La guerre de Gaza ouverte par les évènements tragiques du 7 octobre 2023 est une crise majeure, porteuse de scénarios noirs, mais également d’une opportunité qu’il faut saisir pour le règlement du conflit israélo-palestinien.

Analyse de la situation. 

 

L’inflexion stratégique du Hamas

A l’origine de cette crise, il y a l’inflexion stratégique opérée par le Hamas depuis 2021, sous l’impulsion de ses dirigeants basés à Gaza, dont Yahya Sinwar, le vrai chef militaire du Hamas. 

Alors que le Hamas gouvernait Gaza depuis 2006 sans risque particulier pour lui, du fait de la relation de « connivence » établie avec le gouvernement de Netanyahou, les dirigeants de Gaza vont décider de se préparer à une vraie guerre avec Israël, aux dépens du jeu institutionnel et diplomatique, avec l’objectif principal de ravir le leadership palestinien à une Autorité palestinienne perçue comme « collaboratrice »et ayant trahi les intérêts du peuple palestinien. 

Alors que Mahmoud Abbas avait de nouveau annulé en 2021 les élections palestiniennes par peur de les perdre face au Hamas, alors que l’Arabie saoudite s’apprête à signer un accord de normalisation avec Israël qui aurait complété les «accords d’Abraham», des accords de normalisation entre Israël et certains pays du Golfe et le Maroc sous la houlette américaine, alors que Benjamin Netanyahou semble avoir réussi son objectif «d’enterrement» de la question palestinienne, alors que les pays arabes ainsi que les pays occidentaux, depuis la fin de la seconde Intifada, se sont « lassés »de la question palestinienne, le Hamas a décidé de briser le statu quo par une action d’une violence inouïe. À l’inverse de la stratégie choisie par l’Autorité palestinienne après Oslo, stratégie qui a échoué en ne produisant pas l’État palestinien et en provoquant la colonisation des territoires, il faut revenir au combat armé, provoquer une nouvelle Intifada de grande ampleur et ébranler Israël, seule façon d’obtenir des résultats politiques tangibles pour le peuple palestinien. L’ébullition nouvelle à Naplouse et dans d’autres centres de la Cisjordanie liée aux provocations anti-arabes de colons chauffés à blanc par les partis ultra nationalistes désormais présents au gouvernement israélien depuis les élections de décembre 2022 convainquent encore plus les dirigeants du Hamas de la possibilité d’une nouvelle Intifada. 

L’entrée dans une nouvelle phase du conflit israélo-palestinien

L’opération armée du 7 octobre n’est pas seulement le retour brutal sur la scène internationale du conflit israélo-palestinien, disparu de l’horizon diplomatique depuis une quinzaine d’années. 

Ce qui est nouveau est que ce vieux conflit est entré depuis le 7 octobre dans une phase nouvelle, inquiétante et dangereuse, de son histoire. D’abord, la guerre enclenchée par l’opération du Hamas et la réaction israélienne est la plus meurtrière et la plus destructrice de toute l’histoire du conflit. Elle a tué 1 200 civils israéliens le 7 octobre et plus de 35. 000 palestiniens dans les 8 mois de la guerre, elle a additionné les crimes de guerre des deux côtés, elle a provoqué une « catastrophe humaine » de grande ampleur pour les deux millions d’habitants de la zone de Gaza. D’autre part, cette guerre est marquée par le poids des acteurs religieux, le Hamas d’un côté et les partis «nationaux religieux» israéliens de l’autre, la radicalité de leurs discours et de leurs comportements, rendant encore plus difficile que d’habitude toute négociation et tout accord. Enfin, pour la première fois, le conflit israélo-palestinien a provoqué une guerre régionale, entre Israël et l’Iran, qui aurait pu déraper plus encore. Ces trois facteurs nouveaux du conflit israélo-palestinien, la violence destructrice, la radicalité religieuse, et la régionalisation du conflit, font que ce conflit, que l’on croyait être «à petit feu», est devenu un «brasier ardent» dangereux non seulement pour le Moyen-Orient mais également pour la sécurité internationale.

Quatre scénarios « noirs »

Cette crise majeure de Gaza peut produire des résultats catastrophiques. 

  • Comme l’a révélé la séquence guerrière israélo-iranienne d’avril 2024, il y a la possibilité d’une guerre régionale par l’escalade d’un incident entre Israël et un acteur lié à l’Iran pouvant déboucher sur la confrontation armée entre l’Iran et Israël, et conduisant États occidentaux et pays arabes à s’y impliquer. 
  • Il existe également la possibilité d’une nouvelle «Nakba», d’un nettoyage ethnique par le transfert massif de palestiniens de Gaza en Égypte, un scénario ouvertement affiché par l’extrême droite israélienne, souhaité par une partie du Likoud, et qui hante les dirigeants palestiniens. 
  • Il est un troisième scénario «noir» possible, celui d’un Gaza devenu une «Somalie», une zone sans maître, chaotique, objet d’affrontements sans fin entre l’armée israélienne et des éléments reconstituées du Hamas, à l’image du Liban sud occupé entre 1978 et 2000. 
  • Il est enfin le scénario d’une Cisjordanie enflammée par la guerre de Gaza, débouchant sur une troisième Intifada. Chacun de ces scénarios entraînerait une radicalisation des esprits tant en Israël que dans les territoires palestiniens, faisant naître notamment une génération de Palestiniens prônant la lutte armée sous toutes ses formes. 

Ces quatre scénarios «noirs» sont les plus probables si on laisse cette guerre de Gaza se poursuivre. 

Le blocage du processus d’Oslo

Or, les deux protagonistes restent tous deux dans une logique de guerre totale et sont incapables d’en sortir par eux-mêmes. 

D’un côté, la «catastrophe humaine» vécue à Gaza n’est pas ressentie en Israël, tant il y domine l’idée d’une vengeance de masse contre les atrocités du 7 octobre, illustrée par les propos suivants rapportés par un témoin: «C’est la faute du Hamas, ils s’en prennent plein la gueule maintenant, et si ça évite d’avoir une autre tragédie, ça en vaut le coup». Le profond traumatisme du 7 octobre demeure entier dans la quasi-totalité de la société israélienne. Certes, les nuances sont réelles entre le premier ministre Netanyahou, le ministre de la Défense Y. Gallant, les deux représentants du Parti de l’unité nationale entrés dans le cabinet de guerre B. Gantz et G. Eisenkot, sur la conduite de la guerre ou les négociations sur la libération des otages. Mais le double objectif de l’élimination de la menace militaire du Hamas et d’une sécurisation totale de la bande de Gaza est partagé par tous les dirigeants politiques et est largement soutenu par la population israélienne. Le premier ministre Netanyahou, jusqu’ici, a joué la prolongation de la guerre. Il sait que tant que la guerre continue, elle lui sert de bouclier légitime face à tous ses détracteurs, et que s’il en sort vainqueur, il peut retrouver l’image qui était la sienne avant le 7 octobre du winner. D’autre part, il sait pertinemment que tout arrêt de la guerre fera éclater son gouvernement sur les conditions d’arrêt de celle-ci ainsi que sur la définition du «jour d’après». Pour les ultra-nationalistes, Gaza est une zone à reconquérir territorialement et à recoloniser, alors que le ministre de la Défense Y. Gallant a affirmé le contraire en indiquant que l’enclave devra être transféré le jour venu à une Autorité palestinienne renforcée. 

Ainsi, pour l’heure, tant la majorité de la population que la majorité du gouvernement israélien, le premier ministre Netanyahou en tête, soutiennent la poursuite de la guerre. 

De leur côté, les organisations palestiniennes combattantes, Hamas et Djihad islamique, ont campé depuis le 7 octobre sur leurs revendications initiales, un cessez-le-feu immédiat et définitif, un retrait total des troupes israéliennes, une levée du blocus, et un retour dans le nord de l’enclave des populations. Elles n’ont pas varié, comme si elles étaient convaincues qu’elles maîtrisaient le temps de la guerre. Pour le Hamas qui a déclenché cette guerre, il est essentiel de la poursuivre jusqu’au moment où un accord de cessez-le-feu apparaisse comme une «victoire» politique. 

La question centrale, aux yeux de Y. Sinwar, est la fin de l’occupation israélienne de Gaza. Le Hamas veut en premier lieu rester le futur «patron» de Gaza et devenir vis-à-vis d’Israël le «Hezbollah de Gaza». Fort de son emprise sur une partie de l’administration et de la police gazaouie, il pense qu’il pourrait reconstituer très vite une force combattante ainsi que son contrôle sur la population après le départ des troupes israéliennes et demeurer ainsi l’acteur maître à Gaza, ce qui est et restera totalement inacceptable pour les Israéliens, gouvernement et population. 

Ainsi, à l’heure présente, les deux protagonistes, Israël et le Hamas, restent dans une logique de guerre. Malgré les pertes humaines des deux côtés et les immenses souffrances infligées à la population civile de Gaza, les deux belligérants restent déterminés à gagner cette guerre, tant chacun des deux a le sentiment de jouer sa peau, physique ou politique. Parce que le Hamas et Israël, et pas seulement Netanyahou, veulent tous deux sortir vainqueurs de cette guerre, et parce qu’ils pensent tous deux y arriver, la guerre de Gaza dure depuis près de sept mois. Et si demain il y avait une trêve ou un cessez-le feu, le gouvernement israélien, le Hamas mais également l’Autorité palestinienne seraient incapables d’organiser l’avenir de Gaza. 

On doit bien constater aujourd’hui l’impuissance des deux protagonistes, Israël et les Palestiniens, à bâtir par eux-mêmes une paix et une sécurité mutuelle. Après le double échec des années 1995/1996 et de l’année 2000, les deux protagonistes du conflit israélo-palestinien n’ont plus eu la capacité ni la volonté de négocier et de compromettre pour un accord final sur l’État palestinien. Les 15 années de règne quasi ininterrompu de Netanyahou, l’homme qui a toujours affirmé son hostilité totale à tout État palestinien, ont joué un rôle certain dans «l’enterrement» du processus d’Oslo. De plus, Oslo a toujours été plus ou moins une relation du pot de fer israélien avec le pot de terre palestinien. Et Oslo a couvert le processus de la colonisation des territoires palestiniens. Il fallait bien constater, dès avant le 7 octobre 2023, que des deux côtés, la méfiance et la frustration, voire le rejet de l’autre, avaient fait disparaître toute volonté de bâtir une cohabitation de deux États. Le 7 octobre 2023, voulu par le Hamas, est un produit dérivé, tragique et insupportable, de cette crise de longue durée qui marque la question palestinienne. Et à son tour, le 7 octobre et la guerre de Gaza, par les traumatismes engendrés dans les deux peuples et leurs dirigeants, ont rendu encore plus impossible un dialogue israélo-palestinien productif. 

Il faut donc tirer les leçons du blocage du processus bilatéral israélo-palestinien, dont ne profitent plus que les acteurs radicaux israéliens et palestiniens. Le processus d’Oslo donc ne peut plus être le cadre du règlement du conflit israélo-palestinien. 

Les perspectives de sortie de crise sont très limitées – un trou de souris – mais réelles

Est-il possible, cette fois-ci, de régler le conflit israélo-palestinien? La réponse est «oui». Paradoxalement, la guerre de Gaza peut rebattre toutes les cartes du conflit israélo-palestinien. Tout était bloqué, tout peut se rouvrir. Il existe un scénario positif, celui du «trou de souris». 

La crise de Gaza pourrait ouvrir la voie à un processus par lequel se mettrait enfin en place la mise en œuvre du principe des deux États par la création d’un État palestinien. Certes, si l’on prend en compte le traumatisme anti-palestinien de l’opinion israélienne après le 7 octobre, la politique du gouvernement israélien actuel, l’étendue de la colonisation en Cisjordanie, l’impotence et la faiblesse des dirigeants palestiniens, la radicalité du Hamas, «l’Axe de la résistance» animé par l’Iran, la possibilité d’une Amérique présidée demain par D. Trump, il existe une chance sur dix pour que ce scénario «rose» voit le jour. Il est d’autant plus important de saisir cette possibilité, d’explorer ce «trou de souris».

La gestion de «l’après-guerre» de Gaza devrait être soustraite des mains des protagonistes et revenir à la communauté internationale. Alors que le processus d’Oslo était venu confier le règlement de la question palestinienne aux seuls protagonistes, l’ampleur et la gravité de la crise actuelle doivent conduire à effectuer un retour aux sources de la question de Palestine. Car seules les puissances autres que les protagonistes pourront produire la sortie de crise. 

Que faire dans l’immédiat?

Prendre trois initiatives politiques

La première phase du scénario du «trou de souris» serait la suivante. Il faut que se manifeste dès maintenant une forte volonté politique de tous les acteurs qui souhaitent sortir de cette crise par le haut et bâtir un nouveau processus de paix. Cette forte volonté politique devrait s’affirmer dès maintenant par trois initiatives, la reconnaissance de l’État palestinien, l’adoption d’une résolution du Conseil de sécurité sur les principes d’un règlement, et la constitution d’une «coalition pour la paix et la sécurité».

  • La reconnaissance de l’État palestinien

D’emblée, il faut affirmer les principes qui constituent la toile de fond du règlement du conflit actuel. Ces principes sont ceux qui découlent de la doctrine des deux États. 

Le premier principe est l’affirmation de l’État palestinien regroupant la Cisjordanie, Gaza, et Jérusalem Est, et l’engagement de sa construction dans les deux prochaines années. Il est important que l’initiative de reconnaissance de l’État palestinien vienne des pays européens de façon à montrer que ces derniers ne pratiquent pas la doctrine des «deux poids deux mesures» entre la crise ukrainienne et la crise de Gaza. Dans cet esprit, il faudrait que les actes de reconnaissance de l’État palestinien souhaités par plusieurs États européens soient coordonnés dans une même séquence. 

  • Une nouvelle résolution du Conseil de Sécurité sur les deux États israélien et palestinien

Les Nations unies, et plus particulièrement le Conseil de sécurité, doivent retrouver leur rôle quant à la définition des principes d’un règlement du conflit. Par ses résolutions, le Conseil peut produire des principes fondamentaux, des règles de référence, comme il l’a fait en 1948 par la résolution 181 de partage de la Palestine, en 1967 avec la résolution 242 au lendemain de la guerre des 6 jours, en 2002 au moment de la seconde intifada par la résolution 1397 affirmant la solution des deux États, et en 2016 par la résolution 2334 sur la colonisation

Dans la foulée de ces reconnaissances, les pays européens devraient porter le projet français de résolution devant le Conseil de sécurité sur l’État palestinien souverain et son admission aux Nations unies. Même si ce projet n’était pas adopté du fait du veto américain, il aurait constitué un «marqueur» important et devrait ouvrir la voie à un «dialogue» européo-américain sur l’État palestinien. 

Mais il est un second principe essentiel, qui est la garantie de la sécurité d’Israël. Il faut être clair. La sécurité d’Israël ne reposera pas, bien sûr, sur la conquête ou l’occupation des territoires palestiniens. Mais elle ne reposera pas non plus sur la seule construction d’un État palestinien. Un État palestinien en soi n’est pas une garantie suffisante de paix et de sécurité pour rassurer Israël. Il faudra, pour une période transitoire de plusieurs années, établir une séparation forte entre les deux États combinée à la présence d’une force internationale «robuste» et à un État palestinien démilitarisé au sein duquel les milices se seraient dissoutes. 

  • Création d’une « Coalition pour la paix et la sécurité »

Tous les témoignages confirment que l’émotion et les tensions politiques, humanitaires et religieuses, sont telles que les acteurs locaux sont dans l’incapacité de régler le conflit. Il faut donc retirer les clefs du règlement du conflit israélo-palestinien des mains d’Israël et des acteurs palestiniens. 

L’histoire a montré que l’ONU ne peut pas par elle-même assurer l’application de ses principes sur le terrain. Elle ne peut donc pas être à elle seule le nouveau cadre de règlement du conflit israélo-palestinien. La plupart des témoins auditionnés ont exprimé le souhait, voire la nécessité de la formation d’une «volonté collective» propre à imposer une solution à des protagonistes plus que jamais adversaires, et donc impuissants. Il faut maintenant sauter le pas et bâtir cette «volonté collective». 

Il faut donc créer un cadre nouveau, adapté à la situation actuelle du conflit israélo-palestinien. Ce ne peut pas être non plus la seule Amérique, ni un nouveau Quartet (USA, Russie, UE, ONU), ni le seul couple américano-saoudien, qui pourraient aujourd’hui remplir les objectifs de la reconstruction de Gaza et sa sécurisation, pousser à la réorganisation du mouvement palestinien, et relancer le processus des deux États. Il faut un cadre «inclusif» embarquant tous les acteurs impliqués dans la gestion du conflit. 

La «Coalition pour la paix et la sécurité», serait un groupe opérationnel d’États agissant comme facilitateur, arbitre et garant de la construction du «jour d’après», et donc doté d’objectifs et de leviers d’action. Le premier cercle de cette «Coalition pour la paix et la sécurité» doit comprendre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte, la Jordanie, le Qatar, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’UE. Il existe aujourd’hui un certain «alignement des planètes» entre tous ces États à peu près en accord sur les principes fondamentaux de résolution du conflit israélo-palestinien. Les États arabes n’étant pas parvenus jusqu’ici à obtenir des États-Unis l’écoute qu’ils espéraient, la France devrait agir à l’occasion des prochaines rencontres euro-arabes pour constituer dans une première étape une coalition euro-arabe. Ce premier cercle pourrait s’élargir à d’autres États décidés à s’impliquer dans tel ou tel domaine de la solution du conflit (forces de sécurité, reconstruction de Gaza…). 

Les termes de référence de cette «Coalition pour la paix et la sécurité» serait un mandat pour faciliter les changements politiques, les «bascules» devant conduire à l’issue du conflit. Autant dire que la «coalition» aurait à gérer une période de transition de plusieurs années. 

Faciliter quatre changements politiques, quatre «bascules»

  • La construction d’un nouveau statut de Gaza

La «coalition» aura une triple tâche à accomplir pour permettre cette première bascule. 

Dans l’immédiat, elle doit agir de façon beaucoup plus active et coordonnée pour le rétablissement d’une sécurité humanitaire, alimentaire, et sanitaire à Gaza. Il existe en quelque sorte un devoir «d’ingérence humanitaire». 

Mais elle doit également peser de tout son poids sur les deux protagonistes pour la cessation de la guerre. Elle doit d’autant plus agir en faveur de la fin de la guerre que celle-ci devrait avoir des conséquences importantes, sur l’attitude du Hezbollah à la frontière libanaise, mais aussi en Israël ou le débat politique devrait se débloquer. 

Enfin, la «coalition» doit préparer le «jour d’après». La «coalition» devra être garante de la sécurité d’Israël ainsi que du futur État palestinien. Cela ne peut se faire que si elle devient pour une certaine période le «tuteur» de Gaza. Car compte tenu de la faiblesse présente de l’Autorité palestinienne et de la méfiance viscérale d’Israël à son égard, une longue phase de transition sera nécessaire avant le plein retour de l’Autorité palestinienne à Gaza. Le statut futur de Gaza ne doit être ni le «Hamastan» ni l’occupation israélienne. Il s’agit de remettre progressivement en selle une Autorité palestinienne renouvelée, capable de gérer le territoire dans l’ordre et l’efficacité, après la période de gestion transitoire assurée par la «coalition». 

Ce «tutorat» sur Gaza sera légitimé par une résolution du Conseil de sécurité. Il comprendra l’affirmation des «principes de Tokyo» adoptés par le G7 de novembre 2023 (fin de la plateforme terroriste, pas de déplacement forcé des populations, levée du blocus, non réoccupation de Gaza), l’organisation du retour progressif de la population au nord, la reconstruction de la ville, la mise sur pied d’une administration «mixte», palestinienne et internationale, combiné au retour des institutions internationales, mais également les garanties de la sécurité d’Israël par rapport à Gaza (buffer zone), un statut de démilitarisation de Gaza, la présence d’une force internationale «robuste». Il s’agit là d’une tâche considérable. Ce tutorat n’a aucune chance de se déployer si, dans le même temps, la colonisation se poursuit en Cisjordanie avec toutes les violences qu’elle implique à l’égard de la société palestinienne. Il est donc nécessaire que la «coalition» prenne des mesures énergiques pour la faire cesser. 

  • Une profonde réorganisation du mouvement palestinien 

Il faut bien distinguer l’Autorité palestinienne et l’OLP, et les réformes nécessaires de ces deux institutions. L’acteur majeur demeure l’OLP. 

La crise actuelle amène à soulever une question, celle de l’avenir du Hamas. On sait que les avis sont très partagés sur l’avenir du Hamas. Mais ce que l’on peut dire est que le Hamas ne disparaîtra pas après la guerre de Gaza. Le Hamas n’est pas qu’une organisation pratiquant le terrorisme. Il est dans son histoire un mouvement religieux, puis une organisation politique, présente dans les élections palestiniennes et vainqueur en 2006. On n’élimine pas une idéologie, aussi critiquable qu’elle soit. Un certain nombre de responsables du Fatah, dont l’ancien premier ministre Salam Fayad, l’ancien leader du Fatah emprisonné depuis la seconde intifada Marwan Barghouti, Nasser al Qidwa, tous critiques de Mahmoud Abbas, préconisent l’élargissement de l’OLP à toutes les factions politiques palestiniennes y compris le Hamas, sous conditions de renonciation au terrorisme, d’acceptation des accords conclus par l’OLP, et d’élaboration par l’OLP élargie d’une plateforme de règlement dans le cadre d’une solution à deux États. 

Quant à la future Autorité palestinienne, elle devra être formée au lendemain des élections palestiniennes qui devront être organisées dans l’ensemble de la Palestine pacifiée. 

Cette réorganisation du mouvement palestinien ne se fera pas facilement, par la seule volonté de ses actuels dirigeants. Il a déjà fallu toute la pression américaine et saoudienne pour que Mahmoud Abbas procède au changement de son gouvernement, un changement cosmétique. La «Coalition», notamment les pays arabes et l’Union européenne, dispose de plusieurs leviers politiques et financiers pour qu’émerge un mouvement palestinien tout à la fois représentatif, ouvert aux nouvelles générations palestiniennes, et capable de gouverner un État ainsi que d’exister en paix aux côtés d’Israël. 

  • Un changement politique en Israël

Les sondages faits depuis le 7 octobre expriment une chute sensible du parti de Netanyahou, le Likoud, ainsi que de sa propre personne. Et la fin de la guerre mettrait en branle plusieurs processus, la possibilité d’une commission d’enquête contre le premier ministre, le départ du couple B. Gantz /G. Eisenkot, l’explosion de la coalition gouvernementale sur les conditions politiques de l’après-guerre, de nouvelles manifestations de rue analogues au mouvement de 2023. Il faut être conscient que l’opinion israélienne est très sensible à ce que le monde extérieur dit d’Israël. La «coalition» aura en la matière un rôle essentiel à jouer pour rassurer Israël sur son avenir sécuritaire, faire comprendre aux Israéliens, plus traumatisés que jamais, pourquoi et comment une solution à deux États vient consolider leur sécurité. Il faudra développer le discours de la «séparation sécuritaire». L’assurance de la constitution d’une force internationale présente à Gaza et en Cisjordanie, de même que la perspective de la normalisation de la relation avec l’Arabie saoudite, seront deux leviers importants. 

  • L’émergence d’un nouvel ordre régional

Il est clair que le règlement du conflit israélo-palestinien ne pourra se construire durablement sans une implication forte de l’Arabie saoudite ni sans une attitude «responsable» de l’Iran. Cette «bascule» est possible, si on y travaille avec détermination en s’appuyant sur le processus de normalisation ouvert entre les deux puissances. Il faut agir pour que l’Arabie saoudite et l’Iran se comportent comme de grandes puissances régionales «responsables». 

Il est indispensable que l’Arabie veuille vraiment jouer un rôle majeur dans la région et devienne la puissance régionale garante d’une stabilité à Gaza et d’un règlement de la question palestinienne, en échange de sa normalisation avec Israël et de son accord avec les États Unis sur sa sécurité et le nucléaire. Rappelons que cette normalisation conditionnelle avait été proposée en 2002 par «L’initiative de paix arabe», à l’initiative de l’Arabie saoudite .

La «coalition» devra se poser la question de sa relation avec l’Iran, certes adversaire d’Israël et animateur de «l’axe de la résistance», mais grande puissance régionale forte de son influence sur plusieurs acteurs locaux (Hezbollah, Houthis, Djihad islamique, Hamas). Il faut préconiser à ce sujet plutôt une relation de dialogue «franc et nourri» qu’une confrontation. Il sera utile d’associer l’Iran aux travaux de la «coalition» en échange d’une évolution de sa vision antagoniste de la région et de son rapport à Israël. Car l’acceptation du principe des deux États, pour être viable et pacifique, ne doit pas être simplement le fait d’Israël et des Palestiniens mais également des acteurs environnants, dont l’Iran et le Hezbollah. Et cela passe par un certain ordre régional incluant l’Iran. 

Conclusions

  • La création de l’État palestinien

Si ces différentes bascules se produisaient, au mieux dans les deux ans à venir, elles faciliteraient l’ouverture d’un nouveau processus de résolution du conflit israélo-palestinien reposant sur le principe des deux États. 

L’ensemble des dossiers du futur État palestinien devra être traité dans un travail entre la «coalition» et les deux parties israélienne et palestinienne. Ces dossiers sont l’établissement des frontières et du territoire, le statut des colonies, la sécurité sur le Jourdain, la démilitarisation, Jérusalem, le droit de retour des réfugiés, la gestion de l’eau, les relations économiques de l’État palestinien. 

Il existe d’ores et déjà deux éléments de référence essentiels. Ce sont les travaux menés en parallèle aux Accords d’Oslo sur l’eau et l’économie. Et ce sont les documents de Taba, négociés entre ministres israéliens et représentants d’Arafat en janvier 2001, la déclaration commune publique et le «deposit» confidentiel. Les futurs paramètres de l’État palestinien y sont déjà tous présents. Il suffit de les reprendre. 

Le scénario serait donc le suivant. Après que les différentes bascules se soient produites, le processus de négociation entre la «coalition» et les deux protagonistes israélien et palestinien met en place les paramètres de l’État palestinien. Une fois l’État palestinien établi, les élections pourront avoir lieu pour la constitution des organes législatif et exécutif de l’Autorité palestinienne.

La sécurisation des rapports entre Israël et l’État palestinien devra être garantie et assurée par la «coalition».

  • Face à la radicalité religieuse du conflit, une initiative forte pour une action commune des acteurs religieux

A l’évidence, le conflit israélo-palestinien est pourvu aujourd’hui bien plus qu’hier d’une forte dimension religieuse. La crise des acteurs laïcs israéliens et palestiniens, la montée en puissance des acteurs religieux et des radicalisations religieuses, Hamas et partis ultra-nationalistes religieux israéliens, la «sacralisation» des territoires, font qu’il est essentiel qu’un message de paix, de fraternité, et de dialogue, condamnant fermement tout discours de haine et toute pratique enrôlant le religieux dans des actions de violence, soit exprimé par les leaders religieux locaux, juifs, musulmans, et chrétiens. Le Vatican, le Conseil œcuménique des Églises, l’imam al-Tayyeb, de grands rabbins européens et américains, devraient s’associer à ce message. 

Au-delà, il sera nécessaire de promouvoir une résolution «intégrale» du conflit par l’accompagnement de sociétés brisées par la haine. Un travail culturel, psychologique, approfondi devra être mené des deux côtés. Le dialogue interreligieux local entre les trois monothéismes aura dans cette perspective un rôle essentiel. 

  • Agir en faveur du respect du droit international

Il y a eu à l’évidence, dans cette guerre de Gaza, un non-respect du droit humanitaire, ainsi que l’accomplissement de crimes de guerre, tant par le Hamas que par Israël. Et il demeure des risques de génocide. Il convient de poser la question de ce non-respect du droit international, et notamment d’agir en faveur de la liberté d’action de la Cour pénale international. 

La France doit prendre l’initiative afin que ce scénario du «trou de souris» prévale. L’enjeu est ambitieux, mais il est à la hauteur de la crise ouverte le 7 octobre. 

  • La France est très bien placée pour prendre l’initiative d’un tel projet de paix et de sécurité 

La France a quatre atouts à faire valoir. Sa présence historique dans la région, son lien fort avec toutes les puissances de la région, sa relation privilégiée d’amitié et de solidarité avec Israël et le mouvement palestinien, sa relation de travail avec l’Amérique. Aucune autre puissance européenne ne dispose de ces atouts. Notamment, la France a toute la capacité d’agir et d’influer auprès de ses partenaires européens, américain, et arabes, pour qu’un groupe d’États de bonne volonté se forme au sein d’une «coalition» décidée à agir en faveur d’un processus de règlement d’un conflit séculaire qui a suffisamment duré. 

Jean-Paul Chagnollaud, président de l’iReMMO

Agnès Levallois, vice-présidente de l’iReMMO

Antoine Arjakovsky, codirecteur de recherche, Collège des Bernardins 

Michel Duclos, ancien ambassadeur de France, conseiller à l’Institut Montaigne 

Bernard Hourcade, directeur de recherche émérite au CNRS, iReMMO 

Jacques Huntzinger, ancien ambassadeur de France, Collège des Bernardins