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La genèse du communisme dans le monde arabe (1917-1928)

L’histoire du communisme dans le monde arabe plonge ses racines dans la décennie qui va de la révolution russe de 1917 à la fin des années 1920. Étudier la «genèse» du communisme arabe, c’est tenter d’analyser d’abord une relation, ou plutôt une triangulation, qui est celle entre le Comintern, la Russie néo-soviétique et les premiers noyaux militants qui se sont formés dans les pays arabes à l’aube de la dissolution de l’Empire ottoman. En effet, il y a des nombreux facteurs, subjectifs et objectifs, internes et externes, qui ont conduit à l’émergence des premiers partis communistes arabes, et en premier lieu le rôle clé du Comintern. Nous allons voir pourquoi.

La trahison de l'Occident et l'écho de la révolution d’octobre dans le monde arabe

La révolution bolchevique de 1917 a trouvé un large écho dans les pays arabes, et dès 1916, la popularité de Lénine et de Trotsky a grimpé en flèche après qu’ils ont décidé de dénoncer l’accord Sykes-Picot-Sazanoff[1], qui partageait les provinces arabes de l’Empire ottoman entre la France et la Grande-Bretagne et promettait Istanbul aux Russes. Ensuite, après la révolution, le gouvernement bolchevique a publié des accords secrets tirés des archives du ministère des affaires étrangères de la Russie impériale, démasquant la diplomatie sournoise des pays occidentaux à l’égard des pays musulmans. En bref, la nouvelle hypothèse de la Russie bolchevique a gagné du terrain là où les puissances coloniales en perdaient progressivement.

Un autre élément central pour la fortune des idées communistes dans la région arabe est l’apport théorique de Lénine sur la révolution des pays coloniaux. En effet, Lénine est allé au-delà de la lecture traditionnelle de Marx et Engels, qui ne s’étaient pas vraiment attardés dans leurs œuvres sur la question de la libération des peuples colonisés[2]. Selon le schéma de Tareq Y. Ismael[3], cinq des thèses de Lénine ont transformé le mouvement communiste arabe, en première lieu la notion d’impérialisme comme stade final du capitalisme (1916), qui est restée une pierre angulaire de l’idéologie marxiste-léniniste dans l’ensemble du monde arabe.

La Russie soviétique nouvellement née a tenté de mettre en pratique l’apport théorique de Lénine, et s’est dès le début fixé pour objectif de soutenir les révolutions anticoloniales des peuples musulmans et leur droit à l’autodétermination. En décembre 1917, Lénine a signé un appel à tous les travailleurs musulmans de Russie et d’Orient, déclarant que «les Arabes, ainsi que tous les musulmans, avaient le droit d’être maîtres de leur pays et de décider de leur propre destin comme ils l’entendaient», et a annulé tous les traités qui liaient la Perse et la Turquie à l’ancien système impérial des tzars. Par la suite, en 1918, le gouvernement soviétique crée un Commissariat aux affaires musulmanes, un Département de propagande internationale pour les peuples orientaux et, en novembre, un Bureau central des organisations communistes musulmanes.

1920: les communistes regardent à l'Est

Le 1920 marque un tournant décisif pour le débat sur l’organisation du mouvement communiste dans les pays non capitalistes. Le deuxième congrès du Comintern se tient et une résolution appelant à la création de partis communistes dans le monde musulman est rédigée. C’est dans le cadre de ces débats que Lénine et Zinoviev[4] explicitent l’idée de la possibilité de contourner le stade de développement capitaliste pour que les pays coloniaux non industrialisés accèdent à un processus révolutionnaire.

Entre-temps, en 1920, la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan a été déclarée après l’invasion de l’Armée rouge, tandis que le contexte international de l’après-guerre témoignait de l’échec du communisme européen. Dans ce contexte, la révolution à l’Est semblait être la seule opportunité de répandre la révolution[5].

Pour préparer cette révolution, qui était avant tout une révolution anticoloniale, le Comintern a décidé d’organiser le premier congrès des peuples d’Orient, en septembre 1920. Le Congrès s’est tenu à Bakou, accueillant 1891 délégués venus de toute l’Asie. En cette occasion, le caractère nationaliste et religieux enraciné dans le peuple et les militants musulmans émergea dans toute sa force[6], mais à la fois communistes et nationalistes ont tenté de trouver des points de contact : Zinoviev a appelé dans son discours d’ouverture à une « guerre sainte » contre l’Empire britannique et, sans cacher la priorité des objectifs révolutionnaires et de classe de la conférence, a déclaré l’engagement des communistes en faveur de la révolution anticoloniale à l’Est.

La formation des partis communistes

Lorsque, comme indiqué ci-dessous, le deuxième congrès de Moscou adopte une résolution appelant à la création de partis communistes dans l’ensemble du monde musulman, en l’espace d’un an, à partir de 1921, les premières cellules du parti sont formées. Le Parti Communiste Égyptien (PCE) est fondé en 1920, le groupe Spartacus est formé à Beyrouth en 1921; le Parti Communiste Palestinien (PKP) est créé en 1923 et est officiellement reconnu par la Comintern en 1924; au Maghreb, en 1919, des partis communistes ont vu le jour dans le prolongement du Parti Communiste Français; en 1924, le Parti communiste syrien et libanais (PCLS) a été créé et reconnu par la Comintern en 1928; le Parti communiste irakien (PCI) a été créé en 1934.

Inévitablement la première diffusion des idées socialistes et communistes – qui avait commencé dès le début du 20e siècle – était strictement liée à la connaissance des langues européennes. C’est pourquoi la première diffusion de ces idées a concerné les communautés européennes dans les pays arabes et les communautés de non-musulmans qui, pour des raisons historiques et religieuses, parlaient ces langues : les coptes chrétiens en Égypte, les maronites au Liban, les assyro-chaldéens en Mésopotamie, les arméniens en Anatolie et dans toute la région, et enfin les juifs, qui avaient des liens établis de longue date avec les puissances occidentales. Pour cette raison à partir de 1928 le Comintern a demandé aux dirigeants des partis communistes arabes, notamment palestiniens et syriens, d’«arabiser» leurs partis.

Entre nationalisme et communisme

Le principal débat dans les rangs de la Comintern concernant la révolution en Orient et dans le monde arabe tournait autour de la relation avec les mouvements nationalistes. En 1920, lors du deuxième congrès de la Comintern, le sujet principal était la discussion sur la nécessité ou non de construire un front commun entre le prolétariat et la bourgeoisie nationale. Les deux pôles de la discussion étaient Lénine et N. Roy[7]: le premier soutenait l’idée d’une alliance tactique avec les sections « nationales révolutionnaires » de la bourgeoisie nationale, le second, qui avait l’expérience de la duplicité de la bourgeoisie nationale indienne, pensait que cette collaboration serait la recette du désastre. Le communiste persian Sultan Zadeh[8] a alors trouvé une solution de compromis:

«The Communist International must enter into a temporary alliance with bourgeois democracy in the colonial and backward countries, but should not merge with it, and should under all circumstances uphold the independence of the proletarian movement even if it is in its most embryonic form.»[9]

Cette ligne politique a été défendue lors du congrès de Bakou, et encore en occasion du congrès de formation de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale en 1917[10], mais s’est arrêtée en 1928, avec le VI Congrès du Comintern. En effet, l’expérience amère des communistes chinois avec le Kuomintang[11] a conduit le Comintern à modifier sa position concernant la tactique du «front commun» et à la remplacer par une tactique classe contre classe.

Mais le jeu ne s’arrête pas là et le débat sur le nationalisme continue d’évoluer. Au cours des années 1920, mais aussi après, l’alliance temporaire avec les forces nationales a permis aux communistes de jouer un rôle actif dans la lutte anticoloniale pour l’indépendance, mais en même temps les communistes ont souvent été entravés et réprimés par les forces mêmes qu’ils avaient soutenues, comme ce fut le cas en Égypte d’abord avec le Wafd[12], puis avec Nasser:

«Toute l’histoire du Wafd après 1919 est l’histoire de sa lutte contre les ouvriers et les paysans révolutionnaires et les travailleurs en général.»[13]

En conclusion

La phase qui couvre toute la décennie des années 1920, a été sans doute cruciale pour donner forme et méthode à ces premiers noyaux communistes, qui allaient poursuivre leur activité dans les décennies suivantes, même lorsque les principales références internationales, au premier rang desquelles le Comintern et l’URSS, auraient disparu (dans le premier cas, en 1943) ou auraient perdu leur crédibilité aux yeux d’une grande partie du monde arabe (dans le second).

Comme nous l’avons vu, l’élan de la révolution de 1917, qui s’est déroulée dans un pays qui n’était pas un pays « capitaliste avancé » comme la Russie, a eu la force de se répercuter dans cette région méditerranéenne vaste et variée, encore largement rurale et pleine de ressentiment face aux trahisons amères des puissances occidentales à la fin de la première guerre mondiale. Dans le même temps, l’échec des tentatives révolutionnaires au cœur de l’Europe, en particulier en Allemagne, mais aussi en Italie après « les deux années rouges » de 1919-1920, avait convaincu les cadres révolutionnaires russes et de la Troisième Internationale naissante de tourner leur attention vers l’Est. Par ailleurs, la présence d’Européens ou de minorités parlant des langues européennes constituait également une conditio sine qua non pour la diffusion de la pensée communiste dans les pays arabes, qui s’enrichira de nouveaux éléments théoriques au contact de la société musulmane, comme c’est le cas avec le «sultangalievisme».[14]

La combinaison de ces facteurs a permis ce que l’on peut appeler la genèse du communisme dans le monde arabe, l’un des nombreux défis pour les communistes de réaliser le «rêve d’un parti mondial de la révolution».[15]

de Caterina Labardi

Notes

[1] Traité secret signé par la Grande-Bretagne et la France qui définissait les zones d’influence au Moyen-Orient après la défaite ottomane. Il réfute en fait l’accord Husain-McMahon de 1915, par lequel les puissances de l’Entente avaient promis au chérif de La Mecque l’indépendance de toute la région arabe après la fin de la guerre en échange d’une aide contre l’Empire ottoman.

[2] Note de l’auteur : Bien que le rôle fondamental de Lénine dans l’élaboration du discours soit incontesté, il est intéressant d’examiner les études marxistes récentes réalisées depuis l’édition historico-critique Mega2, qui remettent en question la vision d’un Marx « orientaliste » et «eurocentrique», en se concentrant sur l’étude de certains de ses travaux marginaux, tels que les écrits sur l’Inde, la Russie et la Chine. Cf. «Marx at the Margins. On Nationalism, Ethnicity, and Non-Western societies», K. B, Anderson.

[3] “The heritage of Arab communist parties”, cap. 1 in The Communist Movement in the Arab World, Tareq Y. Ismael.

[4] Grigorij Evseevič Zinov’ev (1883-1936), président du Comintern.

[5] Johan Frazén, Communism in the Arab World and Iran, cit, pp. 550-551.

[6] À cet égard, il est intéressant de se pencher sur la parabole de l’activité politique du révolutionnaire Mirsaid Sultan Galiev (1892-1940), un jeune bolchevik tatar qui a fondé le parti communiste musulman et théorisé l’idée d’un communisme national musulman, devenant une source d’inspiration pour la lutte en Indonésie, en Inde et au Vietnam.

[7] Manabendra Nath Roy (1887-1954), révolutionnaire, philosophe et théoricien politique indien. Il a contribué à la fondation le Parti communiste mexicain et le Parti communiste indien.

[8] Révolutionnaire et économiste, il a été l’un des fondateurs du Parti Communiste Iranien, même si, en 1923, il a été exclu de la direction du parti et est parti vivre en Union soviétique.

[9] Trad: «L’Internationale communiste doit conclure une alliance temporaire avec la démocratie bourgeoise dans les pays coloniaux et arriérés, mais ne doit pas fusionner avec elle, et doit en toutes circonstances défendre».

[10] Organisation affiliée à l’Internationale communiste, qui vise à organiser un mouvement anti-impérialiste de masse à l’échelle mondiale. C’est fondée à Bruxelles en 1927 et dissoute en 1936.

[11] Parti nationaliste chinois qui, en 1927, a mené une guerre civile contre le parti communiste chinois, finalement remportée par ce dernier en 1950.

[12] Le parti Wafd était un parti nationaliste, le plus influent d’Égypte pendant une période allant de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’aux années 1930.

[13] Parti communiste égyptien, 1931.

[14] Voir note 6.

[15] Paraphrasant le titre du livre de Serge Wolikow: «L’Internationale Communiste (1919-1943). Le Komintern ou le rêve déçu du parti mondiale de la révolution», Ivry-sur-Seine, 2010.

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