A la fin de l’année 2017, des images insoutenables d’hommes vendus comme de simples marchandises en Libye faisaient le tour du monde. L’heure était à l’indignation et aux promesses que des mesures seraient prises pour protéger ces réfugiés et ces migrants d’un système criminel organisé d’abus et d’exploitation. Images furtives, l’heure s’est écoulée, laissant la place à une nouvelle indignation, faisant oublier les promesses pourtant faites.
Quatre années plus tard rien ne semble pourtant avoir changé. Réfugiés et migrants continuent d’être pris au piège d’un cycle de violence et d’abus indicibles.
Ces actes ne sont pas isolés, attribuables à des bandes de voyous : ils s’inscrivent dans un système caractérisé par des opérations dangereuses en mer, suivi par un transfert systématique vers des centres de détention où les migrants et réfugiés sont retenus pour une période indéterminée, soumis à des conditions intolérables
Ceci n’est pas inconnu des Etats. Au-delà des rapports de nombreuses organisations non gouvernementales, le dernier Rapport de la Mission d’établissement des faits des Nations unies en Libye, organisation intergouvernementale, rendu public le 29 novembre 2021 (A/HRC/48/83) est sans équivoque. Il met en exergue la mécanique, souvent mortifère, entre les interceptions en mer par les garde-côtes libyens, le désembarquement des migrants et réfugiés en Libye, leur transfert dans des centres de détention, leurs conditions de détention, le rançonnage et le rôle des autorités étatiques et de milices.
La Mission onusienne établit clairement que la commission d’actes criminels – torture notamment par chocs électriques, viols, prostitutions forcées entre autres – dure depuis longtemps et à très grand échelle. Depuis 2016, près de 87 000 migrants auraient été interceptés par les garde-côtes libyens. Ils seraient au moment de la publication du rapport près de 7000 à être détenus dans les centres du Department for Combatting Illegal Migration, parmi lesquels un pourcentage important d’enfants, détenus avec des adultes (paragraphe 59). Ces actes ne sont pas isolés, attribuables à des bandes de voyous : ils s’inscrivent dans un système caractérisé par des opérations dangereuses en mer, suivi par un transfert systématique vers des centres de détention où les migrants et réfugiés sont retenus pour une période indéterminée, soumis à des conditions intolérables causant des souffrances et les poussant à utiliser tous les moyens pour échapper, y compris en payant des sommes importantes d’argent (par. 59). Ces actes, en raison de leur caractère systématique et généralisé, sont qualifiés par la Mission de crimes contre l’humanité.
L’Etat libyen est défaillant et encourage ces abus. Les autorités sont alertées régulièrement de la nature systématique et généralisée des interceptions imprudentes en mer, des abus dans les centres (par.60). Au lieu d’enquêter et de réformer ces pratiques, les autorités libyennes ont persisté tant dans les interceptions que la détention de migrants et réfugiés. La Mission onusienne voit dans cette absence de poursuites des crimes commis à l’encontre de ces migrants et réfugiés une preuve d’une politique étatique encourageant la dissuasion des traversées maritimes, l’extorsion des migrants et réfugiés détenus et la soumission à des violences et discrimination. Les milices, certaines gérant ces centres de détention, les réseaux criminels, les trafiquants et les passeurs contribuent à la mise en œuvre de cette politique (par. 60)
Si l’objectif est l’amélioration des conditions d’accueil et du retour volontaire des migrants, il n’est qu’illusoire.
Pourtant c’est bien avec ce même Etat et en connaissance de ces pratiques, qualifiées de crimes contre l’humanité, que l’Union Européenne persiste dans sa politique migratoire tendant à réduire les arrivées irrégulières le long de la route de la Méditerranée centrale et à lutter contre les passeurs. A partir de 2017, l’UE s’est alors engagée à renforcer sa coopération avec la Libye (voir notamment Déclaration de Malte du 3/2/2017) ce qui s’est traduit par le renforcement du soutien en faveur des garde-côtes libyens tout en s’engageant à favoriser des conditions d’accueil humaines et le retour volontaires de migrants bloqués en Libye vers leur pays d’origine (voir Conseil européen, 28-29 juin 2018). L’UE déclare avoir mobilisé jusqu’à présent 408 millions d’euros au titre du fond fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique pour financer des programmes «destinés à trouver des solutions aux problèmes constatés en Libye».
Si l’objectif du soutien aux garde-côtes libyens (formation, équipement) tend à améliorer la sécurité dans les eaux territoriales libyennes et à sauver des vies en mer, les conclusions de la Mission d’établissement des faits des Nations unies ne peuvent que jeter un doute sérieux sur la réalisation de cet objectif, voir à se questionner sur la complicité de l’UE dans la persistance d’un système criminel.
Si l’objectif est de dissuader les migrants et réfugiés d’emprunter cette voie ainsi que de dissuader les ONG d’apporter secours en mer en les menaçant de poursuites pour aide à l’immigration illégale, on ne peut que constater que nombreux sont ceux qui préfèrent risquer leur vie en mer que de rester dans cet enfer libyen.
Si l’objectif est l’amélioration des conditions d’accueil et du retour volontaire des migrants, il n’est qu’illusoire. Outres les conclusions de la Mission d’établissement des faits relatifs aux sévices systématiquement subis par les migrants et réfugiés, les organisations internationales qu’il s’agisse du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies ou de l’OIM, n’ont pas la capacité de remplir pleinement leur mandat en raison de la pauvreté des moyens déployés, leurs accès limités aux centres de détentions et à certaines zones. S’en suit en conséquence un cynisme insupportable protéger les plus vulnérables …. parmi les vulnérables … Pour satisfaire les Etats, éviter la «vague de migrants», on rogne sur le droit d’asile, accepté par les Etats signataires à la Convention de Genève de 1951, et sur le droit au retour dans son pays d’origine.
Demander à la Libye de respecter les droits de l’homme fondamentaux ne peut dédouaner l’Europe de ses responsabilités, elle doit s’assurer du respect par la Libye de ses engagements. Dans les conditions actuelles, la Commission européenne devrait à tout le moins suspendre son soutien matériel et sa coopération en matière de migration et de contrôle des frontières avec les autorités libyennes. La Libye, en l’état, ne peut être considérée comme un lieu sûr de débarquement au sens de la Convention sur la recherche et le sauvetage maritime (1979).
Alors que la France s’apprête à prendre la présidence de l’Union Européenne et décline ses premières lignes en matière migratoire, alors que la communauté internationale continue d’espérer la tenue d’élections en Libye, prévues en décembre 2021, voilà que se dessine un nouveau momentum qu’il faut saisir pour rechercher des alternatives viables pour apporter protection et assistance médicale et humanitaire à ces corps meurtris, à ces âmes en sursis, pour préserver des milliers de vies humaines.
Tragédie de masse, le nombre inconcevable des victimes de ce système occulte leur individualité. Pourtant derrière les discours et les politiques froids et désincarnés, ce sont bien des femmes, des hommes, des enfants avec un nom, un passé, une vie, des proches qui espèrent encore leur retour. La Méditerranée n’est pas seulement un cimetière, c’est une fosse commune à ciel ouvert.
Il est temps de reconnaitre l’échec de ces politiques migratoires et de s’atteler à rechercher d’autres solutions, celles qui préservent la vie humaine et empêchent ce que le Pape Francois à récemment qualifié de « naufrage de civilisation »