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De la ligne Durand et de la question du Pachtounistan

Héritée de la période coloniale, la ligne Durand – de 2 640 kilomètres – imposée par les Britanniques aux Afghans, délimite encore aujourd’hui la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan.  Depuis sa création en 1893, ce tracé arbitraire fut remis en question de nombreuses fois, notamment par la communauté pachtoune, majoritaire en Afghanistan. Ce peuple de tradition musulmane sunnite est installé à cheval entre le Pakistan et l’Afghanistan depuis plusieurs siècles[1], ainsi le découpage britannique a scindé en deux une population aux rites et coutumes tribales, qui depuis, se voit répartie de part et d’autre de la frontière afghano-indienne (1893-1949) puis afghano-pakistanaise (1949 à nos jours).  Les invasions d’abord britanniques (XIXe siècle), puis soviétiques (1979) ont largement contribué à renforcer le sentiment nationaliste afghan et dans le même temps l’irrédentisme pachtoun. La création d’un grand Pachtounistan demeure dans les esprits des pachtouns depuis la création du Pakistan.

Aux origines de la ligne Durand

Au milieu du XIXe siècle, les Empires britannique et russe se sont opposés au cours d’une lutte d’influence en Asie centrale, aux confins de leurs empires respectifs. Les limites de l’Empire Russe tsariste s’arrêtaient alors au nord de l’Afghanistan en pays ouzbek et tadjik, tandis que ceux du Raj Britannique (nom du régime colonial britannique des Indes), s’étendaient au-delà de la rive occidentale de l’Indus (dans ce qui est aujourd’hui le Pakistan).

À l’époque, l’émirat d’Afghanistan – État tribal, à majorité musulmane – représente, par sa position géographique à la croisée des deux empires, l’épicentre des rivalités russo-britannique qui souhaitent, tous deux, élargir leur domination territoriale et sécuriser leurs intérêts. En 1838, face à l’expansion russe en Asie centrale, les Britanniques, interviennent en Afghanistan dans le but de renverser l’émir Dost Mohammed (issu d’une tribu pachtoune) dont ils craignent qu’il fasse allégeance aux Russes ; cet évènement déclenchera la première guerre anglo-afghane qui durera jusqu’en 1842, et verra triompher les guérilleros afghans qui refusèrent de se soumettre à la puissance étrangère[2]. En 1878, le pays bascule à nouveau dans une deuxième guerre contre les Britanniques à l’issue de laquelle ces derniers sortiront vainqueur ; Shir Ali Khan – le fils de l’émir Dost Mohammed – alors souverain d’Afghanistan fuit vers la frontière russe et c’est son frère Mohammad Yakub Khan qui lui succèdera et signera finalement le Traité de Gandamak en mai 1879 qui amorcera le retrait des troupes britanniques. A l’issue de ce traité, l’Afghanistan conservera sa souveraineté en matière de politique intérieure mais se verra contraint d’abandonner sa politique extérieure à la Couronne britannique, passant ainsi sous semi-protectorat. Néanmoins, ce traité ne marqua pas la fin de la guerre, et les Afghans reprirent les combats jusqu’à leur défaite en 1880.

Produit de ce « Grand jeu », la Ligne Durand – du nom du diplomate anglais Sir Mortimer Durand – fut imposée en novembre 1893 à Abdur Rahman Khan d’Afghanistan, devenu émir avec le soutien des britanniques en 1880 après l’abdication de Mohammad Yakub Khan. L’Afghanistan fait dès lors office d’État-tampon séparant les empires russe et britannique, tous deux, engagés pour la domination territoriale et la sécurisation de leurs intérêts. Les Britanniques souhaitaient stabiliser une zone poreuse et surtout régler la question des frontières du nord-ouest des Indes Britanniques. Cette frontière de 2 640 kilomètres, s’étale du corridor de Wakhan à l’est, et traverse les territoires pachtounes jusqu’à la frontière iranienne à l’ouest. Ainsi la partie orientale de l’Afghanistan fut incorporée à l’Inde britannique, au détriment des populations locales, majoritairement pachtounes et baloutches. Il s’ensuivit une division administrative de ces nouvelles régions relevant désormais de la Couronne anglaise : le Baloutchistan (1887), la Province Frontière du Nord-Ouest (1901), et les Zones tribales administrées par le gouvernement fédéral aussi appelé FATA. Cette dernière servira de zone tampon entre l’Afghanistan et les plaines de l’Indus.

Des tribus pachtounes insoumises

Le tracé arbitraire fixé par les Britanniques fractionna les tribus pachtounes – notamment les tribus Mohmand, Wazir, Shinwari, et Gurbaz – qui furent dès lors, réparties de part et d’autre de la Ligne Durand, certains villages étant même coupés en deux. Cet évènement a marqué les mémoires collectives et à certainement favoriser l’émergence d’un irrédentisme pachtoune, ethnie historiquement majoritaire en Afghanistan et ayant gouvernée sans discontinuité des siècles durant.[3]  Malgré les conquêtes des territoires par les Britanniques, les tribus pachtounes restèrent insoumises et dès 1897, des révoltes majeures explosèrent des deux côtés de la nouvelle frontière, encouragées par l’Afghanistan et relayées par les mollahs (religieux musulmans). Les Britanniques connurent de nombreux revers, mais finirent par mater l’insurrection pachtoune dans les FATA et la Province Frontière du Nord-Ouest. Les années qui suivirent furent tout de même marquées par les rebellions des tribus pachtounes. En 1919, le nouveau souverain Amanullah, lança une offensive de l’autre côté de la ligne Durand dans la province de Khyber, l’objectif étant de récupérer les territoires pachtounes perdus en 1893 et d’obtenir l’indépendance du pays ; cet évènement déclenchera la 3e guerre anglo-afghane – 6 mai 1919 – qui ne durera que quelques mois et verra à nouveau triompher les Britanniques. À l’issue du traité de Rawalpindi, les Afghans récupèrent finalement le contrôle de leur politique étrangère, et obtiennent ainsi leur pleine indépendance. Les territoires « annexés » ne furent pas restitués par les Britanniques et la Ligne Durand demeura.

Les tribus pachtounes abandonnées au sort des Britanniques ne cessèrent de mener des insurrections contre les envahisseurs, et ce, durant toute la première moitié du XXe siècle. Malgré les opérations d’envergure menées et l’armement développé des Britanniques, ils ne sont jamais parvenus à contrôler pleinement les régions des FATA et surtout les régions du Waziristan, peuplées de guerriers et de partisans de l’indépendance pachtoune, soutenus par l’Afghanistan. Coté Afghan, les tribus pachtounes, se soulèvent également, las des tentatives de modernisation et d’occidentalisation amorcées par le souverain afghan d’alors, ce phénomène gagnera en envergure, et se propagera au sein des nombreuses tribus établit en Afghanistan.

Litige entre le Pakistan et l'Afghanistan : la ligne Durand remise en question et le rêve d'un grand Pachtounistan

En 1947, lors de la partition de l’Inde, et la création de l’État du Pakistan, les régions pachtounes à l’est de la fameuse Ligne Durand furent intégrées au nouvel état, malgré les contestations des gouvernements successifs afghans, qui encore aujourd’hui, ne reconnaissent pas la frontière héritée de la période coloniale séparant l’est de l’Afghanistan des FATA et de la Province frontalière du nord-ouest (rebaptisée Khyber-Pakhtunkhwa en 2010). C’est ainsi qu’en 1950, appuyés par Kaboul, plusieurs chefs de tribus pachtounes inquiets de perdre leur autonomie au sein de l’entité pakistanaise s’organisent et exigent du Pakistan la création d’un Pachtounistan qui regrouperaient les peuples pachtouns des zones tribales.[4]  Après le refus du Pakistan s’ensuivirent tensions, incidents aux frontières, et ruptures des relatons diplomatiques ; l’irrédentisme pachtoune est soutenu par Kaboul et relayé par Abdul Ghaffar Khan sur le territoire pakistanais qui héberge la majorité de la communauté pachtoune.[5] Le tracé colonial datant de 1893 devient ainsi la source d’un litige permanent entre les deux pays qu’il délimite.

Après une période d’apaisement, les tensions reprirent en 1973 après le coup d’État de Mohammad Daoud Khan, qui se proclama président de la nouvelle république afghane. Fervent militant de la cause pachtoune et détracteur virulent des tracés coloniaux, Khan réaffirme son soutien aux tribus pachtouns et baloutches séparatistes et accueille même sur le territoire afghan les groupes armés menant l’insurrection contre le Pakistan, qui fait face à des soulèvements dans les zones tribales. Le Pakistan pour se défendre instrumentalise le fondamentalisme islamique, devenu idéologie dominante dans ce pays majoritairement musulman[6], il hébergera même des dissidents pachtounes d’Afghanistan (les mêmes qui deviendront les figures de l’action des moudjahidines quelques années plus tard). La forte influence soviétique en Afghanistan conduira au coup d’État du parti communiste afghan en avril 1978 qui s’empare du pouvoir et renverse Daoud. Un régime totalitaire communiste émerge et tente de faire oublier le passé et la culture islamique de l’Afghanistan. En soutien au régime communiste qui est fortement contesté par le peuple afghan et la communauté pachtoune, l’Armée rouge envahit l’Afghanistan en 1979. C’est le début de l’occupation soviétique qui a duré 10 ans jusqu’en 1989, et qui opposait alors les communistes afghans et l’Armée rouge aux moudjahidines, un mouvement afghan composé également de pakistanais, d’arabes, de musulmans d’Asie centrale, eux, soutenus par les Américains. Théâtre principal de la Guerre Froide, et des rivalités entre soviétiques et américains, une nouvelle fois, les Afghans vécurent une occupation étrangère, qui encouragea l’islamisation des populations et le devoir de Jihad contre l’envahisseur soviétique. Les zones tribales pachtounes de part et d’autre de la Ligne Durand devinrent le point névralgique du phénomène d’insurrection, et les bases arrière des moudjahidines ravitaillés en armement par leurs alliés pakistanais et américains par les points de passage frontaliers. Les moudjahidines réussirent à repousser définitivement les soviétiques en 1989, mais des guerres entre clans et factions s’ensuivirent pour obtenir le pouvoir. L’idée d’un grand Pachtounistan fut estompée au profit d’une idéologie radicale, incarnée par les talibans pachtounes qui plus tard entachèrent grandement l’image de ce peuple.

Conclusion

Après la prise de Kaboul par les talibans en 1996, qui fut encouragée et vu d’un œil bienveillant par le Pakistan – souhaitant initialement instaurer un régime allié privilégiant l’idéologie fondamentaliste islamique au mouvement irrédentiste pachtoune – l’État afghan devint finalement un incubateur du terrorisme international, et le théâtre de la guerre contre la terreur menée par la coalition internationale. La Ligne Durand devint l’une des frontières les plus militarisées au monde, sur laquelle se confondait plusieurs acteurs aux intérêts bien divergents. Le peuple pachtoun, victime du tracé arbitraire héritée de la colonisation, et des ingérences étrangères en territoire afghan a vu ses tribus se disloquaient et même s’opposer sur le terrain, les unes se radicalisant, les autres choisissant les routes de l’exil.

de Sophia Haddad

Notes

1) Au XVIIIe siècle, le pachtoune Ahmad Shah Durrani a unifié les tribus pachtounes et fondé l’Émirat de Kaboul, qui à son expansion maximale, s’étalait de Mashhad, ville du nord-est de l’actuel Iran jusqu’à la rive orientale de l’Indus (comprenant les actuels Afghanistan et Pakistan).

2) Gabriel Vital-Durand, « 2 novembre 1841, les Afghans humilient les Britanniques », Hérodote, 5 mai 2021, [en ligne].

3) Alain Lamballe, Les Pachtouns. Un grand peuple sans pays, Paris, VA Éditions, Coll. Arcania Imperii, 2018, 315 pages.

4) Note du ministère des Affaires Étrangères, « De la ligne Durand et de la question du Pachtounistan », 21 mars 1980, Paris.

5) On compte près de 30 millions de pachtouns au Pakistan (17% de la population totale) contre 20 millions en Afghanistan (plus de 50% de la population totale).

6) Moshinaly Houssein, « La longue, douloureuse, riche et terrible histoire de l’Afghanistan et de sa composante Pachtoune », Housseina Writing, 17 août 2022, [en ligne].

Bibliographie

Articles scientifiques

Abou Zahab Mariam, « Frontières dans la tourmente : la talibanisation des zones tribales », Outre-Terre, n°24, 2010, pp 337-357, [en ligne], URL : https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2010-1-page-337.htm

Boquérat Gilles, « Le conflit afghan vu du Pakistan », Questions internationales, août 2011, [en ligne], URL : https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/ifri_201107261831questionsinternationales.pdf

Burdy Jean-Paul, « Af-Pak : La ligne Durand et la question du Grand Patchounistan », Blog Questions d’Orient Questions d’Occident, 10 juin 2012, [en ligne], URL : https://questionsorientoccident.blog/2012/06/10/af-pak-1-la-ligne-durand-et-la-question-du-grand-pachtounistan/

Etienne Gilbert, « Afghanistan/Pakistan : de redoutables engrenages », Politique Étrangère, 2010, pp. 67-81, [en ligne], URL : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2010-1-page-67.htm

Lamballe Alain, Verluise Pierre, « En Afghanistan et au Pakistan, qui sont les Pachtouns ? Un peuple sans pays », Diploweb, 6 mai 2018, [en ligne], URL : https://www.diploweb.com/En-Afghanistan-et-au-Pakistan-qui-sont-les-Pachtouns-Un-peuple-sans-pays.html

Sander Aaron G., Baig Tasawar, “Déconstruire les lignes de faille mondiales », ASPJ Afrique Francophonie, 2014, 25 pages, [en ligne], URL : https://www.airuniversity.af.edu/Portals/10/ASPJ_French/journals_F/Volume-05_Issue-4/sander_baig_f.pdf

Schu Adrien, « Le Pakistan et l’Afghanistan : paradoxes d’une stratégie », Politiques Étrangères, 2013, pp. 177-189, [en ligne], URL : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2013-1-page-177.htm

Tainter Joseph A., « Pashtun social structure : Cultural perceptions and segmentary lineage organization », 3 août 2011, [en ligne], URL : https://apps.dtic.mil/sti/pdfs/ADA553265.pdf

Article de presse

Lefeuvre Georges, « La frontière afghano-pakistanaise, source de guerre, clef de la paix », Le monde diplomatique, octobre 2010, [en ligne], URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2010/10/LEFEUVRE/19779

Livre

  • Lamballe Alain, Les Pachtouns. Un grand peuple sans pays, Paris, VA Éditions, Coll. Arcania Imperii, 2018, 315 pages.

CONFLUENCES MÉDITERRANÉE

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Le conflit syrien: une tragédie humaine et juridique

Depuis le début de la révolution syrienne en mars 2011, le conflit n’a cessé de se transformer en un engrenage de violence, marqué par des attaques répétées contre la population civile. Alors que le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme estimait en 2022 que 300000 civils avaient péri, l’Observatoire syrien des droits de l’homme porte ce bilan à plus de 500000. Au-delà des chiffres, le conflit syrien a généré des millions de déplacés, et poussé autant de Syriens à s’exiler. La question du droit des victimes reste aujourd’hui un enjeu crucial pour une population qui réclame justice et reconnaissance de ses souffrances.

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