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Nakba: la preuve par «Tantura»

Affiche du film "Tantura"

«Tantura» est un film documentaire qu’on ne peut pas oublier. Même moi qui écrivis, en 1998, le premier livre de synthèse des travaux des « nouveaux historiens israéliens [1] », sa vision m’a sidéré par le rythme haletant de son alternance de films de l’époque et de témoignages, sans oublier les intervention d’historiens spécialisés.

Quiconque veut comprendre la Nakba palestinienne, 75 ans après, doit absolument voir Tantura, d’Alon Schwarz. Ce n’est pas par hasard que ce documentaire a été invité aux grands Festivals de Sundance aux États-Unis, de Hot Docs au Canada et de Doc Aviv en Israël. Et pourtant il n’a toujours pas de diffuseur commercial en France : merci à Jean-Jacques Grunspan, qui aide les associations à le présenter [2].

Dans la nuit du 22 au 23 mai 1948, huit jours après la déclaration d’indépendance d’Israël, la brigade Alexandroni du Palmah («Unité de choc») s’empare de Tantura, un village portuaire prospère de quelque 1600 habitants arabes, à une trentaine de kilomètres au sud de Haïfa. Après de brefs combats, les soldats rassemblent les habitants palestiniens restés sur place. Ils en assassinent entre 200 et 250 et expulsent les autres vers le village voisin de Fureidis, dont des ouvriers devront venir creuser deux fosses communes et y enterrer les cadavres – à côté de la plage, sous l’actuel parking du kibboutz construit sur la bourgade rasée par des bulldozers.

Dénoncée par les Palestiniens, la tuerie «disparaît» jusqu’à ce que les «nouveaux historiens» israéliens se penchent sur les archives de la «guerre d’Indépendance», qui, conformément à la loi, commencent à s’ouvrir trente ans après. C’est pourtant un des plus meurtriers des 70 massacres perpétrés durant les hostilités de 1947-1949 – dont 3 contre des civils juifs.

Cinquante ans après la tragédie, un étudiant, Theodor (Teddy) Katz, soutient à l’Université de Haïfa, sous la direction du professeur Kais Firro, une thèse de maîtrise qui lui est largement consacrée: elle obtient la note exceptionnelle de 97/100 – et, en 1999, il y décroche même un diplôme d’habilitation à diriger des recherches. Il faut dire que ce quadragénaire, natif de la ville et membre du kibboutz Magal, lui-même bâti sur les ruines d’un village arabe, a passé deux ans à recueillir 135 témoignages oraux sur les événements, pour moitié juifs et pour moitié arabes : au total plus de 140 heures d’enregistrements réalisés au domicile de chaque interviewé ! Contradictoires, ceux-ci ne laissent cependant aucun doute : des combattants juifs ont bien perpétré, dans le village qu’ils contrôlaient depuis le matin, un terrible massacre – terme que, toutefois, la thèse n’utilise pas. L’auteur évalue le nombre de victimes à 220, dont 20 pendant les combats et 200 après – des prisonniers tous désarmés…

Le scandale éclate lorsque, le 21 janvier 2000, le quotidien à grand tirage Maariv publie un article d’Amir Gilat fondé sur les travaux de Katz et intitulé «The Exodus of the Arabs from the Villages at the foot of Mount Carmel». Peu après, un groupe d’anciens de l’Alexandroni poursuit l’étudiant en diffamation. Le procès s’ouvre en décembre de la même année. Selon ses accusateurs, Katz aurait utilisé des citations erronées et, pour certaines, contradictoires. Non seulement la juge n’appelle aucun témoin à la barre pour les confronter à leurs déclarations, mais – comme elle le reconnaît dans le film – elle refuse que le tribunal écoute les enregistrements réalisés par l’étudiant.

L’affaire tourne court. Lors d’une réunion nocturne, à près de minuit et en l’absence de son avocat Avigdor Feldmann, Katz signe une rétractation stipulant qu’il ne s’agissait effectivement pas d’un «massacre». Le lendemain matin, pris de remords, il demande au tribunal de revenir sur un document signé dans un moment de faiblesse et de le laisser poursuivre sa défense contre la prétendue diffamation. La juge refuse, décision validée plus tard par la Cour suprême, que l’avocat de Katz a saisie.

Parfois, les mêmes nient – «ils se sont enfuis sans guerre, sans rien» – puis avouent : « Pendant les trois ou quatre premiers mois, j’étais un meurtrier: je ne faisais pas de prisonniers», reconnait par exemple ce moustachu en riant étrangement. Combien d’Arabes a-t-il tué? «Je n’ai pas compté : j’avais une mitrailleuse chargée de 200 balles et je tirais.»

De son côté, l’Université «suspend» la thèse et la retire même de sa bibliothèque. Lors de la soutenance par Katz de sa version définitive, en décembre 2002, un comité anonyme la rejette –de justesse [3] – et retire à son auteur le diplôme de maîtrise de recherche qui lui avait été accordé. C’est d’ailleurs à la suite de ces décisions – dont Avner Giladi, ancien professeur de l’Université de Haïfa, dénonce dans le film l’illégalité d’un point de vue purement académique – que l’historien Ilan Pappé quitte l’Université, où il a enseigné vingt-deux ans, pour s’exiler au Royaume-Uni : il est professeur d’histoire à Exeter depuis 2007 et dirige le Centre européen d’études sur la Palestine.

Le premier mérite du film d’Alon Schwarz est de repartir des «oubliés» de la justice israélienne et de l’Université de Haïfa: les témoins dont Katz avait enregistré les récits lors de sa thèse et que le documentariste, lorsque c’est possible, réinterviewe. La vérité et les manœuvres pour l’étouffer apparaissent ainsi au grand jour : si, à l’instar d’Henio-Ben Moshe, président de l’Association des vétérans d’Alexandroni, certains anciens, désormais nonagénaires et presque tous en chaise roulante, s’accrochent à leur négation, d’autres racontent l’horreur. Parfois, les mêmes nient – « ils se sont enfuis sans guerre, sans rien » – puis avouent : « Pendant les trois ou quatre premiers mois, j’étais un meurtrier : je ne faisais pas de prisonniers », reconnait par exemple ce moustachu en riant étrangement. Combien d’Arabes a-t-il tué ? « Je n’ai pas compté : j’avais une mitrailleuse chargée de 200 balles et je tirais. » Plusieurs combattants, comme lui, multiplient les détails, plus horribles les uns que les autres, sur le « comment » de la bataille et du massacre – sans guillemets – qui s’ensuivit [4].

Mais Tantura en éclaire aussi le « pourquoi ». Le documentaire décortique la stratégie de « nettoyage ethnique » – la formule est d’Ilan Pappé – conçue par David Ben Gourion et mise en œuvre par les forces armées du Yichouv, puis d’Israël. Il explique aussi la réécriture de cette guerre d’expulsion ordonnée par le premier Premier ministre du pays. Deux des personnes interviewées incarnent, au sens propre, cette falsification systématique : la juge Drora Pilpel (qui lâche quand même un « Dommage ! » à l’écoute, vingt-deux ans trop tard, enregistrements) et l’universitaire Yoav Gelber, que rien ne trouble, lui, dans ses certitudes – apparemment.

Mon travail sur ce documentaire m’a aussi permis de comprendre que les Israéliens ne pourront jamais exister en paix sur ce territoire sans reconnaître la souffrance des Palestiniens. Pour parvenir à une solution viable, il nous faut deux choses au préalable : primo, prendre conscience de l’ampleur du mal causé au peuple palestinien en 1948 et compatir à sa douleur ; secundo, pression internationale.

Autre apport, remarquable, du documentaire : Alon Schwarz fait appel aux « nouveaux historiens » devenus septuagénaires, mais aussi à de plus jeunes, tel Adam Raz, de l’Institut Akevot, qui montre à l’écran un texte en hébreu sur le traitement des archives. Contraints par la loi et par la pression des chercheurs à « lâcher » de plus en plus de documents, les services en charge définissent une nomenclature des sujets qui doivent rester classifiés. Et l’historien de la traduire : « l’expulsion des Arabes »« l’évacuation des villages et de leurs habitants »« un comportement violent contre les prisonniers contraires à la Convention de Genève »« un comportement violent contre la population arabe ou des actes cruels »« un massacre, un assassinat contraire aux conditions du combat », « un vol, un viol, un pillage » et plus généralement tout « document susceptible de nuire à l’image de Tsahal et de la présenter comme une armée d’occupation dépourvue de principes moraux » !

De même, le professeur Shav Hazkani, de l’Universté du Maryland, a retrouvé une correspondance entre Ben Gourion et un historien (sans doute Shabtaï Teveth) dont le Premier ministre exigea après-guerre qu’il écrive une étude afin de « prouver que les Palestiniens sont partis de leur plein gré et n’ont pas été expulsés par les forces de Tsahal ». Le récit de plusieurs « anciens » de la brigade Alexandroni taille en pièces cette reconstruction mensongère : c’est bien d’une expulsion systématique suivie d’une destruction non moins systématique qu’ils témoignent, soixante-quatorze ans après.

Ilan Pappé, qui s’inscrit depuis longtemps en faux contre le négationnisme étatique, résume : « C’était un nettoyage ethnique. Il n’y avait pas de grand programme, pas d’ordre supérieur de Ben Gourion. Vous vous assurez juste que les gens comprennent que moins il y aurait d’Arabes dans ce qui deviendrait l’État juif et mieux ce serait. Il n’y avait pas de “Guide du débutant de la purification ethnique”. Si vous pouvez le faire en les intimidant, deux jours avant, par des histoires d’horreur, c’est bon. Si ça ne marche pas, et que vous tirez sur deux ou trois d’entre eux et qu’ils partent, très bien. Si ça ne marche pas non plus parce qu’ils résistent et qu’il faut massacrer, alors vous massacrez. »

Cette analyse, le chef de peloton Tuvia Heller la confirme. Il nie le massacre, mais pas l’expulsion. « Je me suis intéressé à tous les combats d’occupation des villages arabes. Il y avait toujours un ordre de Ben Gourion : expulser les habitants. C’est ce qui a été fait. À Lod, Ramleh, Tantura, ils ont été expulsés. Évidemment, certains l’ont fait. Quelqu’un a fait le travail. C’était un ordre de combat, c’était automatique. Des autobus venaient prendre les habitants et les faire partir. Une fois le village conquis, des bulldozers le rasaient. »

« J’aime toujours mon pays et je reste persuadé qu’Israël a le droit de continuer d’exister, parce que le peuple juif est indissociable de l’histoire de cette terre, répond Alon Schwarz dans une interview récente à RFI [5]. Mais mon travail sur ce documentaire m’a aussi permis de comprendre que les Israéliens ne pourront jamais exister en paix sur ce territoire sans reconnaître la souffrance des Palestiniens. Pour parvenir à une solution viable, il nous faut deux choses au préalable : primo, prendre conscience de l’ampleur du mal causé au peuple palestinien en 1948 et compatir à sa douleur ; secundo, pression internationale. Je suis persuadé que dans l’état actuel des relations entre Israël et le monde arabe, sans une pression substantielle de la part de la communauté internationale, il serait impossible de renouer le dialogue pour une paix durable. Nous ne pourrons pas y arriver seuls. »

C’est toute la force de cet exceptionnel documentaire : il « zoome » sur un des pires massacres de la guerre de 1947-1949 pour mieux nous faire comprendre la globalité de celle-ci. Autrement dit, c’est la preuve de la Nakba par Tantura.

Dominique Vidal.

[1] Dominique Vidal, Le Péché originel d’Israël. L’expulsion des Palestiniens revisitée par les « nouveaux historiens » israéliens, Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 1998. La troisième édition, qui date de 2007, s’intitule Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949). 

[2] Pour obtenir le film, utiliser le lien : https://www.tantura-film.com/

[3] Comme par hasard, la note à laquelle le comité anonyme aboutit est inférieure d’un point au minimum nécessaire pour reconnaître la thèse…

[4] Plusieurs « anciens » affirment que les occupants juifs d’une jeep embourbée furent tués et émasculés. D’autres accusent un certain Moshé Barbalat d’avoir jeté une grenade dans une maison arabe, puis participé au viol collectif d’une jeune fille qui, témoigne un Palestinien, « est revenue comme morte, comme une serpillère ». Moshe Sokoler, lui, évoque la « montagne » constituée par les cadavres, tant ils avaient « gonflé » trois jours après la bataille, et raconte les avoir fait enterrer par des Arabes…

[5] www.rfi.fr/fr/culture/20221212-tantura-un-documentaire-israélien-sur-le-martyre-oublié-d-un-village-palestinien-en-1948

ÉDITO

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