En quelques jours, les attentats sanglants en Turquie et les raids israéliens sur la Syrie sont venus rappeler l’extrême gravité de la tragédie syrienne et les risques de déstabilisation régionale qu’elle comporte. Comme pour ajouter à la confusion, Mme Del Ponte, la magistrate internationale et membre d’une commission d’enquête de l’ONU sur la Syrie, s’est permise, sans preuves, d’accuser l’opposition d’avoir utilisé des armes chimiques. Venant ainsi mêler sa voix – aussitôt désavouée par l’ONU – à toutes celles qui cherchent à nier la réalité d’une situation dans laquelle un régime est entré en guerre contre son propre peuple. On a, en effet, prétendu bien des choses : que les heurts entre les manifestants et les forces de l’ordre étaient le fait d’éléments infiltrés venus de l’étranger, que l’Observatoire syrien des droits de l’homme publiait systématiquement des informations erronées, que l’opposition était inspirée et instrumentalisée par des Etats hostiles à la Syrie ou qu’elle ne relevait que de la mouvance fondamentaliste sunnite encline aux postures jihadistes et aux alliances avec Al-Qaeda.
Même s’il faut admettre que la situation est d’une infinie complexité et que les manipulations de toutes sortes foisonnent, de telles affirmations réductrices ne résistent pas à l’examen critique des faits. Dès le début, en mars 2011, les seules violences commises l’ont été par les forces du régime : tirs à balles réelles sur des foules manifestant pacifiquement ; arrestations arbitraires ; tortures ; massacres de civils par les milices et l’armée. Les mouvements de contestation n’ont pas touché que les villes mais aussi les campagnes et les universités comme celles d’Alep et de Damas. S’il s’agissait de réduire au silence quelques groupuscules d’agitateurs stipendiés par l’étranger, les services syriens de sécurité auraient seuls pris en charge la neutralisation des meneurs.
La répression n’a cessé de se durcir et a vite revêtu une dimension militaire que le droit international condamne. Nul, en effet, n’a le droit de mener des opérations de maintien de l’ordre en utilisant l’aviation et les armes lourdes pour bombarder des populations civiles et des hôpitaux, d’user de missiles balistiques sur des zones peuplées et d’armes chimiques comme cela semble être le cas. Ce sont des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre au sens du droit international. Cela n’exonère pas les exactions commises par certains groupes armés de l’opposition.
Face à cette tragédie et à ces violations massives du droit, les institutions internationales sont demeurées impuissantes. On sait ce qu’il est advenu des missions de paix confiées par l’ONU à Kofi Annan puis à Lakhdar Brahimi : des accords piétinés aussitôt après avoir été conclus. Le Conseil de sécurité des Nations unies est paralysé par le veto russe et aucune mesure n’a donc pu être prise pour conjurer une évidente «menace contre la paix et la sécurité internationale» au sens du chapitre VII de la charte. Un tel blocage empêche toute mise en œuvre de la «responsabilité de protéger» les populations. Responsabilité qui, pourtant, «incombe… à la communauté internationale dans le cadre de l’ONU» d’après les résolutions 1 674 (2006) et 1 894 (2009) appliquées en Libye et en Côte-d’Ivoire. Et il est impossible de saisir la Cour pénale internationale.
Cette inaction de la communauté internationale peut s’expliquer par bien des raisons. Si certaines sont fondées, d’autres relèvent du mythe et servent de prétexte pour ne rien entreprendre.
La Syrie a été un élément de stabilité au Proche-Orient mais la présenter sans nuances comme le pays capable de tenir tête à Israël pour soutenir la cause palestinienne est plus contestable. Dire que le régime des Assad protégeait les minorités et qu’après lui les risques de confrontation intercommunautaire seraient élevés est aussi très excessif. Les Kurdes ont été marginalisés. Les ouvertures envers les chrétiens n’ont pas empêché la plus grande partie d’entre eux de quitter le pays depuis 1970.
La question religieuse a aussi été très instrumentalisée et les minorités, y compris les Alaouites, ont été prises en otages par le pouvoir en place. Le développement d’un courant de l’islam sociétal a été encouragé, ce qui va à l’encontre de l’idée reçue d’un régime laïque défenseur des chrétiens. Les contradictions de l’opposition et ses difficultés à s’unir demeurent un obstacle mais quand elle fait l’effort de construire une Coalition nationale, elle n’est guère payée de retour.
Pendant ce temps, la Russie livre, sans le moindre état d’âme, toutes les armes dont le régime a besoin. L’engagement de l’Iran est considérable. Le Hezbollah est présent avec ses propres combattants. Sans ces soutiens, le régime de Bachar al-Assad n’aurait sans doute pas été en mesure de tenir longtemps face à cette révolte populaire. L’Arabie Saoudite et le Qatar ne sont pas engagés directement mais des fonds, d’origine essentiellement privée, parviennent aux segments de l’opposition qui partagent les intérêts et les orientations idéologiques de ces donateurs.
Quant aux Occidentaux qui viennent, au G8 d’avril 2013, de se dire «atterrés» par le nombre de morts, ils hésitent, tergiversent, annoncent une chose puis son contraire. Ils se réfugient derrière le fait, au demeurant exact, que rien ne peut se faire légalement sans l’aval du Conseil de sécurité. Et l’on sait qu’une action militaire décidée sans l’ONU déclencherait de fortes réactions internationales et, sans doute, de puissantes ripostes armées du régime. Cela ne ferait donc qu’ajouter la guerre à la guerre. Selon Washington, la seule configuration qui pourrait changer la donne serait l’utilisation d’armes chimiques par le régime. Il est probable que cela a eu lieu, mais les Etats-Unis n’ont pas bougé. Les lignes rouges de Barack Obama ressemblent à une ligne d’horizon qui s’éloigne lorsqu’on s’en approche. De tels atermoiements sont lourds de conséquences ; «C’est un encouragement à d’autres attaques chimiques», a écrit le Washington Post. Et c’est aussi une forme de blanc-seing pour tuer de façon «conventionnelle». On ne veut pas comprendre que ne rien faire est sans doute la pire des options car cela revient à laisser s’aggraver une situation déjà intolérable…
Pour l’ONU, c’est une catastrophe humanitaire : 80 000 morts et 400 000 blessés ; 1,4 million de réfugiés enregistrés et 4 millions de déplacés pour 21 millions d’habitants. Six millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire d’urgence. Des dizaines de milliers d’enfants sont privés d’enseignement puisqu’une école sur cinq serait inutilisable. Des villes entières sont complètement ou partiellement détruites comme le sont des sites d’une inestimable valeur historique. Et l’économie est en pleine déliquescence.
Si cela perdure, la Syrie tout entière va continuer de se décomposer. La violence y a déjà atteint de tels paroxysmes que l’horreur est devenue ordinaire et que les repères éthiques les plus élémentaires ont été fracassés. Le régime porte la responsabilité première de ce terrible délitement moral en ayant, dès le début, utilisé les moyens les plus abominables pour contrer une révolte qui lui a été d’emblée insupportable. La région sera de plus en plus déstabilisée. On le voit dans les pays limitrophes avec l’afflux de réfugiés en Turquie, en Jordanie, au Liban, en Irak. L’axe Damas – Téhéran en sortira renforcé. La Russie aura fait la preuve de sa capacité à redevenir une puissance, mais à quel prix ? L’ONU sera, une fois de plus, discréditée et ses principes, bafoués.
Une solution politique est donc indispensable et urgente… sans Bachar al-Assad mais avec certaines personnalités proches du régime. Mais peut-on imaginer qu’une telle option soit déconnectée du rapport de forces sur le terrain ? Si on répond non, il faut fournir à l’opposition des armes lui permettant de protéger la population. Si on répond oui, il faut convaincre les Russes de changer de posture. Mais peut-on sérieusement penser qu’il soit possible d’infléchir la position de Moscou sans un basculement du rapport de forces sur le terrain ? Probablement pas !
Il faut donc agir et cette action peut consister en une neutralisation des forces aériennes et terrestres procédant aux bombardements afin de sécuriser les zones que l’opposition contrôle. Un tel scénario soulève au moins deux objections :
– Soutenir ainsi l’insurrection reviendrait à lui permettre de tenir tandis que le pouvoir trouverait des appuis extérieurs et ne serait donc pas pour autant condamné à négocier. Cette analyse présuppose que la Russie, l’Iran et le Hezbollah seraient prêts à une guerre à outrance pour le régime syrien. On croitpouvoir affirmer que les Russes accepteraient d’envisager un changement de régime en Syrie s’il était évident que les bombardiers de ce pays seraient voués à la destruction l’un après l’autre.
– Dans le cas où la neutralisation des moyens offensifs du régime syrien s’opérerait par une mise à la disposition des rebelles des armes nécessaires, le risque existe que ces engins tombent aux mains d’islamistes radicaux. L’apparente montée en puissance de ces combattants, dont ceux de Jabhat al-Nosra, rend très difficile une telle opération mais cela ne doit pas servir de prétexte à la passivité. Il est sûrement possible de surveiller les circuits pour que ces armes soient livrées exclusivement à l’Armée syrienne libre.
La France a annoncé l’envoi d’armes avant de se rétracter. Les Etats-Unis viennent à nouveau d’évoquer cette option. De telles déclarations peuvent créer de faux espoirs et encourager des actions sans lendemain de la part de ceux qui y auraient cru. Non suivies d’effets, elles risquent même de provoquer de nouvelles pertes en vies humaines.
Si une intervention directe s’avère impossible sans la légitimité onusienne, l’abandon de l’opposition à ses dynamiques propres et à ses contradictions ne peut que renforcer ses éléments les plus radicaux qui provoqueront à leur tour une répression encore plus aveugle. C’est alors qu’on s’apercevra, mais trop tard, que l’inaction peut être meurtrière.
Salam Kawakibi, Chercheur à l’Arab Reform Initiative ; Leila Vignal, Maîtresse de conférences en géographie ; Jean-Paul Chagnollaud, Professeur des universités ; Ghaiss Jasser, Docteur d’Etat ès lettres ; Agnès Levallois, Consultante, journaliste indépendante ; Pierre Lafrance, Ambassadeur de France ; Géraud de La Pradelle, Professeur émérite des universités, juriste international.
Dans Libération,
Mai 2013