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Retour sur une relation identitaire : L’Italien vu de Nice

Engagé dans des conditions douteuses, le récent débat sur l’identité nationale a permis de constater combien nos sentiments d’appartenance sont matière fragile. Que chacun d’entre nous s’interroge sur la pluralité des apports qui l’ont fait, les choix réfléchis ou subis qui ont été les siens, cette réflexion-là peut être heureuse ; mais, attentive aux enracinements, elle doit également être ouverte sur l’avenir et ses nouveautés. Pour échapper aux remous du moment, il n’est pas inutile de remonter dans le temps et d’observer comment notre perception de l’identité s’est modifiée à chaque époque.

Comment, aussi, elle peut accueillir de l’inattendu. Cela vaut pour l’identité d’une collectivité comme d’un individu. S’il prend un peu de distance, tout Niçois né avant la guerre 1939-1945 devra admettre que son ancrage dans le Comté, aussi évident et solide soit-il, d’une part n’est pas unique, d’autre part a été soumis à un remodelage au fil des années. Car l’âge, bien sûr, joue : il vaut voyage au long cours et fait que chaque port d’escale a ajouté de nouveaux éléments à une identité nécessairement composite.

La relation au monde italien proche a longtemps constitué un sujet sensible. La figure de Garibaldi résume plusieurs traits de cette relation qui fut pour le moins complexe. Sans revenir sur le lointain passé, sur des moments au demeurant bien connus (Révolution, Restauration sarde, Rattachement-Annexion, événements de 1870…), un Niçois né entre les deux guerres a pu suivre sur une assez longue durée les fluctuations de la vision du voisin immédiat. Bien que subjectif, son témoignage éclairera les variations dans le temps des perceptions collectives de l’autre.

Quelques caractéristiques de la culture niçoise doivent préalablement être évoquées. Constitutive d’un particularisme bien affirmé, cette culture ne se présente pas comme un bloc ancré dans un passé immémorial : elle est faite d’apports successifs, de contradictions et d’affrontements qui alimentent sa dynamique. C’est dire également que ceux qui, pour la défendre, voudraient aujourd’hui la figer dogmatiquement, pourraient en fait compromettre sa dynamique d’avenir.

La langue, les traditions, le contenu de la vie citoyenne sont des marqueurs culturels forts. Or, en ces trois domaines, ce que révèle l’histoire c’est un constant renouvellement des données et de l’appréhension de soi.

La langue :

A partir de l’œuvre littéraire de Joseph-Rosalinde Rancher, unanimement reconnu comme un pilier fondateur, plusieurs voies différentes ont été explorées. Certains ont voulu nier les liens avec la Provence et, plus largement, l’espace d’Oc ; cela les conduira à défendre longtemps la graphie italianisante de Rancher, voire à prêter au nissart une originalité absolue en lui inventant une graphie (Pierre Isnard). Ce n’est qu’en 1931, après de longues controverses, que l’Acadèmia nissarda se ralliera à la graphie mistralienne. Le débat n’était pas clos pour autant : l’arrivée de la « graphie normalisée », qui a voulu renouer avec un occitan aux origines de la langue (avant que les éparpillements dialectaux accentuent les particularismes), a ouvert un nouveau champ de controverses. Parallèlement, et dans un autre registre, contre « l’impérialisme » du nissart côtier la diversité linguistique du Comté a été mieux perçue, d’abord avec ses gavots.

Les traditions :

En ce domaine aussi, la nostalgie peut conduire à des conclusions hâtives. Les costumes traditionnels, que les gravures ont popularisés, ne remontent pas au-delà du XIXème siècle et s’inscrivent dans un mouvement de création lié au Romantisme. En tant que vraie fête populaire, le Carnaval est mort en 1873 : celui que nous connaissons s’inscrit d’abord dans l’industrie touristique, et les tentatives pour lui assurer un vrai renouveau populaire dans les quartiers ont vite été découragées. Quant aux festins – des Mais, des Cougourdons… – ils étaient pratiquement tombés en désuétude au tournant du XXème siècle ! Cela jusqu’à ce qu’un journaliste de l’Eclaireur, Léon Barbe, avec la participation active de Menica Rondelly, leur redonne vie. Ces rappels ne signifient pas que les traditions sont sans poids et pure évanescence ; simplement, elles doivent être vivifiées ou réinventées – et parfois inventées ! – à chaque époque. Elles n’expriment pas une « essence » figée, mais sont l’expression d’un dynamisme culturel collectif dont les formes évoluent et s’adaptent aux données changeantes de la société.

La vie citoyenne :

Cette société niçoise, lorsqu’elle se dit fidèle à ses traditions et à son identité, ne perçoit pas de manière univoque les enjeux qui leur sont liés : toute société, fut-elle de dimension réduite comme l’est la niçoise, est en effet une société politique, structurée par des adhésions et des aspirations fortement différenciées. C’est ce qui fait sa vitalité. Les disputes culturelles ont aussi cette dimension politique, et elles renvoient pour certaines d’entre elles à de vraies oppositions sociétales. La défense de l’identité niçoise peut montrer une vraie connivence entre d’un côté le petit-bourgeois de la ville, lettré et attentif aux spécificités de sa langue, et de l’autre le montagnard au gavot rugueux, mais c’est sur fond de différences sociales bien réelles. Lorsque, pendant les périodes de crise, la « grande histoire » exacerbe ces différences, les divisions latentes peuvent devenir plus aiguës : une partie de la bourgeoisie locale a été effrayée par le « Front populaire » au point d’adhérer ensuite aux illusions maréchalistes ; mais un Jouan Nicolà (avec sa Ratapignata ) exprimera de son côté les aspirations des couches populaires où les réformes sociales, puis la Résistance, recruteront nombre d’acteurs : celui qui sera fait « Mestre en Gai Sabé » sera précisément l’un de ceux-là.

Le contraste entre le petit peuple de Nice et la richesse étalée des « hivernants » avait longtemps été, aussi, caractéristique d’un autre clivage social très profond. La société autochtone avait poursuivi alors sa vie propre sous les mondanités de la Côte d’Azur (ultérieurement, cette dernière démocratisera son image touristique avec les « congés payés »). Dans « A propos de Nice », Jean Vigo a admirablement évoqué cette facette-là de la réalité du pays.

Les aspects contradictoires de tous les éléments qui font l’identité niçoise invitent à ne pas l’enfermer dans un passé mythifié, à ne pas lui interdire la nouveauté lorsqu’elle peut être enrichissement. Longtemps le « droit du sang » a inspiré la démarche : ainsi, lors de la création de l’Acadèmia nissarda par Henri Sappia, il fallait impérativement avoir quatre grands-parents nés dans le Comté pour devenir socì. Si cela pouvait se comprendre dans le contexte de l’époque où l’irruption de la modernité avait été fortement déstabilisante pour la société traditionnelle, la disposition avait néanmoins pour conséquence absurde d’interdire l’accès à la compagnie de défenseurs actifs de la langue : un Juli Eynaudi, d’ascendance piémontaise, aurait été refusé, – celui-là même dont l’Acadèmia vient de publier le monumental dictionnaire Niçois-Français !

Revenons à notre Niçois né dans les années 30 du siècle dernier, alors que les détonateurs du prochain conflit mondial sont largement en place, et qu’avec l’Italie proche, les relations sont plus que tendues en raison des revendications de Mussolini… Au fil des décennies, notre septuagénaire verra la perception du voisin proche fluctuer en fonction des péripéties de la « grande histoire ».

Dans l’avant-guerre, les proclamations belliqueuses de l’Italie inquiètent : aux réponses militaires (la fortification de la frontière dont les constructions bétonnées perdurent) s’ajoute un « réarmement » politique et culturel : en 1933, Pierre Devoluy publie ainsi son opuscule : « La nationalité de Nice ». A Rome, bientôt, la Chambre des faisceaux clamera haut et fort que Nice, la Savoie, la Corse et la Tunisie sont terres italiennes. Dans ce contexte, l’anxiété est aggravée à Nice par une double présence italienne : d’un côté, le Consulat d’Italie cherche à se faire agent recruteur du régime ; à l’opposé, les antifascistes en exil sont nombreux (le futur président de la République, Sandro Pertini, fut l’un d’eux). Pour le Niçois du commun, qui très souvent a des ascendants piémontais, liguriens, voire toscans ou calabrais, l’intégration a la petite patrie niçoise, indissociable de l’apprentissage des codes et valeurs de la société française, avait été, comme toujours pour des immigrés, un parcours difficile et passablement conflictuel (sans avoir connu des excès sanglants, comme ceux du « pogrom d’Aigues-Mortes », la concurrence sur le marché du travail avait pu être âpre lors des crises économiques). Mais enfin, on en était à la troisième ou quatrième génération née dans le Comté, et l’appartenance niçoise des descendants d’Italiens était d’autant moins problématique que les Alpes n’avaient jamais constitué une « barrière naturelle ». Le souvenir de siècles d’échanges ou de commune fidélité à la Maison de Savoie pouvait faciliter le rapprochement ! Des associations fondées sur l’origine, en particulier piémontaises, pouvaient aider à passer le cap difficile des débuts de l’insertion. Ensuite, l’implantation dans les quartiers populaires (à Saint-Roch, Place d’Armes, dans le Vieux Nice…), comme le compagnonnage de travail a aidé au rapprochement des Niçois « de souche » et des néo Niçois. La langue, le nissart, a joué un rôle essentiel dans ce processus, et cela bien avant le français qui, l’école intervenant, n’établira sa prééminence qu’avec les générations suivantes. De ce rôle culturel central du nissart, la vitalité du théâtre dialectal d’alors témoigne : les Piémontais sont très nombreux, et parfois même majoritaires dans certaines troupes !

Le Niçois qui était écolier alors peut se souvenir de l’un des effets de cette dégradation de l’image du voisin : l’injure « sale italien » était fréquente dans les cours de récréation. Grave en soi, elle était aussi cocasse : la plupart de ces enfants avaient presque sûrement un ascendant italien, et bien peu auraient pu répondre aux sévères critères de sang fixés par Henri Sappia lors de la création de l’Acadèmia.

Après la fin de la guerre, l’image de l’Italie mettra quelque temps avant d’être restaurée dans les esprits. Mais, comparée aux souffrances imputables à l’occupant nazi, le souvenir des péripéties de 1940 s’estompe rapidement, d’autant plus que le retournement de situation, dès 1943 avec la chute de Mussolini, avait permis d’imputer au régime abattu la responsabilité unique de l’agression. Les deux républiques, la française et l’italienne, ont alors le même fondement démocratique et des valeurs puisées dans la Résistance.

A Nice, les échanges privés peuvent reprendre avec les voisins. Lorsque les liens avec la famille d’origine, au Piémont ou en Ligurie, ne s’étaient pas totalement distendus, des retrouvailles familiales interviennent (et cela, parfois, après une cassure de plus de vingt ans !). Parallèlement à l’émergence du projet européen qui accélère la réconciliation, la question de la « francité » de Nice qui avait fait l’objet de fortes crispations avant-guerre n’est plus un sujet idéologiquement et politiquement brûlant. La complexité d’une histoire pluriséculaire liée au pouvoir savoyard, qui explique la complexité de l’identité niçoise, peut alors être abordée avec un moindre a priori. Bien établi, l’ancrage central en terre d’Oc de l’identité linguistique du Comté autorise paradoxalement une appréhension à la fois plus curieuse et plus détendue de ses particularités internes où les contacts de voisinage ont agi : originalités du mentonasque, métissages liguriens de la haute Roya… En ce domaine aussi, l’absurdité de la « frontière naturelle des Alpes » se révèle : on découvre l’intérêt des parlers occitans des vallées piémontaises (un intérêt que – moins frileux que notre République à l’égard des langues régionales – l’Etat italien reconnaît et protège). Des travaux érudits rappellent aussi les apports anciens des attaches avec Turin, les déchirements qui ont pu accompagner les changements de souveraineté successifs, les liens étroits entre le Baroque niçois – à la forte originalité dans l’Hexagone – et le Baroque piémontais… On se souvient que les Brea ont beaucoup peint en Ligurie. Il n’est pas jusqu’à la cuisine où l’on admet désormais sans chauvinisme les parentés : le pistou niçois est parent du pesto génois, la bagna cauda nous vient du Piémont, la socca, emblématique des tables du Vieux Nice, est semblable à la farinata savonnaise ou la cicina livournaise…

L’histoire n’est jamais finie, et la construction européenne qui bât de l’aile inquiète. Pourtant, quels que soient les sursauts nationalistes à craindre dans le contexte actuel de crise économique et sociale, l’ère des affrontements en Europe est – espérons-le – définitivement dépassée. Sans crainte, le Ministère de la Défense vend aujourd’hui les blockhaus du Haut Pays ; Génois et Turinois achètent des appartements à Nice ; le Rossetto de Dolceacqua, présent chez nos cavistes, nous rappelle que Dolceacqua fit partie du Comté… Notre septuagénaire peut poursuivre apaisé son décryptage identitaire : les démêlés avec l’Italie sont enterrés.

Robert Bistolfi, Membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée.
23 août 2010