Pauillac est une bourgade d’un peu plus de 5.000 habitants, sur les bords de l’estuaire de la Gironde. La ville est surtout connue pour ses grands crus médocains. Elle compte 78 viticulteurs, dont la moitié est formée de grands et riches propriétaires de châteaux, voire très grands et très riches. En face, une classe moyenne à peine palpable et peu de commerces dans les petits villages du Médoc. Mais une multitude d’ouvriers agricoles dont certains n’ont même pas les moyens de s’acheter une voiture pour aller travailler. Une situation qui n’a pas été vraiment dénoncée par la FNSEA-FDSEA (syndicat agricole majoritaire), contrairement aux syndicats minoritaires dans la région (Confédération paysanne, Modef lié au PCF, et la fédération Force ouvrière de l’agriculture, de l’alimentation et du tabac). Le chômage touche 15% de la population active du Médoc. Par ailleurs depuis quelques dizaines d’années, il existe une communauté marocaine qui trime dans les vignes pour des salaires très bas. La deuxième génération, née sur place, est devenue française. Sans grand avenir, coincée entre océan et estuaire, elle vivote des travaux des vignes (taille, vendange, élagage…). Après les tempêtes de 1999 et 2009, les autorités locales souhaitaient les embaucher pour nettoyer les arbres tombés. Ils n’ont travaillé dans les bois que pendant deux semaines. Pour eux, le travail était trop dur et mal payé.
Dans de telles conditions socio-économiques, il n’est pas étonnant que le Front national ait fait parmi ses meilleurs scores du département lors des élections du printemps dernier : les « petites blancs » médocains coincés entre les aristocrates du vin et les immigrés ! Dans ce contexte difficile, le lointain conflit du Sahara occidental, en relatif sommeil depuis vingt ans, a ressurgi brutalement là où l’attendait le moins : à Pauillac.
De 1884 à 1975 le Sahara occidental, constitué des provinces du Rio de oro et du Saguia el Hamra, était un protectorat espagnol, reconnu internationalement. Mais Rabat exige le rattachement du « sud marocain » à la mère patrie. Le 6 novembre 1975, Hassan II organise la marche verte. Des dizaines de milliers de Marocains marchent sur le protectorat espagnol. Huit jours plus tard, Madrid signe des accords avec le Maroc et la Mauritanie. Les 2/3 nord au Maroc, le reste à la Mauritanie. C’était sans compter sur le Front Polisario, soutenu par une part importante des Sahraouis et lourdement armé et financé par l’Algérie. Le 27 février 1976, le Front Polisario proclame unilatéralement la République arabe sahraouie démocratique et attaque les forces marocaines et mauritaniennes. L’armée algérienne franchit la frontière pour donner un coup de main au Front. En 1979, la Mauritanie défaite, donne sa partie du territoire au Front. Aussitôt, le Maroc construit un gigantesque mur de défense en sable. Le Polisario ne contrôle alors, et encore aujourd’hui, que les 20% du sud-est du pays, région pauvre contrairement à la bande côtière. En 1991, un cessez le feu est signé, avec l’aval de l’ONU. Les prisonniers des deux camps seront échangés au compte goutte.
Le 12 octobre 2012, le tribunal de Bordeaux a condamné une demi douzaine de franco-marocains à des peines allant jusqu’à cinq mois de prison avec sursis pour violence aux personnes, destruction de véhicules et de maisons. En effet, pendant deux nuits, les 3 et 4 octobre, la petite bourgade tranquille s’est transformée en champs de bataille entre des jeunes pauillacais d’origine marocaine et une centaine d’ouvriers agricoles de nationalité espagnole, mais originaire du Sahara occidental.
Si en Gironde plus de 80% des vendanges sont désormais mécanisées, les grands crus du Médoc se récoltent encore à la main, tout comme ceux de Saint Emilion, ainsi que les liquoreux de Sauterne. C’est donc la communauté franco-marocaine du coin qui chaque année manie le sécateur. Mais il manque toujours des bras et depuis la crise qui frappe l’Espagne voisine, les Espagnols reviennent massivement en Aquitaine, d’autant que les plus anciens ont l’expérience de la vendange à la main et ont de la famille installée dans la région depuis parfois deux générations. Mais les agences pour l’emploi espagnoles travaillant avec les sociétés d’intérim françaises omettent de préciser que les ouvriers agricoles sont des Sahraouis naturalisés.
Le 3 octobre au soir, à Pauillac, les jeunes ouvriers sahraouis se rendent à la petite salle de prière locale. Certains d’entre eux portent des tee-shirts « Sahara occidentale libre ». Il n’en faut pas pus. Une bagarre éclate entre les deux communautés. Deux personnes finiront à l’hôpital. Voitures et appartements des Sahraouis sont vandalisés par les Franco-marocains. Idem, le 4. Le lendemain un hélicoptère de la gendarmerie tourne toute la nuit autour de la bourgade pour éviter une troisième nuit d’émeute. Le 5 au matin, les gendarmes conduisent les Sahraouis à la gare puis les installent dans un camp de vacances à Montalivet, sur l’océan, pour éviter d’autres échauffourées.
Bref, la crise, grave en France, terrible en Espagne, aiguise les rancœurs entre ceux qui n’ont plus grand-chose à se partager, alimentées par de vieux conflits géostratégiques maghrébins.
Christophe Chiclet, membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée