Face au déferlement des ignorances et des peurs, et au nom des valeurs de la République, nous réaffirmons notre attachement à la laïcité telle qu’elle est dans ses fondamentaux : liberté de conscience, liberté de culte et neutralité de l’État. Nous rejetons les injonctions de ceux qui réduisent les principes de notre République au carcan de leur idéologie. Loin de les renforcer, ils les défigurent et mettent en péril la liberté d’expression. Par les membres de l’Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient.
En ces temps difficiles et troublés marqués par une angoissante pandémie pour le moment hors de contrôle et une dramatique reprise des attentats terroristes, il est nécessaire de garder sa lucidité dans les débats confus et violents qui submergent les médias et la «classe» politique autour de l’islam, du radicalisme islamique et de la laïcité.
Si on ne rallie pas, sur le champ, le discours dominant des tenants d’une laïcité de combat, on risque d’être aussitôt dénigré et caricaturé comme des intellectuels prisonniers d’une «doxa-antioccidentale», embourbés dans «le prêchi-prêcha multiculturaliste» et, en définitive, engloutis dans le «déni» des dérives islamistes. De même les artisans de la fraternité sont-ils renvoyés à leur supposée ingénuité dans le meilleur des cas, à leur aveuglement coupable dans le pire.
Ces stigmatisations sont choquantes et font régresser le débat qui, à force de s’emballer, perd tout sens. Elles s’inscrivent dans un courant puissant qui pousse à adopter les postures les plus intransigeantes sur le mode « plus laïc et sécuritaire que moi, tu meurs ». Au nom de cette idéologie, certains osent tout : tel journaliste propose que seuls les prénoms du calendrier soient autorisés, tel éditorialiste décide qu’il ne faut pas oublier que la loi de 1905 «était fondée aussi sur l’assimilation», tels universitaires appellent à la création «d’une instance chargée de faire remonter les cas d’atteinte aux principes républicains à l’Université», tel parlementaire veut en finir avec l’Observatoire de la laïcité qui fait pourtant un travail remarquable, tel ministre s’en prend «aux ravages»de l’islamo-gauchisme à l’université …
Sur ce courant viennent surfer des politiques qui, quoi qu’il en coûte à la démocratie, veulent peser sur le débat pour consolider leurs positionnements personnels ou tenter leur éternel retour dans la perspective des prochaines échéances électorales. Ces gens-là ne laisseront pas passer les chances que leur offre cette vague combinant populisme et raccourcis pervers même si elle risque de s’avérer dévastatrice pour les valeurs républicaines. Leurs interventions démultipliées par les médias en quête d’audience viennent davantage encore polluer un débat emporté par les passions, les ignorances et les peurs.
Face à ce déferlement, et précisément au nom des valeurs de la République, nous voulons réaffirmer notre attachement à la laïcité telle qu’elle est dans ses fondamentaux : liberté de conscience, liberté de culte et neutralité de l’État. En aucun cas, elle ne doit être détournée pour devenir une idéologie de dénonciation et d’exclusion.
Nous voulons aussi condamner toutes les formes de violence comme toutes les dérives islamistes qui consistent à s’enfermer dans un système de valeurs étranger à celui de la République. Pour autant le nécessaire combat contre le terrorisme djihadiste ne doit jamais servir de prétexte à la production d’amalgames dangereux aboutissant à mettre en cause nos concitoyens de religion musulmane. Il ne doit pas non plus oblitérer la réalité très préoccupante d’une islamophobie que les tenants d’une laïcité de combat s’obstinent à nier, à l’encontre des principes qu’ils prétendent eux-mêmes défendre. On dénonce avec force et raison le racisme et l’antisémitisme mais on refuse de voir les multiples actes perpétrés contre des musulmans et leurs lieux de culte. Une telle position n’empêche nullement d’analyser la violence djihadiste et l’enfermement intégriste comme aussi la marque d’une marginalisation de l’exégèse des textes de l’islam. Comme l’ont écrit Ziad Majed, Farouk Mardam Bey et Yassin al-Haj Saleh (Le Monde du 27/10), la crise de l’islam «se manifeste en particulier par la montée en son sein du djihadisme nihiliste». Et ils poursuivent en soulignant l’importance d’une dialectique mortifère :«L’islamophobie alimente l’islamisme le plus radical. Inversement, cet islamisme-là ne fait qu’attiser la haine des musulmans».
Nous voulons enfin rappeler le poids des mots surtout quand ils sont utilisés par les plus hautes autorités de l’État. Si la liberté d’expression est une valeur fondamentale de la République, son usage ne doit pas faire oublier aussi à qui elle s’adresse, en particulier sur le plan international,surtout à l’heure du numérique qui décuple la résonance de ce qui est dit ou écrit. Certains mots du Président de notre République ont inutilement choqué des musulmans qui sont eux-mêmes des opposants intransigeants au radicalisme islamique. D’autres termes mieux choisis auraient permis de montrer tout autant la nécessaire fermeté de la France. Comme l’écrivait, Jules Ferry dans sa Lettre aux instituteurs (1883) : «Avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire… Si oui, abstenez-vous». On aurait tort de voir dans cette posture un renoncement. C’est, au contraire, la forme la plus aboutie de l’expression de la fermeté de ses principes puisqu’elle entend s’affirmer dans le respect de l’Autre.
En conclusion, nous rejetons résolument les injonctions de ceux qui veulent réduire les principes fondamentaux de notre République au carcan de leur propre idéologie. Loin de les renforcer, ils les défigurent et mettent réellement en péril la liberté d’expression. On peut et on doit donc, en même temps, affirmer notre laïcité et combattre toute forme de dérive islamiste, dénoncer l’islamophobie et être lucide sur la crise de l’islam, être intransigeant sur nos valeurs et respecter en tous points notre Etat de droit, tel qu’il est.
Signataires :
Membres du Bureau de l’iReMMO :
René Backmann, Chroniqueur à Médiapart
Pierre Blanc, Enseignant-chercheur à Bordeaux Sciences Agro et Sciences Po Bordeaux
Monique Cerisier ben Guiga, Sénatrice honoraire
Jean-Paul Chagnollaud, Professeur émérite des Universités
Agnès Levallois,Maîtresse de recherche à la FRS
Giovanna Tanzarella, Vice-présidente du Réseau Euromed France
Dominique Vidal, Journaliste et historien
Membres de l’iReMMO :
Yves Aubin de la Messuzière, Président d’honneur de la Mission laïque française
Bertrand Badie, Professeur émérite des Universités à Sciences Po Paris
Adel Bakawan, Directeur du Centre de sociologie de l’Irak (Université de Soran en Irak)
Estelle Brack, Économiste
Edouard Denouel, Membre de l’iReMMO
Guillaume Fourmont, Rédacteur en chef des magazines Carto et Moyen-Orient
Alain Gresh, Directeur de la revue Orient XXI
Roger Heacock, Professeur à l’Université de Bir Zeit
Christian Jouret, Vice-président de la revue Orient XXI
Salam Kawakibi, directeur du Centre Arabe de Recherches et d’Etudes Politiques
Bassma Kodmani, Universitaire et fondatrice de l’Arab Reform Initiative
Raphaëlle Maison, Professeur à l’Université Paris Sud
Bruno Pequignot, Professeur émérite des Universités
Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Directeur de recherches à l’Institut de recherche pour le développement
Xavier Richet, Professeur à l’Université de la Sorbonne-nouvelle
Shlomo Sand, Professeur à l’Université de Tel-Aviv
Catherine Wihtol de Wenden, Directrice de recherche au CNRS (Sciences Po – CERI)
Tribune publiée dans Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/iremmo/blog/051120/regression-democratique