En ces temps de régression populiste et nationaliste un peu partout dans le monde, le gouvernement et le parlement d’Israël ont frappé très fort avec l’adoption, en juillet 2018, d’une loi fondamentale consacrant l’Etat d’Israël comme l’Etat-nation du peuple juif.

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Pour son principal inspirateur, Benyamin Netanyahu, «c’est un moment décisif dans les annales du sionisme et de l’histoire de l’Etat». Et il a raison. C’est bien un tournant dans l’histoire du pays. Un tournant dans lequel le pouvoir en place composé des partis de droite et d’extrême droite  nationalistes et religieux constitutionnalise le caractère juif de l’Etat. Son rapporteur, Avi Dichter (Likoud), a été très clair : «Israël est l’Etat de tous ses citoyens individuels, (mais) ce n’est pas et ne sera pas l’Etat-nation d’une minorité qui y habite… L’Etat d’Israël est le foyer national juif dans lequel celui-ci réalise ses aspirations à l’autodétermination selon ses traditions culturelles et historiques. Il s’agit d’un droit que ce projet de loi donne au seul peuple juif». Formules qu’on retrouve dès l’article 1 de la loi : «Le droit d’exercer l’autodétermination nationale dans l’Etat d’Israël est propre au peuple juif».

Les citoyens israéliens arabes (1,8 million sur une population israélienne de 8,8 millions en 2018)) et druzes (130.000) sont donc de jure exclus de l’essentiel de la citoyenneté, c’est-à-dire de leur participation à la souveraineté indissociable des fondements même d’une démocratie puisque cette prérogative est réservée au seul peuple juif. Dans le prolongement de cette discrimination structurelle, la langue arabe jusque-là considérée comme officielle, au même titre que l’hébreu, est rétrogradée au rang d’un vague «statut spécial» en des termes d’alleurs assez confus (article 4) : «La langue de l’Etat est l’hébreu. La langue arabe a un statut spécial dans l’Etat… Cette disposition ne porte pas atteinte au statut acccordé à la langue arabe avant que cette loi n’entre en application»….

 

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Les députés arabes de la Knesset n’ont pas eu de mots assez durs pour critiquer cette législation. Ayman Odeh a dénoncé «une loi d’apartheid, raciste et ultranationaliste qui ne peut effacer le fait que deux nations vivent ici», tandis que Ahmad Tibi annonçait «avec stupéfaction et tristesse la mort de la démocratie ». La communauté druze se sent aussi marginalisée alors que ses membres servent dans les rangs de l’armée israélienne. Ses représentants ont donc aussitôt lancé une vigoureuse campagne de protestation.

L’opposition à cette loi va bien au-delà des réactions des minorités d’autant qu’elle n’a été adoptée que par 62 voix contre 55 (sur les 120 membres de la Knesset). Le chef de l’Etat lui-même, Reuven Rivlin (Likoud), l’a également contestée en estimant «qu’Israël ne devait pas s’éloigner des principes de la Déclaration d’indépendance du pays». Un député du Likoud, Benny Begin, a exprimé de vives réserves et s’est abstenu au moment du vote. Pour lui, «un patriotisme qui n’est pas associé aux droits de l’homme dégénère en nationalisme». Le leader travailliste à la Knesset, Isaac Herzog, s’est dit «attristé que le principe d’égalité, qui a représenté un acquis inestimable dans la défense de la bonne réputation d’Israël, a disparu de cette loi».

Dans la société civile, beaucoup sont aussi vent debout contre ce texte. De nombreux intellectuels dont Amos Oz, David Grossman et A.B. Yehoshua ont publié une lettre ouverte au Premier ministre exigeant «l’abolition immédiate de la loi de l’État-nation qui crée un fossé entre la société israélienne et le judaïsme américain, discrimine les Arabes, les Druzes et les Bédouins, et sape la coexistence de la majorité juive en Israël avec ses minorités».

 

Le débat récurrent et évidemment essentiel sur les conditions permettant à Israël d’être à la fois un Etat juif et démocratique est clos par ce texte. Quoi qu’en dise encore Benyamin Nétanyahu, le caractère juif de l’Etat l’emporte constitutionnellement sur son caractère démocratique. Et, comme l’a rappelé Reuven Rivlin, il est en conradiction avec la Déclaration d’indépendance du 14 mai 1948 qui stipule que : « L’Etat d’Israël sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture …». Cette loi de juillet 2018 est aussi en rupture avec les deux lois fondamentales sur les droits de l’homme adoptées en 1992 et intégrées au corpus constitutionnel. Ces contradictions devront, un jour, être traitées par la Cour suprême d’Israël.

 

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Ce texte est aussi crucial pour le conflit israélo-palestinien puisqu’il consacre des positions sur Jérusalem et les colonies en totale contradiction avec le droit international encore confirmé par la résolution 2334 adoptée par le Conseil de sécurité en décembre 2016.Il réitère l’affirmation selon laquelle «Jérusalem, entière et réunifiée, est la capitale d’Israël». Comme on le sait, en juillet 1980, Israël a annexé la partie Est de la ville alors qu’elle est un territoire occupé comme l’a rappelé le Conseil de sécurité dans sa résolution 478 du 20 août 1980 : «l’acquisition de territoires par la force est inadmissible…. (il) censure dans les termes les plus énergiques l’adoption par Israël de la loi fondamentale sur Jérusalem …». Cette posture n’est évidemment pas nouvelle mais il est clair que le gouvernement Nétanyahu s’est senti considérablement renforcé par la décision de Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël et d’y transférer l’ambassade des Etats-Unis, ce qu’aucun Etat n’avait fait jusque-là.

L’autre point de la loi affectant gravement la question palestinienne concerne les colonies. Le texte stipule en effet que : «L’Etat considère le développement des colonies juives comme une valeur nationale et agira pour encourager et promouvoir leur création et leur renforcement».  Par cette déclaration intégrée à un texte constitutionnel, la colonisation, critiquée en Israël même et absolument contraire à la légalité internationale, est érigée en une «valeur» constitutive de l’identité de l’Etat. Cela traduit et renforce tout à la fois la détermination des partis de droite et d’extrême droite à poursuivre encore et encore un processus qui a permis, à ce jour, à plus de 600.000 Israéliens de s’installer dans le territoire palestinien occupé en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. En définitive, ce texte démontre, notamment à tous ceux qui ne voulaient pas l’admettre, que ce gouvernement ne veut en aucun cas d’une solution négociée. Et encore moins d’un Etat palestinien. La seule réalité qui compte pour lui est le rapport de force et, sur cette base, la prochaine séquence sera l’annexion d’une partie de la Cisjordanie.

Cette loi fondamentale est donc bien une texte majeur qui vient parachever une évolution politique et législative déjà ancienne marquée du sceau d’un nationalisme ancré dans une conception ethniciste de l’Etat-nation et arcbouté sur l’ivresse de puissance que lui confère la force de son armée. Comme tout nationalisme de cette nature, il se déploie aussi dans la quête de nouveaux territoires revendiqués comme les siens. Ce texte dévoile donc l’Etat d’Israël tel qu’il est aujourd’hui sous la férule des droites :  un Etat nationaliste et colonial qui déploie de multiples formes de discriminations structurelles en Israël même à l’encontre des minorités et, dans le territoire occupé, à l’encontre des Palestiniens. Ces discriminations forment un système qui a un nom : l’apartheid.

Jean-Paul Chagnollaud

Professeur émérite des Universités

Président de l’iReMMO (Paris)

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