20 janvier 2020

Sociologue de formation, Nadji SAFIR a été, à partir de 1968, notamment, chercheur en sociologie (au CERDESS, à l’AARDES et au CREA) avant d’enseigner, à partir de 1979, cette discipline à l’Université d’Alger où il a été Chargé de Cours. En 1984, il est nommé Chef de Département des Affaires Sociales, Culturelles d’Education et de Formation à la Présidence de la République, puis occupera les mêmes fonctions à l’Institut National des Etudes de Stratégie Globale (INESG) et ce, jusqu’en 1991. En 1996 il rejoint la Banque Africaine de Développement au sein de laquelle, jusqu’en 2007, il occupera notamment les fonctions de : Socio-économiste en chef, Chef de Division du Développement Social pour l’Afrique Centrale et Représentant Résident à Madagascar. Il est l’auteur de nombreuses publications en Algérie et à l’étranger. (nadji.safir@gmail.com)

 

  1. I) Dans une contribution à un ouvrage collectif récemment publié en anglais sur l’Algérie, vous avez expliqué les dynamiques permettant de distinguer les années 2000 en tant que phase singulière de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Et vous y affirmiez également que, fondamentalement, deux grandes logiques rentières – l’une politique, endogène et l’autre, énergétique, exogène – que vous qualifiez, toutes deux, de systémiques étaient, depuis bien plus longtemps déjà, à la base du fonctionnement du système politique algérien. Alors, pour commencer, expliquez-nous votre démarche.

 

Avant de répondre directement à votre question, en ce qui concerne le récent ouvrage auquel vous faites référence, comme une remarque préliminaire nécessaire, il convient de préciser qu’il doit tout à son concepteur, Yahia Zoubir, spécialiste de relations internationales, qui a ensuite porté le projet à bout de bras et en est l’éditeur, au sens anglo-saxon du terme. L’ouvrage regroupe les contributions d’un ensemble de 22 collègues algériens, vivant en Algérie et à l’étranger, et a été publié en anglais par la maison d’édition Routledge et sa diffusion est assurée depuis le début du mois de décembre 2019. Nous sommes en train de préparer une édition en langue française qui devrait bientôt sortir chez un éditeur parisien. Et nous espérons qu’à son tour une maison d’édition algérienne sera intéressée par l’ouvrage. Ceci dit, sur le site suivant, vos lecteurs pourront trouver beaucoup  d’informations sur le contenu même de l’ouvrage : https://www.routledge.com/The-Politics-of-Algeria-Domestic-Issues-and-International-Relations-1st/Zoubir/p/book/9781138331006 . Quant à ma propre contribution qui constitue le premier chapitre de l’ouvrage, elle porte le titre suivant : « L’Algérie des années 2000 : un système rentier en crise ». Ceci dit, pour entrer dans le vif de notre entretien et aborder ma démarche, je dirai que, pour aller à l’essentiel, depuis plusieurs années déjà, j’ai développé un cadre d’analyse des évolutions du système politique algérien, notamment centré sur celles de son régime politique et de son modèle de développement économique et social et qui repose sur le rôle absolument déterminant qu’y occupe un contexte bi-rentier particulièrement prégnant. Qui se structure autour de deux rentes qualifiables de systémiques :  l’une, endogène, politique, d’origine historique et de nature symbolique qui se constitue à partir de l’instrumentalisation par les acteurs politiques, à des fins de renforcement de leurs différentes positions personnelles dans les compétitions auxquelles ils participent vis-à-vis de la société, d’une série d’événements historiques appartenant à un passé national commun, notamment lié à la Guerre de Libération Nationale, et donc, par définition même, strictement non-reproductibles ; cette rente va notamment servir de base à l’émergence et au fonctionnement du régime politique. L’autre, exogène, énergétique, d’origine extractive et de nature économique – bien mieux connue – liée à la différence existant entre l’ensemble des coûts directs et indirects liés à la production des hydrocarbures et le prix auquel, finalement, ils seront vendus et qui, dans le contexte de l’économie contemporaine, est nécessairement une variable exogène, puisque fixé dans les conditions du marché mondial ; elle va notamment servir de base à l’émergence et au fonctionnement du modèle de développement économique et social. Pour l’essentiel, les deux rentes systémiques ont fonctionné, en entretenant d’étroites relations entre elles, surtout depuis le début des années 1970 et, fondamentalement, ont continué de le faire jusqu’à la rupture de février 2019. Or, ces deux rentes n’ont de sens que si elles produisent effectivement les résultats qui en sont attendus dans le « modèle global » : pour la première – politique donc – assurer au nom de l’histoire commune la légitimité sociale du régime politique, ainsi que sa pérennité, et, pour la seconde – énergétique donc – garantir des formes crédibles de redistribution des richesses en direction de la société. Les deux types de résultats attendus étant bien évidemment étroitement corrélés dans une sorte de triade « Etat-Société-Rentes » articulée autour d’un pacte social rentier, « normalement » garant de la stabilité d’ensemble de tous les équilibres – économiques, sociaux et politiques – concernés.

  1. II) Mais alors, dites-nous comment en est-on arrivé aux conditions de la rupture de février 2019 ?

 

Une fois de plus, toujours en schématisant, bien sûr, étant donné les nécessaires limites imparties à notre entretien, parce que le schéma que je viens de présenter a été déstabilisé en raison de ce que j’appellerai une double crise. En l’occurrence, pour la première rente – politique – l’offre proposée, basée sur l’instrumentalisation de la mémoire collective, au fur et à mesure que le temps passe, a de moins en moins d’effets sur une société de plus en plus jeune et de moins en moins encline à accepter un discours fondamentalement basé sur la seule légitimité historique qui est donc en train d’épuiser ses « gisements symboliques ». En ce qui concerne la seconde rente – énergétique – il en va sensiblement de même, puisque la diminution des ressources financières qui y sont liées, notamment depuis le milieu de l’année 2014, réduit les capacités de redistribution en direction de la société et ce, d’autant plus que ses perspectives d’avenir paraissent faibles puisqu’elle aussi est en train d’épuiser ses gisements – dans ce cas, physiques – comme le prouvent les perspectives – pour le moins, incertaines – d’exploitation des hydrocarbures dans le pays. Or ces deux processus de crise convergent dans le sens d’une fragilisation du pacte social rentier jusqu’alors en place. En fait, à propos du processus de crise affectant les différentes formes d’efficacité des deux rentes systémiques en direction de la Société, tout se passe comme si le paradigme bi-rentier qu’elles ont longtemps constitué dans le cadre du « modèle » dominant et qui, à maints égards, fonctionnait comme une espèce de système immunitaire du régime politique était, en quelque sorte, soumis à une forme de « loi des rendements décroissants », telle qu’énoncée en économie par divers auteurs.  Et c’est pourquoi il est possible d’affirmer que, dès le début du 4° mandat du Président Abdelaziz Bouteflika, en avril 2014 – soit un an après le grave AVC dont il avait été victime et qui, normalement, aurait dû disqualifier sa candidature – de plus en plus, les conditions objectives se mettaient progressivement en place de la rupture de février 2019 que vous évoquiez dans votre question.

III) Jusqu’à présent, vous nous avez plutôt présenté un cadre d’ensemble, mais où en sont les acteurs ?

 

Les acteurs de la société civile étaient là et très actifs comme le prouvent les différentes dynamiques – sans vouloir remonter plus avant – qui s’opposent déjà au projet de 4° mandat à l’instar du mouvement « Barakat », créé en 2014 ; puis le mouvement « Mouwatana » créé en 2018 et qui rejette clairement le projet de 5°mandat. Tout comme il convient de mentionner la demande d’audience adressée au Président de la République le 1° novembre 2015 par un groupe de personnalités – dont le moudjahid Lakhdar Bouregaa qui deviendra une figure iconique du « hirak » – que l’on a pu appeler « le groupe de 19 » et dont l’action a été rapidement interprétée, à juste titre de mon point de vue, comme visant à s’assurer des capacités du Président de la République à effectivement assurer ses fonctions. Il convient également de mentionner l’action régulièrement menée par un certain nombre de partis politiques d’opposition – soit de manière autonome, soit dans le cadre de structures de coordination – et qui, avec constance, ont toujours dénoncé les initiatives du régime visant à pérenniser son contrôle des institutions. Dans le même sens, à l’occasion des élections législatives de mai 2017, le chanteur « Chemsou DZjoker » diffusera un clip original qui aura beaucoup de succès, intitulé « mansotich », et qui a certainement influé sur le taux de participation extrêmement faible que ce scrutin a enregistré. A mon très modeste niveau, dans une longue contribution publiée par « Le Soir d’Algérie » les 24, 25 et 26 mars 2014, j’ai pris clairement position contre le projet de quatrième mandat ; tout comme, plus tard, dans les mêmes colonnes, dès le 6 mars 2019, je m’exprimerai pour soutenir le « hirak » naissant. Ceci dit, il est surtout une catégorie sociale particulière qu’il convient de mentionner et qui va jouer un rôle décisif dans la naissance et l’émergence du « hirak », c’est celle des jeunes appartenant aux classes populaires, notamment urbaines, et qui, depuis longtemps, inscrite dans ses propres logiques de contestation exprime dans les seuls espaces publics physiques dont elle a un contrôle relatif – en l’occurrence, les stades lors des compétitions de football, un de ses loisirs préférés – une véritable haine à l’égard du régime en place. A cet égard, je dois vous indiquer qu’en 2012, alors que le pays était en pleine euphorie rentière, j’avais écrit pour une revue française – « Confluences Méditerranée » – qui avait consacré un numéro spécial au cinquantième anniversaire de l’Indépendance du pays un article que j’avais intitulé : « La jeunesse algérienne : un profond et durable malaise ». En effet, confrontée à de dures conditions de vie et à l’absence de perspectives personnelles, notamment en raison du chômage qui massivement et durablement la frappe, elle exprime dans ses chansons – dont celle, désormais devenue mythique, « La casa del Mouradia » – une opposition affirmant son rejet quasi-viscéral des élites politiques en place qu’elle assimile à une gérontocratie incompétente et corrompue. En fait, la grande majorité de ces jeunes représente une nouvelle catégorie sociale, le « précariat » – notion construite en fusionnant précarité/précaire avec salariat et/ou prolétariat – de plus en plus souvent, aujourd’hui, utilisée dans maintes analyses des évolutions des sociétés contemporaines et qui, en Algérie, va former la principale composante de la base sociale du « hirak ». Tout comme, depuis longtemps déjà, elle l’est pour différentes formes de manifestations urbaines encore relativement localisées ou encore l’émigration clandestine (« harga »).

  1. IV) Ceci dit, comment va se déclencher le « hirak » ?

Il y a de la part du régime en place, enfermé dans sa bulle, une gestion politique catastrophique fondamentalement basée sur le total mépris d’un peuple qui, de son point de vue, ne saurait se révolter contre les multiples manifestations de culte de la personnalité – aussi absurdes les unes que les autres – qui lui étaient imposées. En fait, l’arrogance débridée qui régnait dans les milieux dominants du régime en place, ainsi que leur totale méconnaissance des évolutions en cours au sein de la société les ont conduits à penser qu’ils pouvaient indéfiniment humilier le peuple qu’ils ne percevaient que comme un « ventre à nourrir » – tâche de leur point de vue, bien sûr, accomplie – ou encore comme un troupeau de moutons qui, en aucun cas, n’oserait contester l’autorité de son berger. Or, pour reprendre le titre d’un roman russe du milieu des années 1950, « l’homme ne vit pas seulement de pain ». Et ce, d’autant plus qu’aux yeux du peuple, en raison de l’étendue de la corruption qu’il savait régner dans les sphères du régime, le « pain » qu’il recevait ne correspondait de son point de vue qu’à des miettes provenant du « festin de ceux d’en haut ». Ceci dit, s’il fallait indiquer une date à partir de laquelle une nette rupture est clairement intervenue dans la perception qu’avaient les Algériens de la gravité de l’état de santé du Président Abdelaziz Bouteflika, à mon avis, ce serait certainement celle du jeudi 1° novembre 2018. Puisqu’en ce jour de fête nationale – incontournable échéance protocolaire – il a dû se rendre au cimetière d’El Alia, afin de rendre hommage aux martyrs de la Guerre de Libération Nationale. Or, les images retransmises dans la soirée par la télévision nationale – celles d’un vieil homme hébété, aphasique, prostré et sanglé sur un fauteuil roulant, acteur absent d’une cérémonie compassée et convenue dans laquelle s’entremêlaient le pathétique, le tragique et le grotesque – ont permis aux Algériens de constater directement le délabrement de la santé physique et intellectuelle de leur Président de la République. En tout état de cause, c’est à partir de cette fin d’année 2018 que, progressivement, les conditions psychologiques – tant individuelles que collectives – conduisant à l’émergence d’un point de bascule, allant clairement dans le sens de l’exclusion totale de l’hypothèse d’un cinquième mandat du Président Abdelaziz Bouteflika, commencent réellement à mûrir et finissent par prévaloir dans de très larges catégories de la population. Et, progressivement – la forte mobilisation populaire, en premier lieu des jeunes, sur les réseaux sociaux sur Internet aidant – on en arrivera aux premières manifestations locales – à Bordj Bou Arreridj, Kherrata et Khenchela, les 13, 16 et 19 février 2019 – avant la grande manifestation nationale du vendredi 22 février qui enclenchera le processus d’ensemble.

  1. V) L’élection du Président Abdelmadjid Tebboune, la formation d’un nouveau gouvernement dirigé par Abdelaziz Djerrad et la libération de dizaines de détenus d’opinion, notamment, caractérisent les dernières évolutions de la problématique politique institutionnelle du pays. Peut-on croire à l’hypothèse « d’un nouveau départ » du pouvoir en place ou alors tout cela n’est-il qu’un simple « ravalement de façade » ?

 

Au- delà des échéances politiques dont il convient cependant d’apprécier l’importance, il faut avant tout comprendre la nature du profond changement qui est en train de s’opérer dans le pays, puisqu’objectivement c’est la fin de deux longs cycles historiques des évolutions de la société que nous sommes en train de vivre. D’abord, en ce qui concerne les évolutions politiques, c’est un cycle de soixante-quinze ans (1945-2020) qui a débuté avec la terrible répression des manifestations pacifiques de mai 1945 et fondamentalement articulé, face aux évidentes impasses de toute solution politique de la question coloniale, autour de la nécessaire organisation de la libération du pays par la lutte armée, qui s’achève. D’une part, car, depuis 1962 déjà, il a atteint ses objectifs et, d’autre part, car ses acteurs ne sont plus de ce monde ou, pour les survivants, sauf exception, ne sont plus actifs dans les institutions nationales. A cet égard, l’instrumentalisation outrancière du FLN qui l’a finalement conduit aux graves dérives du projet de cinquième mandat doit impérativement cesser et plus aucun parti politique ne peut monopoliser une appellation prestigieuse qui, désormais, ne devra relever que des mémoires individuelles et collectives et de l’écriture de l’histoire. Ensuite, quant aux évolutions économiques et sociales, c’est un cycle de cinquante ans (1970-2020) caractérisable par un régime d’accumulation rentier qui est également en train de s’achever, d’une part, du fait des limites de plus en plus strictes que devrait connaître à l’avenir le niveau des ressources financières liées à la rente énergétique en raison à la fois des contraintes pesant directement sur les conditions déterminant leur création et de l’augmentation constante de la demande sociale liée à celle de la population. Et, de l’autre, du fait des limites manifestes qui affectent l’efficacité du modèle de développement économique et qui, en dernière analyse, le discréditent, ainsi que l’illustre la part des exportations hors-hydrocarbures continuant de plafonner à un maximum de 4/5% après une aussi longue période. Face à l’ampleur des mutations et défis dont sont porteuses ces deux fins de cycle – et en intégrant les immenses conséquences du réchauffement climatique en cours qui nous concernent directement – c’est une vision nouvelle de l’avenir du pays qui s’impose et autour de laquelle doivent se mobiliser les bonnes volontés ; qu’elles soient au pouvoir ou non.

  1. VI) L’une des principales exigences du « hirak » s’articule autour du retrait de l’Armée de la vie politique et de l’instauration d’un « Etat civil ». Comment analysez-vous cette revendication ?

 

Vous savez dans la vie des nations comme dans celle des individus, le refoulé, toujours, revient. Et c’est le cas avec cette problématique, traitée en tant que telle dès le Congrès de la Soummam en 1956, selon une claire affirmation du principe du primat du civil sur le militaire, ainsi qu’énoncé, d’ailleurs, dans toutes les grandes traditions intellectuelles et politiques. Or, ce principe sera vite modifié, une année plus tard, au Caire, lors d’une réunion décisive du CNRA, en raison du refus des responsables militaires de l’admettre et la formule alors retenue affirmera que « tous ceux qui participent à la lutte libératrice, avec ou sans uniforme, sont égaux ». Mais dans la réalité des processus de la prise de décision politique, notamment depuis le coup de force mené par l’Etat-Major Général de l’ALN contre le GPRA, durant « l’été de la discorde » – pour reprendre la si juste formule de Ali Haroun – que fut celui de 1962, la Haute Hiérarchie de l’Institution Militaire a toujours fonctionné comme un « décideur » – le mot a d’ailleurs été utilisé par le Président Mohamed Boudiaf – en dernier ressort. De mon point de vue, si on revient au long cycle historique 1945-2020 que je viens d’évoquer, on peut indéniablement considérer qu’il a été largement dominé – en recourant à une distinction classique dans la culture arabe, notamment reprise par Ibn Khaldoun – par « les gens d’épée » (ahl esseif). Et qu’en conséquence « les gens de plume » (ahl elqalam) y ont toujours vu leur influence réelle bien en deçà de ce qu’elle aurait dû être dans un Etat moderne. Mais, aujourd’hui, cette situation qualifiable d’exceptionnelle – trouvant donc son origine première dans la nécessité historique du recours à la force armée pour libérer le pays de la domination coloniale – est clairement perçue par une grande partie de la société, à commencer par les élites intellectuelles, comme procédant, en quelque sorte, d’une logique « d’abus de position dominante », pour recourir à   une notion que j’emprunterai au langage de l’économie. Et, en conséquence, elle doit nécessairement évoluer vers une nouvelle problématique politique dans laquelle les différents segments de l’élite du pays, dans l’intérêt bien compris de tous, à commencer par celui de la crédibilité même des institutions en place, doivent entretenir des rapports équilibrés permettant à chacun d’entre eux d’accomplir pleinement dans son domaine de compétence les missions qui sont les siennes.

VII) A la lumière de ce que l’on sait des principales contraintes pesant actuellement sur la situation économique du pays, quelles sont, de ce point de vue, les perspectives qui, aujourd’hui, peuvent-être les siennes ?

 

Ma réponse rappellera d’abord le proverbe affirmant : « on ne peut cacher le soleil avec un tamis ». La situation économique du pays est difficile et même catastrophique, puisqu’aujourd’hui, en dehors des hydrocarbures, il ne produit rien de réellement significatif qui lui permette d’échanger avec le reste de l’économie mondiale. Aussi, les perspectives ne peuvent qu’être très difficiles car tout est à mettre en place, alors que les fondements du développement économique relèvent d’une alchimie complexe dont les multiples ingrédients sont difficiles à identifier. Néanmoins, si je devais avancer quelques principes devant guider la démarche à suivre pour, progressivement, sortir des impasses actuelles – révélant une économie frappée par la malédiction des ressources naturelles – puis doter le pays d’une économie relativement performante, formulés de manière brève et présentés en vrac, ils seraient les suivants : – engager rapidement un grand débat national sur une nouvelle stratégie de développement économique et social ; – établir la crédibilité des institutions – notamment celles en charge de la justice, des procédures d’arbitrage, du contrôle des dépenses publiques et de la lutte contre la corruption – en direction des citoyens et des partenaires étrangers ; – réhabiliter le Conseil National Economique et Social, comme instance de concertation sur les enjeux du développement ; – se doter d’une instance de planification stratégique qui ne soit pas un ministère soumis aux aléas des logiques gouvernementales, mais une instance de haut niveau dotée de l’autonomie et la crédibilité nécessaires pour concevoir des plans de développement et en suivre la mise en œuvre ; – sortir du piège du Produit Intérieur Brut (PIB) comme seul indicateur de la performance économique, en mettant au point un tableau de bord de l’économie composé de plusieurs indicateurs intersectoriels ;  – renforcer dans les secteurs de l’éducation et de la formation l’acquisition des savoirs scientifiques et technologiques en lien avec les mutations en cours dans le monde en faisant de cet objectif – particulièrement, la maîtrise des mathématiques – un élément central et affiché comme tel de la nouvelle stratégie ; – renforcer la rationalité collective de la société en visant, grâce à l’insertion du pays dans les chaînes de valeur mondiales,  l’installation d’unités de production de biens, services et connaissances scientifiquement et technologiquement perfectionnées ;  – en conséquence, à l’exception de certains secteurs stratégiques, l’importance de la possession du capital par des acteurs économiques nationaux publics et/ou privés doit être relativisée par rapport à l’enjeu décisif que représente pour le pays l’acquisition effective de savoirs et d’expériences modernes du fait de l’installation sur son sol d’unités de production performantes générant nécessairement d’importants effets positifs directs et indirects sur l’ensemble de la société ;  – atteindre le plus rapidement possible l’objectif de l’intégration économique maghrébine qui ne doit plus être perçu comme un vague projet international d’ordre idéologique et/ou géopolitique n’ayant pas de  réelles conséquences sur la croissance économique du pays alors qu’en réalité, son blocage l’affecte directement et négativement et, dès lors, il convient urgemment de trouver une solution à la crise du Sahara occidental qui dure depuis 45 ans et qui, telle qu’aujourd’hui  évaluable, constitue une impasse stratégique.

 

VIII) Certes, l’année 2019 a été marquée par le « hirak » algérien mais aussi par de nombreux autres soulèvements des peuples au Soudan, au Liban, en Irak, au Chili, en France, à Hong Kong, etc. Peut-on parler d’un mouvement d’émancipation des peuples s’inscrivant, en quelque sorte, dans un « acte II de la mondialisation » pour reprendre une formule récente du politologue français Bertrand Badie ?  

Je pense qu’il faut tenir compte de deux grands cas de figure : – le premier concerne les conséquences négatives de plus en plus significatives d’un modèle économique dominant à l’échelle mondiale et qualifiable de néo-libéral qui, de plus en plus, se manifestent par une extension croissante des inégalités au sein des sociétés, à commencer par les pays industrialisés eux-mêmes, et à propos de laquelle nous disposons d’une information de mieux en mieux établie faisant ressortir d’inquiétants déséquilibres en faveur d’une minorité de nantis. En réaction à ce type d’évolution, on peut évoquer l’exemple de nombreux mouvements sociaux posant clairement le problème des inégalités sociales en tant qu’inacceptable fracture au sein de la société et qui ont éclos dans nombre de pays industrialisés, à l’instar, par exemple, de celui des « gilets jaunes » en France ou des « indignés » en Espagne ; malgré un contexte économique légèrement différent, celui du Chili en est relativement proche. Le deuxième cas de figure concerne les évolutions en cours dans des pays en développement au sein desquels, même si cette dimension des inégalités sociales évidemment existe à divers degrés d’acuité, les mouvements sociaux qui émergent ont, le plus souvent, pour principal objectif de contester les multiples abus et carcans imposés par des régimes autoritaires, voire autocratiques et également qualifiables de corrompus et inefficients. Relèvent de cette seconde problématique les mouvements sociaux ayant déjà eu lieu ou encore en cours dans un certain nombre de pays africains et/ou arabes ; le cas de Hong Kong relevant d’un contexte plus spécifique. Ainsi et pour n’évoquer que les pays arabes et les années 2010 il est possible de citer pour le moins, d’abord, au début de la décennie, les mouvements sociaux apparus en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Libye, à Bahreïn et en Syrie ; puis en 2019, en Algérie, au Soudan, au Liban et en Irak. A cet égard, bien évidemment, il est clair que, dans le cas algérien, la problématique à partir de laquelle a émergé le « hirak » fut structurée par des revendications fondamentalement de nature politique avec en son cœur le refus du projet de cinquième mandat présidentiel. Ceci dit, dans les deux cas de figure donc, – pays industrialisés et pays en développement – il est possible de constater l’importance du rôle joué par : – le « précariat » – que j’ai déjà mentionné à propos du « hirak » en Algérie – en tant qu’élément essentiel de la base sociale des mouvements concernés ; – les réseaux sociaux sur Internet dont l’extension de l’utilisation est devenue un instrument majeur de la contestation politique. Et c’est ainsi qu’aujourd’hui, partout dans le monde, quasi-quotidiennement, des mouvements sociaux naissent, puis s’organisent et émergent le plus souvent d’abord à partir de ce qu’ils sont parvenus à constituer comme base potentielle sur les réseaux sociaux sur Internet avant, ensuite, d’accéder à l’espace public physique, au grand jour.

 

  1. IX) Enfin, et pour conclure notre entretien, on a pu dire que l’Algérie avait disparu des écrans radars de la recherche en sciences sociales et qu’aujourd’hui, grâce au « hirak », elle était en train d’y retrouver une place significative. Partagez-vous ce constat ?

Tout à fait et c’est une excellente nouvelle que, par-delà les effets de mode, des intellectuels tant nationaux qu’étrangers s’intéressent aux évolutions de la société algérienne, dont une connaissance aussi fine que possible est absolument nécessaire. De ce point de vue, il faut être conscient qu’il n’y a aucune politique de développement économique et social efficiente si, à la base, elle ne repose pas sur un savoir qui, outre les domaines des sciences mathématiques, physiques et naturelles, ainsi que la technologie, doit aussi se fonder sur tout ce qui se rapporte aux sciences sociales et humaines. A cet égard, j’aimerais formuler une remarque sur les dérives affectant dans le pays les contextes intellectuel et politique complétement submergés – de fait, souvent même, subvertis – depuis de trop nombreuses années déjà, par les thèses « complotistes », parfois fantaisistes et présentées d’une manière primaire, bien qu’elles tentent d’exhiber des oripeaux scientifiques.  Bien évidemment, la rupture intervenue dans le pays en février 2019 – comme l’avaient été avant elle les révoltes intervenues dans un certain nombre de pays arabes à compter de 2011 et qui en 2019 ont retrouvé une nouvelle vigueur comme l’illustre, entre autres, le remarquable exemple du Soudan – n’a pas échappé au « complotisme » ambiant qui a voulu lui imposer ses schémas simplificateurs absolument navrants. Et c’est donc dire si, plus que jamais, il convient dans le pays de réhabiliter impérativement toutes les activités liées aux sciences sociales et humaines, seules en mesure de contribuer à une réelle compréhension des évolutions de la société.

 

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