11 février 2019
Ce texte est une reproduction de l’allocution prononcée par Régis Debray lors de l’ouverture du Salon Maghreb-Orient des livres organisé par l’iReMMO à la mairie de Paris, devant les écrivains invités et le public du Salon.
Nos façons de parler ne sont jamais innocentes, et nos expressions machinales traduisent souvent les malheurs et injustices du temps. Ainsi, l’expression que j’ai moi-même reprise à l’occasion de la conférence inaugurale du Salon Maghreb-Orient des livres à Paris : « Europe-Méditerranée », formule mise en circulation par la Conférence de Barcelone (1995) où Méditerranée, après le trait d’union, indique l’Autre, l’ailleurs, l’étranger, comme si l’Europe était devenue étrangère à son propre nombril historique, à sa matrice qu’est le Mare Nostrum, notre berceau devenu cimetière où ont disparu 17 000 migrants depuis 2014. Comme si l’Espagne, l’Italie, la Grèce et tout le balcon français sur la grande bleue étaient effacés de la carte. Cette bipartition est une injure à la géographie autant qu’à la culture, mais elle exprime hélas une vérité. Ce n’est pas à Athènes, à Barcelone, à Naples ou à Marseille que se décide le sort de l’Union européenne. C’est à Bruxelles, à Luxembourg, à Strasbourg et surtout à Francfort, siège de la Banque centrale, que se sont installés les centres de décision de l’UE – ainsi le veut l’économie-monde et ses diktats, ainsi que l’idée, parfaitement irréaliste, qu’on peut faire une civilisation avec une monnaie. Notre langue officielle prend la partie pour le tout, l’Europe rhénane pour l’Europe tout court et son axe économico-financier, pour l’essentiel d’un édifice géopolitique, dont il y a lieu de craindre qu’il ait du plomb dans l’aile.
Changement de méridien
Nous avons, quoi qu’il en soit de ce futur, assisté, depuis un demi-siècle, à une permutation entre centre et périphérie, à un déportement vers le Nord de notre centre de gravité. L’élargissement vers l’Est, loin de la corriger, l’a accentuée dans la mesure où l’Europe centrale et balkanique a trouvé son intérêt dans une intégration à l’espace et au système atlantiques en troquant le grand frère soviétique contre le grand frère américain. Ce changement de méridien a son expression la plus parfaite dans l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), le cadre auquel l’Europe s’en remet pour sa sécurité, y compris méditerranéenne.
La présence des écrivains de la rive sud à cet évènement, au centre de Paris, a la vertu de nous rafraîchir la mémoire en nous rappelant à la réalité. Ils peuvent nous aider (et cela dit, d’un point de vue purement égoïste) à nous désaliéner, à redevenir nous-mêmes, à faire revivre une Europe qui n’a pas la tête uniquement tournée vers Londres, Berlin ou Washington, qui ne le prend pas de haut avec Alger, Beyrouth ou Tunis… Bref à retrouver la Grande Europe, celle de Valéry, d’Albert Camus et de Fernand Braudel, pour lesquels la pensée reine était la « pensée du Midi », et les Échelles du Levant des cousins de famille.
Le Midi n’est pas un bloc. Il est pluriel, et c’est cette diversité qui fait son prix. Soyons francs. Il n’y a pas d’unité méditerranéenne, mais – au-delà de quelques traits dus à une commune hérédité, au reste discutables, facilité rhétorique, patriarcat, népotisme, machisme, etc. – une cohabitation de différences, de patrimoines et de religions. Les rives de la Méditerranée, Orient et Occident, offrent une bonne image du monde en sa globalité comme « unitas multiplex », où il y a toujours de l’Autre dans le même, des Berbères en Afrique du Nord, des Arméniens chez les Ottomans, des Kurdes dans le monde arabe, et où les Maghrébins eux-mêmes, si on en croit l’étymologie, sont les Occidentaux de l’Orient. Valéry parlait de « la conquête de l’ubiquité ». Sur une planète où ce qui arrive en un lieu se répercute immédiatement sur un Autre, à 5 000 ou 10 000 kms de là – où, entre ce qui advient à Bagdad, Istanbul ou Téhéran, et ce qui advient à Paris et à Londres, il y a dorénavant les mêmes liens qu’entre la chaîne et la trame d’un seul tissu, dans une interaction quasi instantanée, la solidarité n’est pas seulement une affaire de morale et de bons sentiments, c’est à tous les égards une précaution et une sagesse très pragmatiques. Mais dans ce nouveau système nerveux, ultraréactif et sensible, dans cette dialectique pour ainsi dire inéluctable, et sans doute en réaction à elle, à ce qu’on appelle la globalisation ou l’interdépendance, s’est produite une balkanisation culturelle, une levée des pont-levis et toute une série d’insurrections identitaires. L’Autre est vu comme une menace ou un ennemi – chez nous, par exemple, la figure de l’immigré.
Face-à-face stérile
S’est installée un peu partout une notion de l’identité comme un cercle clos et fini, et non comme un aller-retour de relations, d’emprunts et d’échanges. Il me semble que nous avons un même combat à mener contre un même adversaire, le repli intra-utérin. Une même tâche, allumer des contre-feux et maintenir ouverts les canaux de communication entre le Sud et le Nord. Le meilleur service que nous pouvons rendre à nos communautés respectives, c’est d’assumer notre vocation, intellectuelle et culturelle, de « porteurs de valise » – ce que je fus dans ma jeunesse, avec beaucoup d’Autres, pour aider à l’indépendance de l’Algérie. Ce n’est pas un rôle de tout repos car il expose le patriote internationaliste, qui agit aussi pour l’honneur de son pays, à être considéré comme traître par ses compatriotes les plus obtus qui ne savent pas qu’on leur rend service. Mais qui a dit que le métier d’intellectuel était sans risque et consistait à parler pour ne rien faire et à plaire à tout le monde ?
Cette fonction de passeur, me semble-t-il, exige quelques précautions d’ordre déontologique. Ne jamais céder à l’envie de faire de l’Autre un bloc, une identité globale et maléfique, début du racisme ; repousser le face-à-face stérile d’un eurocentrisme et d’un islamocentrisme, un essentialisme contre un Autre. Évitons de dire : les musulmans, les chrétiens, les Arabes, les Occidentaux pensent et font ceci. « Tout ce qui est simple est faux, et tout ce qui ne l’est pas est inutilisable », mais notre tâche est plutôt de rendre à la complexité ses droits et ses devoirs. Sans quoi, nous irons au pire, chacun de notre côté.
Dettes mutuelles
J’en parle à mon aise, mais je n’ignore pas que cette tâche est beaucoup plus difficile pour vous, au Sud, que pour nous, au Nord. À un moment où l’Occident, en la personne de M. Trump (un parmi d’autres, mais le plus significatif), pousse l’arrogance à son plus haut, où le droit international, avec les résolutions de l’ONU transformées en lettre morte, est bafoué par les démocraties impériales, les premières à s’en réclamer, et où le regain des appartenances confessionnelles tend à confondre religion et culture, l’ordre du jour n’est pas favorable. L’enhardissement des intégristes, joint à un réflexe antihégémonique de légitime défense, n’incite pas à l’élimination des préjugés ni à l’échange, et encore moins à un souci de réciprocité entre voisins. Nous estimons avoir le droit, comme nous y encourageait mon ami feu Mohammad Arkoun, de demander aux habitants des terres d’islam d’abriter des églises et de protéger les chrétiens, comme nous abritons chez nous des mosquées et hébergeons des musulmans, compatriotes ou non. Il nous est sans doute plus facile, en régime de laïcité et d’habeas corpus, de reconnaître et célébrer le rôle décisif des Arabes, avec Averroès et d’autres, dans la transmission à notre Occident médiéval de la culture grecque, qu’il ne l’est à vous de reconnaître et célébrer la contribution des élites intellectuelles, chrétiennes et laïques, à la « Nahda » du XIXe siècle, la fameuse renaissance des sociétés arabo-musulmanes. « L’Occident », au regard de l’histoire, étant une création de l’Orient comme « l’Orient » est une invention de l’Occident, n’a-t-on pas, de part et d’autre, des dettes mutuelles à honorer ?
Ne croyez pas, cela dit, que notre devoir à nous soit une sinécure. L’Orient, proche et moyen, a changé de couleur à nos yeux de téléspectateurs et de lecteurs de journaux. De solaire qu’il était, opposé à la grisaille et la froidure européennes, le Sud apparaît à beaucoup comme ténébreux et menaçant par sa démographie, ses migrants et ses terroristes. Pour le consensus ambiant, l’horizon n’est plus le même. Il a été onirique dans l’ancien temps, façon Mille et Une Nuits, historique au cours du XIXe siècle romantique, avec le voyage en Orient comme retour aux origines, économique au XXe siècle utilitaire, soucieux de son pétrole. Dans la société des loisirs, il devient un peu climatique, comme lieu prédestiné des migrations vacancières et fin de vie au Soleil pour les retraités des pays riches. Le vent du Sud tend néanmoins, aujourd’hui, à faire plus peur que rêver. Ces obstacles psycho-culturels restent peu de chose à côté de ceux qui se dressent devant vous.
C’est bien pourquoi des moments de rencontre comme cette conférence, mais aussi comme les Salons du livre qui ont lieu et attirent tant de monde à Alger comme à Beyrouth (je m’en tiens à ceux que j’ai pu connaître), revêtent une importance cruciale. Non seulement comme points de rendez-vous, mais aussi pour sauvegarder les chances d’une civilisation en coproduction, sans inférieurs ni supérieurs. Pas seulement comme garde-fous, mais comme tremplins vers un futur où la reconnaissance mutuelle et l’entraide entre partenaires d’une même aventure historique retrouveront, j’en suis sûr, toute leur place intellectuelle, morale et spirituelle.
Regis Debray
Philosophe, écrivain, médiologue, ancien haut-fonctionnaire.