Depuis le début de la révolution syrienne en mars 2011, le conflit n’a cessé de se transformer en un engrenage de violence, marqué par des attaques répétées contre la population civile. Alors que le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme estimait en 2022 que 300000 civils avaient péri, l’Observatoire syrien des droits de l’homme porte ce bilan à plus de 500000. Au-delà des chiffres, le conflit syrien a généré des millions de déplacés, et poussé autant de Syriens à s’exiler. La question du droit des victimes reste aujourd’hui un enjeu crucial pour une population qui réclame justice et reconnaissance de ses souffrances.
Une révolution devenue guerre civile
Le soulèvement syrien s’inscrit dans le contexte des Printemps arabes, lorsque la population s’est révoltée contre le régime d’Assad, cherchant démocratie et justice. Depuis la prise de pouvoir par Hafez al-Assad en 1970 et la consolidation de son règne autoritaire, le pays a été marqué par une répression violente de toute dissidence. Ce climat a débouché sur une révolution, vite réprimée et qualifiée de «guerre civile», et une Syrie fragmentée en zones contrôlées par divers belligérants. La population civile a ainsi été piégée entre les bombardements et les atrocités, où l’ampleur des destructions et des pertes humaines soulève une question: comment assurer aux victimes une reconnaissance de leurs préjudices?
Le rôle du droit dans la reconnaissance des victimes
Dès le début des violences, le régime syrien a cherché à dissimuler ses exactions en «engloutissant les vérités sous les complots et les obus». Pourtant, grâce aux efforts des acteurs de la révolution et à l’influence des médias sociaux, une documentation précise des atrocités a permis de dévoiler au monde entier l’ampleur des souffrances infligées. Internet, devenu l’outil privilégié des militants, a ainsi permis une circulation massive d’images et de vidéos des exactions. À ce sujet, le politologue Ziad Majed observe: «Il n’existe aucun précédent de guerre, de révolution ou de massacre aussi scruté en direct par des millions de films et d’images». En dépit des tentatives d’étouffement, les militants syriens ont mobilisé des preuves, comme en témoigne le réalisateur Saeed Al Batal: «Quand tu tournes en zone de guerre, la caméra est ton bouclier».
En 2012, le Conseil de sécurité des Nations Unies a tenté d’établir une mission de supervision en Syrie, la MISNUS, afin de documenter les violations de droits. Cependant, l’accès des observateurs a été continuellement entravé par le régime syrien, rendant la mission quasi inefficace jusqu’à sa clôture quelques mois plus tard. L’émissaire spécial Kofi Annan a conclu que «sans soutien du Conseil de sécurité, rien ne peut être accompli en Syrie», pointant le blocage russe et chinois dans toute démarche de justice internationale.
Les mécanismes de justice: entre échecs et nouvelles approches
Le droit pénal international a de fait échoué à apporter justice aux victimes syriennes. La Cour pénale internationale (CPI) ne peut intervenir que si le pays en question est partie prenante de son statut, ou par mandat du Conseil de sécurité. Or, la Syrie n’ayant jamais ratifié le Statut de Rome, la CPI ne peut agir qu’avec l’appui d’une résolution du Conseil de sécurité, qui a été bloquée à maintes reprises par la Russie et la Chine, alliés de Bachar al-Assad. Devant cet échec de la justice internationale, des solutions alternatives se sont dessinées, en particulier avec la création, en 2016, du «Mécanisme international, impartial et indépendant» (IIIM), pour faciliter les enquêtes sur les violations des droits en Syrie. Ce mécanisme réunit des preuves et élabore des dossiers pour un éventuel jugement au niveau régional ou international.
En parallèle, la compétence universelle, qui permet de juger des crimes même s’ils sont commis à l’étranger, a offert une autre voie pour la justice. Ce principe a permis en 2017 la première condamnation d’un ancien soldat syrien en Suède pour crime de guerre. D’autres États comme l’Allemagne se sont également saisis de la compétence universelle, permettant l’arrestation et la condamnation d’ex-officiers syriens. En 2021, Eyad Al-Gharib a été condamné en Allemagne à quatre ans et demi de prison pour complicité de crime contre l’humanité, suivi par le colonel Anwar Raslan, condamné à la réclusion à perpétuité en 2022 pour son rôle dans la torture et la mort de dizaines de détenus.
Les réfugiés syriens et l’asile: une reconnaissance du statut de victime
Le droit d’asile constitue un autre aspect important de la reconnaissance des souffrances des victimes. L’octroi du statut de réfugié politique permet de reconnaître les Syriens comme des individus persécutés, dotés d’une dignité et de droits essentiels. Les conventions internationales, comme celle de Genève de 1951, garantissent le droit d’asile aux personnes fuyant des persécutions pour des raisons politiques, religieuses ou sociales. En Europe, la Suède a été le premier pays à offrir l’asile systématique aux Syriens, et d’autres pays comme la France et l’Allemagne accordent aussi ce droit aux personnes persécutées.
Mais cette reconnaissance diffère dans les pays voisins comme la Turquie, le Liban ou la Jordanie, où les réfugiés syriens subissent une pression économique et sociale considérable. La Turquie, qui accueille plus de trois millions de réfugiés, commence une politique de normalisation avec le régime syrien, tandis que le Liban a mis en place des mesures visant à inciter les réfugiés au retour, en dépit des risques qu’ils encourent en Syrie. Amnesty International a dénoncé ces pratiques, signalant que «les autorités libanaises exposent sciemment les réfugiés syriens à des abus en les renvoyant dans un pays où leur vie est menacée».
Les acteurs de la société civile: moteurs de justice et de mobilisation
Face aux insuffisances des États et des institutions internationales, des ONG et militants syriens ont pris l’initiative de rassembler des preuves et de porter la voix des victimes sur la scène internationale. Des organisations comme Syrian Center for Media and Freedom, Syrian Archive et Commission for International Justice and Accountability ont recueilli des preuves de crimes, parfois au péril de leur vie. Leurs travaux sont soutenus par des activistes syriens, souvent exilés, comme le Centre syrien d’études et de recherches juridiques dirigé par Anwar Al-Bunni, qui traque les criminels de guerre ayant quitté la Syrie.
Cette «mise en réseau» d’activistes permet de maintenir l’attention du public sur le conflit syrien, contribuant ainsi à définir les crimes commis comme des problèmes publics. Comme l’a formulé le sociologue Howard Becker, ces acteurs agissent comme des «entrepreneurs de morale», œuvrant à l’élaboration de normes et dénonçant les violations des droits humains. La Loi César, adoptée par le Congrès américain en 2019 pour sanctionner les responsables syriens, illustre cette mise en lumière des crimes du régime Assad et la pression exercée sur la communauté internationale pour agir.
La justice, un facteur de réconciliation et de paix durable
Pour les Syriens, la reconnaissance des souffrances passe aussi par la justice et la réparation des préjudices subis. Olivier Corten, juriste, rappelle que «la réalité sociale se reflète dans le droit, qui recouvre des normes ayant des répercussions dans la société». La reconnaissance légale des crimes commis en Syrie permet d’en faire des vérités officielles et de rendre hommage aux victimes. Comme l’a exprimé Anwar Al-Bunni lors du procès d’Anwar Raslan: «Si les rapports d’ONG peuvent être ignorés, les faits reconnus par une cour de justice sont incontestables.» La justice donne ainsi un sens à la souffrance et permet aux victimes de trouver un certain apaisement.
Néanmoins, la mise en œuvre de la compétence universelle dans des tribunaux étrangers est soumise aux contraintes des législations nationales. Par exemple, en France, les crimes contre l’humanité ne peuvent être poursuivis que s’ils sont également punis dans le pays où ils ont été commis, ce qui limite la poursuite des criminels syriens.
Conclusion: entre espoir et incertitudes
La quête de justice pour les Syriens reste un parcours complexe, marqué par des avancées symboliques mais aussi des blocages politiques. Tant que la Russie et la Chine maintiendront leur veto au Conseil de sécurité, un jugement direct de Bachar al-Assad devant la CPI semble improbable. Cependant, le travail inlassable des activistes et des ONG témoigne d’un espoir persistant de rendre.
Bibliographie
Ouvrages
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Rapports/Résolutions de l’ONU
Résolution 2043 du Conseil de Sécurité des Nations Unies a adopté la résolution adoptée le 21 avril 2012 permettant le déploiement de la «Mission de supervision des Nations unies en Syrie» (MISNUS).
Résolution S-17/1 du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies adoptée le 23 août 2011 créant la «Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne» https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/CoISyria/ResS17_1.pdf
Résolution A-71/248 de l’Assemblée générale des Nations Unies du 21 décembre 2016 créant le «Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie» https://undocs.org/fr/A/RES/71/248
Rapport de la «Commission Pinherio» publié le 21 janvier 2021 https://undocs.org/fr/A/HRC/46/54
Textes législatifs
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Countering Assad’s Proliferation Trafficking And Garnering Of Narcotics Act, ou «Loi CAPTAGON» Congrès Américain, H. R. 6265
LOI n°2022-1054 du 29 juillet 2022 autorisant l’approbation de la convention de coopération judiciaire internationale entre le Gouvernement de la République française et l’Organisation des Nations unies, représentée par le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie
Presse
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«Amnesty International dénonce les « retours volontaires » de réfugiés syriens». Ici Beyrouth et AFP. 14 octobres 2022.
Films / Documentaires
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