Il y a des années, juste après la chute du communisme en Europe de l’Est, on m’avait demandé d’écrire un livre sur les événements. Rachel prit les photos, j’écrivis le texte. Le livre, qui ne fut publié qu’en hébreu, avait pour titre ‟Lénine n’habite plus ici”.
Quand nous avons visité Varsovie, nous fûmes surpris du nombre de lieux dans la ville comportant des plaques en métal signalant ‟ (un nom) a été exécuté par les Allemands en ce lieu”. Jusqu’alors nous n’imaginions pas que la résistance polonaise s’était opposée si farouchement aux nazis.
Après notre retour, Rachel entra un jour dans une boutique de vêtements et entendit la propriétaire parler à une cliente en polonais. Encore pleine de sa découverte, Rachel demanda à la propriétaire : ‟Saviez-vous que les nazis avaient tué aussi un million et demi de polonais non-juifs ?
La femme répondit ‟Pas assez !”
Rachel fut stupéfaite. Moi aussi. Nous savions, évidemment, que beaucoup de Juifs polonais n’aimaient pas les Polonais, mais nous n’avions pas conscience de l’intensité de cette haine.
Cette haine a réapparu pleinement cette semaine. Le parlement polonais a décrété que quiconque emploie les mots ‟camps d’extermination polonais” commet un crime punissable de trois ans de prison. La bonne appellation, selon les Polonais, est ‟camps d’extermination nazis en Pologne”.
La rectification est tout à fait correcte. Mais en Israël, elle a déchaîné une tempête. Quoi ? Les Polonais nient l’Holocauste ? Nient-ils que beaucoup de Polonais avaient aidé les nazis à attraper des Juifs pour les tuer ?
C’est ce que croient beaucoup d’Israéliens. Tout à fait indûment, bien sûr. La Pologne n’a jamais fait la paix avec les nazis, contrairement à plusieurs autres pays européens. Le gouvernement polonais s’enfuit en France puis en Grande Bretagne d’où il dirigea la résistance polonaise. En fait il y avait deux organisations clandestines polonaises, l’une nationale, l’autre communiste. Les deux combattirent les nazis et payèrent un prix fort.
Si je ne m’abuse, ce fut le gouvernement polonais en exil qui communiqua à la direction sioniste les premières informations fiables sur les camps d’extermination.
Y a-t-il eu des Polonais collaborateurs des nazis ? Bien sûr qu’il y en a eu, comme dans tous les pays occupés. Sans faire de comparaison, il y a des tas et des tas de collaborateurs palestiniens dans les territoires occupés d’aujourd’hui.
Les principaux auxiliaires non allemands dans les camps d’extermination furent les Ukrainiens, dont la haine des Russes les conduisit à sympathiser avec les nazis. La haine des Russes et aussi leur propre antisémitisme profondément ancré, provenant de l’époque où l’Ukraine appartenait à la Pologne et où les Juifs administraient les domaines pour les propriétaires polonais.
Les nazis n’avaient vraiment pas fait un effort sérieux pour gagner la coopération polonaise ou ukrainienne. Le plan secret d’Hitler était aussi d’exterminer ou d’asservir tous les Slaves, juste après les Juifs, afin de créer plus de ‘Lebensraum’ (ndt : espace vital) pour la nation allemande.
Pourtant il a fallu moins de 10 ans après la fin de l’Holocauste pour qu’Israël signe un accord avec l’État allemand, alors que la haine pour la Pologne reste vivace. Pourquoi ?
Personne ne pose jamais la question la plus évidente : comment se fait-il que tant de Juifs, des millions, soient venus vivre en Pologne en premier lieu ?
Il y a des siècles, lorsque les Juifs furent chassés d’Allemagne et d’autres pays de l’Europe du Nord, où allèrent-ils ? Quels pays européens leur ouvrirent-ils les portes ?
Eh bien, à l’époque, la Pologne fut le pays le plus ouvert, et même le plus tolérant d’Europe. Les Juifs en fuite furent bien accueillis et y trouvèrent un nouveau foyer. Le roi avait une maîtresse juive. Toute une ville juive poussa près de Cracovie, centre de la culture polonaise.
Voici une révélation : alors que les ancêtres de mon père étaient venus de l’ouest en Allemagne, ceux de ma mère étaient venus de Cracovie. Mon père qui avait reçu une formation classique, soutenait toujours que nos ancêtres étaient venus en Rhénanie avec Jules César (sans preuve valable), mais ma mère devait admettre que son grand-père était venu de Cracovie qui, avant la Première Guerre mondiale, faisait partie de l’Autriche.
Ce printemps polono-juif ne dura pas. Ce qui subsista fut la réalité d’une énorme minorité juive en Pologne.
Une minorité qui est radicalement différente de la majorité est toujours un problème. Les Juifs étaient différents des Polonais en matière de religion et de culture, ils parlaient une langue différente (le yiddish). Et il y en avait des tas et des tas. De nombreux millions.
Il était donc presque inévitable qu’entre les deux groupes se développe une aversion réciproque, qui se transforma en haine réciproque. Il y eut des pogroms. Pourtant, il semble que dans la Pologne moderne, les Juifs connaissaient un relatif bien-être. Ils étaient organisés politiquement et établissaient des coalitions avec des minorités non juives.
Des masses de Juifs polonais tentèrent d’émigrer vers l’Allemagne. Les Juifs allemands, qui les méprisaient, les mirent sur des bateaux pour les envoyer aux États-Unis, où ils prospérèrent.
Le poète juif-allemand classique Heinrich Heine a écrit un poème qui dit ceci (ma traduction non autorisée) : ‟Krapulinsky et Washlapsky, / Polonais de Polackie / Combattirent pour la liberté / Contre la tyrannie moscovite. // Combattirent avec bravoure et avec chance / Réussirent finalement à fuir à Paris / Parce que vivre, comme mourir, / Pour la Patrie est doux.”
Et plus loin, ivres dans un bar de Paris, ils se réconfortent l’un l’autre : ‟La Pologne n’est pas encore perdue, / Nos épouses enfantent, / Nos vierges font de même, aussi. / Elles nous donneront des héros !”
Après l’avènement d’Hitler, quand les Juifs allemands commencèrent d’arriver en Palestine, ils y trouvèrent des Juifs polonais qui y étaient arrivés avant, comme David Grün (David Ben-Gourion) de Plonsk. Les Juifs allemands furent accueillis par eux avec mépris et dérision.
Les antisémites polonais étaient considérés par les sionistes comme des alliés naturels dans leur effort de pousser les Juifs vers la Palestine. Un épisode connu de quelques personnes seulement : en 1939, un certain nombre de dirigeants de l’Irgoun clandestin en Palestine (auquel j’appartenais alors) eurent une brillante idée : lancer une insurrection armée contre les dirigeants britanniques et établir l’État juif.
Cherchant des aides, et spécialement des armes, ils s’adressèrent aux officiers antisémites de l’armée polonaise. La proposition de l’Irgoun était simple : nous vous aiderons à vous débarrasser de vos Juifs. Vous les entraînez et leur fournissez des armes, nous les mettons sur des navires pour la Palestine.
L’état-major polonais fut séduit par l’idée et l’entrainement en Pologne de jeunes membres de l’Irgoun commença effectivement. L’éclatement de la Seconde Guerre mondiale mit fin à cette aventure.
C’est cette relation compliquée de nombreux siècles qui trouve aujourd’hui son expression dans le clash polono-israélien de ces derniers jours.
Beaucoup d’Israéliens ont été éduqués à penser que l’Holocauste fut une entreprise conjointe germano-polonaise, et que les fours d’Auschwitz furent mis en œuvre par des Polonais. Après tout Auschwitz n’était-il pas en Pologne ?
Était-ce un hasard si pratiquement tous les camps d’extermination se situaient sur le sol polonais ? (En fait c’était une localisation idéale pour les nazis, en particulier après leur invasion de l’URSS. C’est là qu’étaient les Juifs.)
Je ne pense pas que cet exposé de faits servira à quelque chose. Les sentiments sont trop profondément ancrés. Mais je n’y peux rien.
[Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 3 février 2018 – Traduit de l’anglais « Not Enough ! » pour Confluences Méditerranée : FL/SW