« L’après-Netanyahu »
Jamais Israël n’avait connu une crise politique aussi grave, avec trois élections législatives en moins d’un an. La raison en est connue : la détermination de Benyamin Netanyahou d’obtenir à la Knesset une majorité suffisante pour rester Premier ministre, mais aussi pour y faire voter une loi d’impunité lui évitant de finir au tribunal pour corruption, fraude et abus de confiance.
Le 9 avril comme le 17 septembre, l’arroseur a fini arrosé. Sa manœuvre a fait boomerang : les électeurs ont largement manifesté leur volonté de le « dégager ».Assez nombreux pour bloquer le chef du Likoud, ils ne l’étaient cependant pas pour ouvrir une alternative. D’où l’impasse : ni la droite pro- « Bibi », ni le centre-gauche (même avec l’appui de la Liste arabe unie), ni Avigdor Liberman, le « faiseur de rois », n’ont réussi à former un gouvernement.
Le scrutin du 2 mars permettra-t-il de sortir de cette impasse ?
Par rapport aux élections précédentes, un double changement est intervenu : le procureur Avichaï Mandelblit a finalement inculpé Netanyahou, et la Knesset a refusé de lui épargner l’épreuve d’un procès. De surcroît, une majorité relative d’électeurs voit clair dans les combines du Premier ministre : elle lui fait porter la responsabilité de l’imbroglio [1]. Cette mise en cause n’a rien de théorique : les Israéliens savent que cette interminable crise a des conséquences sérieuses sur une économie paralysée, à commencer par une augmentation du déficit budgétaire (8,7 milliards $, soit 4,2 %). Qui paiera l’addition, sociale et politique ? Pourtant rien n’est fait : Benyamin Netanyahou a survécu jusqu’ici à toutes les tempêtes durant les treize années pendant lesquelles il a dirigé le gouvernement, battant ainsi le record de David Ben Gourion.
Un naufrage définitif du « boss » serait possible à deux conditions: que le parti Kahol Lavan (Blanc Bleu) de Benny Gantz, Yaïr Lapid et Moshe Yaalon arrive en tête et qu’avec ses alliés il obtienne au moins 61 sièges – la première condition était remplie en avril et septembre, mais pas la seconde. Au moment où ces lignes sont écrites, les sondages ne pronostiquent pas de changement. D’autant que le chef du Likoud semble prêt à tout pour éviter le pire. Il compte exploiter le plan qu’il a présenté avec Donald Trump le 28 janvier (voir l’éditorial à la Une). Il a même tenté en janvier – en vain – d’imposer à la droite religieuse et sioniste (Yamina, À droite) une alliance avec les néo-kahanistes d’Otzma Yehudit (Force juive), afin de récupérer quelques dizaines de milliers de voix [2] …
C’est dire que le « dégager » reste l’impératif numéro un, pour l’opposition comme pour une partie de ses alliés, à commencer par Avigdor Liberman. Car le leader historique de la droite dispose d’une expérience, d’une puissance et de réseaux qui le rendent plus dangereux que quiconque pour la paix dans la région comme pour la démocratie et la justice sociale en Israël même.
Pour autant, comment négliger la politique que son éventuel successeur serait susceptible de mener ? Au-delà du « dégagisme », la principale caractéristique des deux dernières campagnes électorales ne fut-elle pas l’absence de toute alternative à la radicalisation de la droite et de l’extrême droite ?
Ni la gauche sioniste, qui a abandonné jusqu’à la perspective des deux États, ni le leader Bleu Blanc, qui accusait surtout Netanyahou de lui « voler son programme » et qui appuie le plan Trump, ni même Avigdor Liberman ne proposait aux électeurs de rompre avec la fuite en avant du Likoud et de ses alliés. Pis : Benny Gantz n’excluait pas de gouverner avec un Likoud libéré de l’emprise de Netanyahou – et rien n’indique qu’il y ait renoncé.
Une nuance s’impose s’agissant du chef d’Israel Beteinou (Israël notre maison). Car, s’il reste un extrémiste irresponsable à propos du conflit avec les Palestiniens, dont il prône l’expulsion administrative d’Israël [3], il s’est mué en héraut de la laïcité. Or le succès électoral des partis ultra-orthodoxes en avril et en septembre [4] a été de pair avec une nette augmentation du rejet dont ils pâtissent dans l’opinion. En témoigne le onzième « Index sur l’État et la religion en Israël » publié par Hiddush fin septembre 2019 [5] : 63 % des sondés exigent que les partis religieux ne soient plus membres des coalitions gouvernementales ; 69 % réclament l’ouverture de transports et de magasins le samedi et se prononcent pour la création d’un mariage civil ; 64 % veulent un statut égal pour les trois grands courants du judaïsme (orthodoxe, conservateur et réformé) ; et 57 % prônent la séparation de l’État et de la religion. C’est sur cette affirmation croissante de la laïcité que Liberman surfe avec succès.
Ayman Odeh, qui dirige à la fois le Parti communiste, seule formation judéo-arabe, et la Liste arabe unie, est sans doute le seul homme politique conscient de la nécessité de mener de front le combat pour « dégager » Netanyahou ET pour construire une alternative à sa politique.
Il a exposé ses objectifs dans une longue interview au quotidien Haaretz [6] : contribuer à forger une coalition de gouvernement de 61 des 120 sièges de la Knesset – sans Israel Beteinou. « Nous avons besoin de deux députés supplémentaires de la Knesset et de deux venus des rangs de Bleu Blanc. (…) Mon boulot est de hisser la participation de la communauté arabe de 60 à 65%. »
Ayman Odeh ne regrette pas ses négociations avec le parti Blanc Bleu : « Depuis 1948, il n’y avait jamais eu de photo d’un député arabe assis à la table des négociations en vue de la formation d’une coalition gouvernementale en Israël. Il n’y a même pas eu de photo de députés arabes avec Rabin en 1992. C’est important pour la légitimité des Arabes. Depuis les événements d’octobre 2000, nous sommes devenus infréquentables, aussi bien à droite qu’à gauche. Un de mes objectifs principaux est de faire des Arabes – qui représentent 20 % de la population – des membres légitimes à part entière de la société israélienne. »
Pas question, cependant, d’accepter que les Blancs Bleus continuent à « nous traiter comme un homme traite sa maîtresse. Ils voulaient nous utiliser pendant deux ou trois mois, le temps de jeter Bibi dehors et de former un gouvernement d’union ».
Autrement dit, la Liste entend être un partenaire à part entière et faire valoir ses conditions : • l’annulation de la loi sur l’État-nation, • l’abrogation de la loi qui durcit les sanctions à l’encontre des violations de construction, • la lutte contre la criminalisation de la communauté arabe et • la sécurité des municipalités arabes. Odeh dit regretter aujourd’hui de ne pas y avoir ajouté la revendication d’une retraite minimale et d’autres exigences sociales concernant toute la société.
La Liste serait-elle prête à participer à la coalition ? « Si je siégeais dans un gouvernement qui gère l’occupation, pendant que les enfants de Gaza continuent d’être blessés, je ne pourrais plus entrer dans le restaurant où nous nous trouvons, répond Odeh. Si un processus de paix sérieux est lancé, si le gouvernement s’engage à régler trois ou quatre dossier sociaux, il sera possible de pense sérieusement à la constitution d’un bloc. » Et Liberman ? « Il n’est pas question de s’asseoir à la même table que lui – ni dans un gouvernement, ni dans une coalition. » le 31/10/2020
* Journaliste et historien, auteur de Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel
Macron, Libertalia, Montreuil-sous-Bois, 2018.
[1] Reuters, 22/11/2019
[2] La Knesset a interdit en 1985 le parti Kach
du rabbin Meïr Kahane, dont Otzma Yehudit se présente comme l’héritier.
[3] Liberman défend l’idée d’une modification
du tracé des frontières avec un éventuel État
palestinien, afin d’y transférer un grand nombre
d’Arabes israéliens… sans les déplacer.
[4] Au total 13, puis 16 députés pour le Judaïsme unifié de la Torah (ashkénaze) et
pour le Shas (séfarade).
[5] www.hiddush.org/article-23344-0- 2019_Israel_Religion__State_Index_and_pos telection_survey.aspx
[6] 12 janvier 2020 : https://www.haaretz.com/israel-news/.premium-israel-s-top-arab-politician-we-ll- never-join-a-government-with-lieberman1.8380419. Traduit le 16 janvier par
l’Association France-Palestine Solidarité
sur son site.