Étrange et macabre arithmétique : les 108 morts de Houla semblent sortir la communauté internationale de sa torpeur alors qu’ils s’ajoutent à une série déjà tragique de milliers de personnes assassinées par le régime syrien, plus de 13 000 depuis le début de la révolte. On peut penser qu’il s’agit d’un tournant, peut-être décisif, dans cette guerre contre les civils, avant qu’elle ne bascule dans une guerre civile.
Les réactions internationales sont unanimes et beaucoup pressent d’agir immédiatement et concrètement. Pour la première fois et après avoir tergiversé quelques heures, la Russie a accepté de soutenir un texte (une simple déclaration, certes) qui ne met pas sur le même plan le régime et l’opposition. Les quinze membres du Conseil de sécurité de l’ONU ont, en effet, dénoncé «une série de bombardements par les tanks et l’artillerie gouvernementale contre un quartier résidentiel». Ils ont aussi exigé que Damas cesse d’utiliser des armes lourdes et retire ses forces des villes, conformément au plan de paix du médiateur de l’ONU et de la Ligue arabe.
Autre fait nouveau et capital : la réaction du président démissionnaire du Comité national syrien (CNS), Burhan Ghalioun, qui «appelle le peuple syrien à mener la bataille de la libération et de la dignité en comptant sur ses propres forces, sur les rebelles déployés à travers le pays et sur les brigades de l’Armée syrienne libre», si la communauté internationale ne se décide pas à intervenir sous le chapitre VII de la charte de l’ONU, permettant notamment l’usage de la force. Ce qui signifie que, pour lui, le plan Annan est dépassé puisqu’il n’a, en définitive, servi à rien sinon à faire croire que Bachar al-Assad acceptait des compromis avec la communauté internationale. Pour un homme comme Burhan Ghalioun qui, pendant si longtemps, a plaidé pour une révolte non-violente, ce pas doit être très douloureux même si, face à l’engrenage de la violence, les thèses pacifistes du CNS ont été progressivement remises en cause.
Quant à l’Armée syrienne libre (ASL), déjà impliquée depuis des mois dans le combat sur le terrain, elle vient de déclarer que le plan Annan «ira en enfer» si le Conseil de sécurité de l’ONU ne prend pas de décisions d’urgence pour protéger les civils. Cela veut dire que le fossé se creuse de manière abyssale entre les attentes de l’opposition et ce qu’essaie de faire le Conseil de sécurité. L’ONU en est encore à soutenir un plan qui, sur le fond, ne peut être accepté par ce régime. Car ce plan réclame non seulement la fin de la violence mais aussi le dialogue politique, l’acheminement de l’aide humanitaire, la fin des détentions arbitraires, la libre circulation pour les journalistes et la liberté pour les Syriens de manifester. Comment imaginer que Bachar puisse sérieusement appliquer de telles dispositions qui, à l’évidence, signeraient la fin de son régime. Ce qui est d’ailleurs sans doute toute l’habileté de la méthode de Kofi Annan. Sauf que… rien n’est mis en œuvre.
Alors, que faire entre une opposition qui réclame une intervention déterminante de l’ONU et un Conseil qui s’en tient à une exigence inapplicable face à un pouvoir dont le cynisme n’est plus à démontrer ? Première piste : dialoguer avec la Russie pour essayer de la convaincre d’infléchir sa position qui empêche toute initiative importante des Nations unies, notamment celles qui pourraient être menées sous l’égide du chapitre VII et fournir ainsi des moyens «robustes» pour faire appliquer le plan Annan. La visite ce jour de Vladimir Poutine à Paris sera certainement l’occasion d’aborder la question. Les chances de réussite sont sans doute assez faibles mais une telle posture serait certainement utile, surtout si d’autres Européens et bien entendu les Etats-Unis poussent dans le même sens. On peut même imaginer qu’entre Washington et Moscou, ce soit l’occasion de discuter d’autres dossiers majeurs ; une sorte de négociation globale qui permettrait peut-être plus facilement de trouver des compromis.
Mais, à côté de cette dimension incontournable compte tenu du poids de la Russie dans cette affaire, il ne faut pas sous-estimer une autre difficulté lourde de conséquences : les divisions de l’opposition syrienne. Pour tenter de les dépasser, une des pistes possibles pour la diplomatie européenne, et en tout cas française, serait de renforcer les liens politiques avec elle dans la perspective de sa reconnaissance officielle le moment venu. Cela pourrait commencer par une initiative discrète consistant à la soutenir dans ses démarches, jusque-là infructueuses, de trouver les termes d’une plateforme politique commune au moins pour une phase de transition.
On pourrait imaginer que des émissaires discrets sollicitent des facilitateurs crédibles et respectés susceptibles de parler aux opposants syriens pour leur proposer d’aider au dialogue entre eux. Il s’agirait alors de réunir les responsables du CNS, des comités de coordination, de l’ASL, du Comité national pour le changement démocratique (CNCD), ainsi que quelques personnalités indépendantes. Sans que cela puisse apparaître comme une ingérence extérieure qui serait évidemment aussitôt rejetée, le Quai d’Orsay pourrait mener à bien ou suggérer à des institutions indépendantes, comme cela s’est fait ailleurs à d’autres moments, une démarche qui aurait le mérite d’essayer de dégager une alternative politique crédible sans laquelle les efforts diplomatiques risquent de s’enliser davantage encore.
Dans Libération,
Mai 2012
Jean-Paul Chagnollaud
Professeur des universités