La chercheuse Agnès Levallois décrypte les raisons de la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe alors que Damas s’apprête à participer, vendredi en Arabie Saoudite, à son premier sommet depuis 2010.
Pour la première fois depuis 2010, la Syrie participe au sommet de la Ligue arabe, organisé vendredi dans la ville saoudienne de Jeddah. Une réintégration qui réhabilite un peu plus le régime de Bachar al-Assad, responsable pourtant d’un conflit sanglant qui a fait plus de 500 000 morts et des millions de déplacés. Pour Agnès Levallois, maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique et vice-présidente de l’iReMMO (Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient), le rapprochement des pays arabes avec Damas ne fait pas consensus au sein de la communauté internationale.
Comment expliquer ce retour de la Syrie sur la scène internationale ?
Cette volonté a été lancée par les pays du Golfe, en particulier les Emirats arabes unis qui ont été les premiers à rouvrir leur ambassade à Damas, en décembre 2018. L’Arabie Saoudite leur a emboîté le pas plus récemment, début mai. L’objectif est de contrer l’influence iranienne en Syrie. Ces deux pays ont compris que leur retrait du pays avait permis de laisser le champ libre à Téhéran, ce qu’ils veulent éviter à tout prix. L’Arabie Saoudite du prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) cherche par ailleurs à prendre la tête de la diplomatie régionale. Le sommet de la Ligue arabe, qui se tient à Jeddah, est ainsi une manière de concrétiser son autonomisation sur la scène régionale.
En se rapprochant de Damas, Riyad et Abou Dhabi signent enfin la fin du processus de contre-révolution entamé en 2011, considérant que ces mouvements de contestation touchent à leur fin.
La réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe est-elle aussi un moyen de blanchir le régime de Bachar al-Assad ?
Les pays arabes, en particulier les Etats du Golfe, ne sont pas du tout sensibles à la question des droits de l’homme. D’où le retour en force dans la région des régimes autoritaires, qui avaient semblé avoir été ébranlés en 2011 et en 2019. C’est une parenthèse qu’ils souhaitent absolument refermer et ils n’ont donc aucun scrupule à se rapprocher du régime de Bachar al-Assad.
Cette stratégie permettra-t-elle réellement de contrer l’influence iranienne ?
Ça va être compliqué. On a vu par exemple que le président iranien Ebrahim Raïssi a débarqué à Damas quelques jours seulement après l’annonce de la normalisation des relations entre la Syrie et l’Arabie Saoudite. Il s’agit d’un signal très fort envoyé par Téhéran pour rappeler à son allié syrien que c’est lui qui est venu à son secours durant la guerre et qui lui a permis de rester au pouvoir. Je ne crois pas que Bachar al-Assad, de son côté, n’ait pas pu donner une quelconque garantie aux pays du Golfe sur la perte d’influence de l’Iran.
Les Etats de la Ligue arabe ont fait le pari d’amener peu à peu Bachar al-Assad à des concessions, notamment sur les questions du retour des réfugiés, de la lutte antiterroriste et sur le fléau du trafic de captagon. Pensez-vous que le régime syrien peut encore tenir ses promesses ?
Sur les questions du terrorisme comme du retour des réfugiés, Bachar al-Assad a toujours su qu’il a entre ses mains une capacité de nuisance qu’il brandit et qui tétanise la terre entière. Il tente de faire comprendre à tous ceux qui ne sont pas de son côté qu’ils pourraient en subir les conséquences. Tout cela dans l’objectif de retrouver une stature sur la scène régionale.
La lutte contre le trafic de captagon est la priorité de l’Arabie Saoudite, puisque cette drogue ravage sa jeunesse. Mais il y a très peu de chance que le régime syrien mette en œuvre les mesures qu’il s’est engagé à prendre. J’ai du mal à comprendre ce que MBS a véritablement à gagner dans ce processus, si ce n’est montrer qu’il est l’homme fort de la région, puisque Bachar al-Assad n’a jamais tenu la moindre promesse.
Dans quelle mesure la normalisation de ces relations diplomatiques va-t-elle permettre de reconstruire la Syrie ?
L’objectif de Bachar al-Assad est effectivement d’obtenir de l’argent de la part des pays du Golfe. L’Arabie Saoudite veut de son côté éviter que ce pays arabe tombe complètement dans l’orbite iranienne, en particulier sur la question de la reconstruction."
Finalement, Bachar al-Assad apparaît comme le grand gagnant de cette guerre ?
Ce régime a toujours su utiliser sa position géopolitique. Le régime de Hafez al-Assad (1971-2000) avait déjà obtenu des financements considérables de la part des pays du Golfe, et de l’Arabie saoudite en particulier, face à Israël. Bachar al-Assad appuie sur les mêmes ressorts qui avaient été utilisés par son père dans le passé.
A contre-courant de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis, quels pays étaient réticents à la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe ?
Le Qatar, qui a beaucoup soutenu la révolution syrienne et qui cherche à se détourner de l’Arabie Saoudite, a annoncé qu’il ne s’opposerait pas à la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe mais ce n’est pas pour autant qu’il renouera les relations diplomatiques. Le Maroc, contrairement à son voisin algérien, adopte la même position.
Comment se positionnent les Européens ?
Il existe une vraie tension en Europe sur la question de la normalisation avec Damas. Deux pays, la France et l’Allemagne, y sont fermement opposés, tandis que d’autres (l’Italie, l’Autriche, la Grèce, la République tchèque…) y sont plutôt favorables. Certains Etats européens ont même déjà rouvert leur représentation diplomatique à Damas. L’ambassadrice tchèque n’a par exemple jamais quitté la Syrie. La normalisation des relations entre la Syrie et les pays arabes risque d’accroître les tensions au sein des Européens.
Un projet de loi américain, baptisé «antinormalisation du régime de Bachar al-Assad», prévoit d’élargir les sanctions contre la Syrie et ses soutiens…
Le président Joe Biden a toujours été clair sur ce propos. Il est hors de question que les Etats-Unis lèvent les sanctions contre Damas et entament un processus de normalisation.
Agnès Levallois, vice-présidente de l’iReMMO, spécialiste de la Syrie.