Pourtant, il conviendrait d’afficher bien des nuances devant ce tableau quasi-idyllique. Évidemment, tout n’est pas noir dans le pays. La mise en place d’une haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, son édiction de points clés telle la parité sur les listes électorales, l’existence à ce jour d’une soixantaine de partis politiques aspirant à courir les législatives, la facilitation par les autorités intérimaires de la création d’associations et mouvements civiques divers, l’effervescence même qui entretient une société civile tunisienne qui comprend enfin ce que signifie l’autodétermination et la construction d’un avenir en commun…. qui saurait voir à travers ces éléments l’existence d’un quelconque risque pour l’avenir politique et institutionnel de la Tunisie ?
Or, les faits demeurent beaucoup plus nuancés qu’il n’y paraît de prime abord. À trop croire en une potentielle exception tunisienne, nous avons peut-être oublié combien ce pays souffrait des lignes de fracture qui rendent très incertain son avenir proche. Un risque profond de dysfonctionnement est loin d’être exclu. Et pour cause.
La Tunisie est moins unie qu’on ne pourrait le croire. Derrière la Tunisie des côtes – symbolisée par les attrayantes et confortables Tunis, Hammamet, Sousse et autres Sidi Abou Said – se terre en effet la Tunisie de l’intérieur, celle incarnée par Gafsa, Tozeur et la désormais célèbre Sidi Bouzid, foyer officiel de l’étincelle qui a mené à la chute de Ben Ali. D’un côté, les citadins, fiers des accomplissements de « la Révolution », certains qu’ils seront les chefs de file du mouvement pour la transition vers la démocratie ; de l’autre, les lésés du régime Ben Ali, qui redoutent de voir « la capitale » et les fiefs du système Ben Ali leur voler une victoire sans d’ailleurs leur en reverser les bénéfices. Entre les deux, aucune perspective de rapprochement concret perceptible. Le clivage est évident sur le terrain, mais le gouvernement semble peiner à en peser la réalité et la portée.
De même, les priorités et horizons politiques des uns et des autres sont loin d’être à l’unisson. Alors que « la côte » pense politique, institutions et parité, « l’intérieur » pense développement, développement et encore développement. Tandis que les sociétés de Tunis et de Sousse s’inquiètent de voir les islamistes d’al-Nahda s’organiser et s’orienter vers un score prometteur de 30 % des votes, Gafsa et Sidi Bouzid se demandent pourquoi al-Nahda serait plus menaçant que le reste des formations politiques. Pendant que les premiers s’inquiètent d’un retour potentiel des RCD-istes dans un contexte relatif d’insécurité, les seconds se demandent pourquoi le dictateur est parti, mais la dictature est restée.
La Tunisie demeure pourtant à bien des égards le pays le plus à même de montrer l’exemple dans la région en matière d’émancipation démocratique. Mais cela ne pourrait s’accomplir de soi-même. Plutôt que de faire le pari par avance d’une transition institutionnelle réussie qui prendrait corps en Tunisie, les bailleurs de fonds internationaux, à commencer par l’Union européenne, seraient bien inspirés de participer de la fourniture des conditions concrètes pour ce. Le maître mot ici est celui du développement ; en croyant en une possible et palpable amélioration de leurs perspectives, les Tunisiens pourront en effet entrevoir les conditions concrètes d’une évolution sereine. Mais à la condition que ces investissements ne réitèrent pas les frasques d’un Ben Ali qui, par souci de puiser dans une manne touristique à même de combler ses excès, a opposé 70 % d’habitants de la côte à 30 % de résidents de la plaine, compromettant à ce jour l’idée d’une unité nationale pourtant plus précieuse et fondamentale que jamais.
Source : Article publié sur le site lemonde.fr le 27 avril 2011.
http://www.lemonde.fr/idees/chronique/2011/04/28/le-developpement-reel-defi-pour-la-tunisie-contemporaine_1513605_3232.html
Barah Mikaïl, chercheur au FRIDE et Membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée