ont une bonne image et du vent dans les voiles » à faire un examen lucide des dangers de leur surdité face aux attentes impatientes dont ils sont l’objet. Les titres des chapitres – Du sionisme, De l’antisémitisme, De la Shoah aujourd’hui… – nous renseignent au départ sur sa volonté d’aborder sans détours des sujets qui, parce qu’ils sont (à juste titre) considérés comme trop sensibles, sont le plus souvent évités par les analystes goyim. Régis Debray n’a pas de ces prudences-là, même s’il est conscient des risques qu’il prend : avec humour, n’évoque-t-il pas au départ les gages qu’il pourrait donner, cela en excipant d’un grand-père juif ?

L’interpellation de Régis Debray est d’autant plus percutante qu’elle procède d’une grande connaissance et d’une vraie empathie pour la longue histoire juive et pour sa contribution au progrès de l’humanisme. Il dit d’abord pourquoi le drame du Proche-Orient a une portée symbolique, et donc politique, plus forte que celle que peuvent avoir ceux, parfois plus atroces, qui se déroulent ailleurs : « le voisinage, l’histoire, la parenté en décident ». De surcroît, si Israël prétend défendre l’Occident, il n’est pas interdit à un Occidental de vérifier le bien fondé de sa démarche.

Tout cela est conduit de la manière la plus subtile, avec le sens de la complexité et des nuances qui est le sien. On n’évoquera donc que quelques points saillants, saisis ça et là, en assumant la subjectivité de ce choix, et en invitant le lecteur à aller au texte lui-même.

Du Sionisme. Si sa diversité est bien réelle, on ne peut cependant « absoudre le sionisme à front de taureau au nom du sionisme à visage humain ». L’image positive du kibboutz ne peut faire oublier des faits historiques têtus : l’image du David fragile a été largement construite (en 1947, l’armée d’Israël était plus nombreuse que les sept armées arabes réunies) ; la Nakba fut réellement une catastrophe palestinienne, avec les « villages rasés, civils exécutés sur le champ, foules poussées dans le dos, impitoyablement ». Nombre de nations sont certes nées dans la violence. Toutefois, une certaine réparation de l’injustice a pu intervenir ultérieurement : ici, la violence de départ s’est au contraire prolongée dans la colonisation. Cette violence a été aggravée par les transformations internes du sionisme victorieux. Une formule – « Du kibboutz à la kippa » – résume le glissement intervenu : la légitimité est passée du terrain politique, où des compromis avec l’autre sont envisageables, au terrain religieux où une exclusivité vous est assurée par l’élection divine. Fondée sur le rappel lancinant des souffrances passées, une habile communication viendra parallèlement interdire toute critique et faire « admettre le camp de réfugiés d’aujourd’hui au nom des camps de concentration d’hier ».

De l’antisémitisme. Un constat au départ : l’antisémitisme de type ancien n’est plus un vrai danger. Dénoncer « le retour des vieux démons » serait au mieux « une facilité de plume », au pire un « levier de la politique sioniste », – levier dont Ben Gourion avait usé et dont Sharon abusera en dénonçant « l’antisémitisme déchaîné régnant en France ». Dans ce contexte, la traque du propos antisémite en est venue parfois à faire « flotter comme un petit relent de maccarthysme ». L’antipathie à l’égard des « feujs » chez certains jeunes issus de l’immigration n’est pas niable, mais elle ne se situe pas dans la lignée de l’antisémitisme d’autrefois ; elle relève d’une certaine identification à la cause palestinienne. Les agressions antisémites isolées auxquelles cette identification a pu conduire ont été unanimement dénoncées et justement condamnées. Cela n’interdit pas de s’interroger sur des faits générateurs de confusion dans des esprits non matures. Tout d’abord sur la tolérance suspecte dont le racisme à l’égard des « Arabes » bénéficie (si l’on peut dire), alors que tout propos à possible connotation antisémite est immédiatement stigmatisé. Ce traitement inégal alimente le sentiment que : « …la figure symbolique du juif français – à travers ses représentants officiels – est le chouchou de la République ». Les signes de cette préférence – et des tolérances qui lui sont associées – sont multiples. Le poids du CRIF exprime plusieurs d’entre elles, avec une participation à ses dîners mondains qui dit son importance politique. Autre tolérance : « Voir le grand rabbin de France manifester dans la rue, sous le drapeau bleu et blanc, devant l’ambassade d’Israël, son appui à l’entrée (des) chars dans Gaza, froisse les règles et l’instinct de laïcité ». Dans ce contexte de tolérance univoque, entachée par la complaisance suspecte de faux amis, peut-on s’étonner de certains abus : telle l’affirmation serinée que toute critique du sionisme n’est que le faux-nez d’un antisémitisme banal ?

De la Shoah, aujourd’hui. Loin de disparaître des mémoires avec le décès des derniers survivants, la pensée du génocide est aujourd’hui intégrée par tous comme une obligation éthique (le négationnisme est en déroute). Il oblige chacun à s’interroger en responsabilité sur l’enseignement que l’humanité la plus large doit tirer des exterminations entreprises par les nazis. Par ailleurs on doit comprendre que (tardivement au demeurant) la Shoah soit devenue l’un des événements structurants de l’identité juive d’aujourd’hui. Mais tout cela n’interdit pas de s’interroger sur le bon usage de la mémoire lorsqu’on constate que « la transmission officielle de l’hécatombe est passée de l’effacement au ressassement et de l’évanescence à l’omniprésence » (le souvenir des déportés politiques, comme dans un absurde système de vases communicants, s’estompant parallèlement). Cette « religion de la souffrance », qui a ses mystiques, ses théologiens…, et aussi ses Tartufe, ne s’inscrit pas au total dans un « véritable devoir de mémoire », lequel exigerait qu’on en fasse « un tremplin pour quelque chose de plus et de nouveau ». S’enfermer à l’infini, ici dans le remords, et là-bas dans le deuil ne va pas sans effets pervers. Le premier : la glaciation de l’histoire (la sacralisation de l’événement immobilise le temps et dissuade de penser à nouveaux frais le politique). Le second : l’autoabsolution (« le souvenir ressassé du crime contre l’humanité relativise le crime de guerre »). Le troisième : l’autoenfermement (la « victimité forteresse » fait que « les ayants droit n’ont plus d’yeux ni d’oreilles que pour leurs propres souffrances »). Avec le temps, une désacralisation de la Shoah ne peut manquer d’intervenir ; elle ne signifiera pas profanation. Et l’on peut même s’interroger : « N’y aurait-il pas plutôt dans cette histoire à venir, celle d’après la mémoire, un élargissement temporel des horizons de tous ? ».

D’un danger d’autisme. La disproportion des forces joue plus que jamais en sa faveur, mais Israël se vit toujours comme une citadelle assiégée. Une vraie anxiété étreint les Israéliens, mais les communicants officiels excellent ensuite dans la propagation, à l’extérieur, de cette idée de fragilité qui soude la sympathie : la disproportion des pertes, la responsabilité israélienne dans la rupture de certains trêves, tout cela est habilement retourné et instrumentalisé. Le drame est que l’autre est de moins en moins reconnu comme tel, une « carapace d’indifférence » à son égard l’emportant sur la haine. Le « mur » est la dernière étape, pratique et symbolique, de cette coupure ; l’aboutissement du projet de Jabotinski d’une « muraille de fer » ? L’ancrage identitaire rigoureux qui, historiquement, avait permis de traverser les épreuves conduit-il aujourd’hui à une surdité dangereuse ? Sinon, comment expliquer que le « Plan Abdallah » ait été « écarté d’un revers de main », alors qu’il représentait « ce qu’un sioniste de 1948 aurait pu rêver de mieux ? ».

Du nouveau monde. Des nuages noirs se dessinent dans le ciel d’Israël, mais la panique ne serait pas de mise. La bombe iranienne ? Elle « force à la vigilance, non à un tocsin planétaire ». Le boycottage des pays arabes ? Il est essoufflé. Il y a certes l’éloignement des Turcs, l’affirmation de nouvelles puissances qui n’ont pas avec l’histoire juive la relation particulière qui est celle d’un certain Occident. Il y a aussi la personnalité de Barack Obama qui endosse la figure du traître en puissance dans les communautés juives, en particulier en France, parce que susceptible de changer la donne consolidée sous Georges Bush. Mais, pour Régis Debray, la panique serait d’autant moins de mise qu’une relation spéciale lie les Etats-Unis à Israël, et que les innovations velléitaires du président américain devraient pour cela faire long feu. Les deux pays partagent un même ancrage testamentaire, la même conviction de faire l’objet d’une élection divine, en bref « un même inconscient historique ». Il ne faudrait donc pas chercher dans le poids de l’AIPAC, le lobby pro-israélien au demeurant fort efficace, le soutien indéfectible qu’Israël obtient de Washington en toutes circonstances : c’est sur un partage bien conduit des bienfaits de la Providence que se fonde la complicité essentielle des deux nations. Partout ailleurs, certains faits imputables à Israël auraient valu une condamnation sans réserve des Américains. S’agissant de l’allié israélien, Washington leur assure une impunité qui jusqu’ici a été sans faille. L’énumération est cruelle : « emploi d’armes insolites ou interdites, obus à fléchettes, billes à carbone, bombes à sous munitions ; la violation tranquille d’à peu près toutes les clauses des diverses conventions de Genève (…) ». Pour ce qui est de l’Europe, « ombre molle, insignifiance redoublée d’obligeance », les dirigeants israéliens n’ont rien à craindre : « En réglant vos frais d’occupation, en soulageant d’autant votre budget, l’Europe vous aide à tourner la loi. ». Les Etats-Unis et la Diaspora étant indéfectibles dans leur soutien, les dirigeants israéliens parlent de « processus de paix » tout en persévérant dans leur projet essentiel : empêcher qu’advienne une Palestine viable. Ce à quoi invite Régis Debray, c’est, au moins, à « soulever le rideau d’hypocrisie qu’on ravaude d’année en année. Nous résoudre à dire ce « qu’on n’ose pas dire » : au lieu de « colonisation », « conquête ». Au lieu de « croissance naturelle » et de « colonies sauvages », « nettoyage » ethnique par grignotage et morcellement ; au lieu de « moratoire » ou de « pause » dans les négociations, répit dans « l’annexion » ».

Des deux Israël. Le bilan d’étape est noir, mais de la richesse contradictoire de la tradition juive peut-on espérer voir poindre un espoir ? Parmi d’autres, deux courants principaux peuvent se lire dans cette tradition, deux Israël s’y nourrissent : l’un – non sans misanthropie à l’égard du reste du monde – est centré sur le seul devenir du peuple élu ; l’autre, au contraire, s’ouvre avec bienveillance aux autres et ne dissocie pas son sort de celui du reste de l’humanité. La réponse est d’autant plus incertaine que l’affrontement des deux se fait dans l’ambiguïté et l’ambivalence, et cela dans la société comme dans la Diaspora [1] Pour faire bref, qui l’emportera : « l’Israël vocationnel » qui participe activement à la construction de l’universel, ou « l’Israël généalogique » replié sur la gestion égoïste de son particularisme ? L’inspiration de Moïse ou celle de Jacob et de Josué ? Régis Debray qui n’attend rien de l’extérieur, espère un sursaut salvateur au sein même d’Israël, un sursaut qui verrait la lignée de l’ouverture à l’autre – le Palestinien en l’occurrence – prévaloir enfin. Mais y croit-il vraiment ?

« À un ami israélien » se présente comme une lettre à Elie Barnavi. La réponse de celui qui fut ambassadeur d’Israël en France comporte des observations et aussi des éclaircissements d’ordre personnel (en particulier sur sa relation au sionisme). Mais cela après avoir constaté : « A quelques nuances près, j’aurais pu signer cette lettre ». L’un des points de divergence avec Régis Debray porte sur le déblocage de la situation au Proche-Orient : contre son ami, Elie Barnavi pense que seule une intervention américaine pourrait permettre de réduire le fossé entre les Palestiniens (qui sont allés au bout des concessions territoriales possibles) et des Israéliens jusqu’auboutistes « accrochés à leurs chimères messianiques ou opportunistes ». La raison et l’espoir politique est sans doute du côté d’Elie Barnavi.

[1Ici, il faudrait citer intégralement le portrait ironique et acide de tel « excellent esprit » qui, en France, « invoque le matin sur France Culture l’ascétique impersonnalité républicaine contre les retours de flamme identitaires, et l’après-midi sur radio J le particularisme culturel contre l’universalisme abstrait ». Le nom n’est pas cité, mais l’intellectuel médiatique en question est aisément reconnaissable.

Robert Bistolfi, Membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée
5 août 2010