15 janvier 2020
Israël : Jamais deux sans trois
Par Dominique Vidal
C’est du jamais vu dans l’histoire de l’État d’Israël : pour la troisième fois en un an, des élections législatives anticipées se tiendront le 2 mars prochain. Même cause, mêmes effets : Benyamin Netanyahou cherche toujours à obtenir à la Knesset une majorité lui permettant de bénéficier d’une loi d’immunité. S’il n’y parvient pas, il sera jugé pour les délits graves qui lui ont valu d’être inculpé en décembre 2019 : corruption, fraude et abus de confiance. Autant dire que ce procès marquerait à coup sûr la fin de sa carrière politique.
Les électeurs sondés fin novembre avaient bien compris ce processus : 42 % attribuaient au Premier ministre la responsabilité de ces scrutins en série, 35 % au leader du parti russe Avigdor Lieberman, mais seulement 4 % et 5 %respectivement aux leaders du parti Blanc Bleu Benny Gantz et Yair Lapid. Cohérentes, 56 % des personnes interrogées estimaient que le Premier ministre sortant devrait démissionner, contre 37 % qui prônaient son maintien en fonction ([1]).
Voilà qui est de nature à renforcer, en mars 2020, la principale caractéristique des scrutins d’avril et de septembre 2019 : le « dégagisme » dont a été victime le chef du Likoud. Ses deux précédentes tentatives pour élargir sa base politique l’ont au contraire réduite, et il risque d’en aller de même aux prochaines élections. Car cette volonté de contraindre « Bibi » a une retraite forcée ne se manifeste pas seulement à gauche et au centre : elle s’exprime aussi à droite et à l’extrême droite.
Et pourtant Netanyahou n’avait pas hésité à hystériser les deux campagnes électorales précédentes :
– hystérie guerrière : Israël, en toute impunité, a fait bombarder les milices iraniennes en Syrie et en Irak, puis le Hezbollah au Liban et même menacé d’en faire autant contre les chiites au Yémen. Sans oublier Gaza : il est allé jusqu’à envisager un report des élections pour y déclencher une opération d’ampleur ;
– hystérie nationaliste : pour draguer l’électorat de droite et ultra-orthodoxe, Netanyahou a annoncé d’abord l’annexion des colonies de la Cisjordanie (soit plus de 50 % de son territoire), puis de la Vallée du Jourdain (soit plus du tiers dudit territoire) et enfin de la ville d’Hébron ; le tout en violation du droit international, de la loi israélienne et des procédures en vigueur : l’armée, le gouvernement et la Knesset auraient dû se prononcer sur chacune de ces démarches ;
– hystérie raciste enfin : coutumier des déclarations anti-arabes, le Premier ministre a battu tous ses records. Facebook dut même fermer pour vingt-quatre heures la page où il accusait les Palestiniens d’Israël de « vouloir tous nous annihiler – femmes, enfants et hommes ([2]) ». Le jour même de l’élection, durant lequel il doit théoriquement se taire, il lance : « Il n’y a que deux options : un gouvernement que je dirigerai ou un gouvernement dangereux avec des partis arabes antisionistes ([3]). » Et le Likoud a envoyé en avril, puis tenté d’envoyer en septembre des centaines de militants munis de caméras dans les bureaux de vote à forte densité palestinienne, sous prétexte d’empêcher la « fraude arabe ». La Knesset a heureusement voté contre cette opération, destinée en fait à dissuader les Palestiniens d’aller voter.
Ces excès ont finalement fait boomerang : non seulement le Likoud a perdu des voix et des députés par rapport aux élections de 2015, mais il n’a pas obtenu la majorité de 61 députés nécessaires pour gouverner avec ses alliés ni en avril, ni en septembre. Mais il en est allé de même du parti Bleu Blanc. Car vouloir mettre un terme à la longue carrière de Netanyahou – 13 ans comme Premier ministre – ne suffit pas à définir une autre politique. Et la deuxième caractéristique des élections précédentes, c’est effectivement l’absence d’alternative : à la seule exception de la Liste arabe unie, première force d’opposition avec 13 députés, mais qui n’a pas vocation à rassembler la majorité des électeurs juifs, aucun parti ne propose à ceux-ci une orientation rompant avec la politique mise en œuvre depuis l’assassinat d’Itzhak Rabin, il y a près de vingt-cinq ans :
- à « gauche », ni le Meretz (5 sièges), ni le Parti travailliste (6 sièges), en pleine chute, n’ont soumis aux électeurs un programme de paix et de justice sociale ;
- quant au parti Blanc bleu, s’il se présentait comme plus modéré que le Likoud, il ne s’en différenciait pas nettement. Le général Gantz ne s’est-il pas vanté, dans un spot télévisé, d’avoir réduit une partie de Gaza à l’« âge de pierre » ? Et reproché à Netanyahou de lui « voler (son) programme » lorsque le Premier ministre a promis des annexions en série.
Tel est le principal atout de la droite, que Jean-Marie Le Pen formulait ainsi en son temps : « Les gens préfèrent toujours l’original à la copie. » Faute de choix sur les question stratégiques, l’électorat juif israélien, dans le contexte d’un conflit sans fin, s’est progressivement droitisé. L’état de guerre et notamment les attentats-kamikazes de la Seconde Intifada ont évidemment contribué à cette évolution, d’autant qu’ils renvoient au traumatisme de la Shoah, omniprésent dans l’éducation et le discours politico-médiatique.
Cette radicalisation de l’opinion comporte cependant des limites. Visiblement, l’orientation suivie par Ayman Odeh et la majorité de la Liste unie correspond aux attentes d’une fraction beaucoup plus large de l’électorat : c’est le « tout sauf Netanyahou ». Ce dernier est apparu – et apparaît de plus en plus, vu son comportement factieux depuis son inculpation – comme un danger majeur, à la fois pour les derniers acquis démocratiques et pour les ultimes chances de paix.
L’Université de Tel-Aviv a lancé en 1994 un Index de la paix que publie chaque mois l’Institut israélien de la démocratie. En octobre dernier, il indiquait que, pour 78% des sondés (contre 16%), « la poursuite du conflit entre Israéliens et Palestiniens fait du mal à Israël ([4]) ». Et pourtant seuls 28% des Israéliens s’opposent à l’annexion de la Cisjordanie, contre 70% il y a trois ans…
C’est dans cette situation profondément contradictoire qu’interviendront les troisièmes élections législatives en un an. Impossible, évidemment, de formuler si tôt le moindre pronostic. Tout au plus peut-on observer que les premières enquêtes d’opinion, au lendemain de la dissolution de la Knesset, indiquent une nouvelle percée du parti Bleu blanc et un nouveau recul du Likoud ([5]).
Sur un point en revanche, un nouveau consensus semble se dessiner : le refus des contraintes qu’Israël subit depuis sa création de la part des partis religieux. Certes, lors des deux élections législatives de 2019, les deux partis ultra-orthodoxes ont vu leur influence se renforcer : le Judaïsme unifié de la Torah (ashkénaze) a obtenu 6 députés en avril et 7 en septembre. Le parti Shas (séfarade) en a décroché 7 en avril et 9 en septembre. Quant aux nationalistes orthodoxes de l’Union des partis de droite, ils ont eu 5 députés en avril, puis, sous le nom de Yamina, 7 députés en septembre.
Ces résultats sont pourtant trompeurs. Car l’élargissement du noyau électoral de ces partis a été de pair avec une nette augmentation du rejet dont ils pâtissent dans l’opinion. En témoigne le onzième « Index sur l’État et la religion en Israël » publié par Hiddush le 26 septembre 2019 ([6]) : 63 % des sondés exigent que les partis religieux ne soient plus membres des coalitions gouvernementales, 69 % réclament l’ouverture de lignes de transports et de magasins le samedi et se prononcent pour la création d’un mariage civil ; 64 % veulent un statut égal pour les trois grands courants du judaïsme (orthodoxe, conservateur et réformé) ; et 57 % prônent la séparation de l’État et de la religion. C’est sur cette affirmation croissante de la laïcité que surfe d’ailleurs Liberman qui a toutes les chances, le 3 mars prochain, d’être à nouveau le « faiseur de rois ».
([1]) Reuters, 22 novembre 2019.
([2]) Site « Times of Israel », 18 septembre 2019.
([3]) Site du Jerusalem Post, 18 septembre 2019.
([5]) 37 sièges pour le parti Bleu Blanc et 31 pour le Likoud (contre 32), i24, 13 décembre 2019.
([6]) www.hiddush.org/article-23344-0-2019_Israel_Religion__State_Index_and_postelection_survey.aspx
Publié dans Pane Pace Lavoro – Février 2020
Dominique Vidal est journaliste et historien, auteur de Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, Libertalia, Montreuil-sous-Bois, 2018.