13 février 2020
Tribune. Si le plan Trump était mis en œuvre, il marquerait un tournant majeur dans l’histoire du conflit israélo-palestinien. Ce plan qui est de fait un plan « Netanyahou-Trump » liquiderait en effet la solution que la communauté internationale prône depuis des décennies, la solution des deux Etats. Unilatéral, il offre à Israël la possibilité d’annexer une grande partie de la Cisjordanie, ne laissant aux Palestiniens que la vague perspective d’obtenir des « bantoustans » discontinus. Un « Etat » qui n’en serait pas un puisque dépourvu de continuité territoriale, de maîtrise de ses frontières et de souveraineté !
Le plan prévoit l’annexion, outre Jérusalem-Est, de la vallée du Jourdain et des colonies israéliennes de Cisjordanie, y compris les implantations isolées et les « avant-postes » que même le droit israélien considère comme illégaux. Cette extension de la souveraineté israélienne pourrait entrer en vigueur « sans attendre », a précisé l’ambassadeur américain à Jérusalem, David Friedman. Ce plan envisage même de mettre en œuvre la vieille proposition raciste d’Avigdor Liberman visant à transférer à cet hypothétique « Etat » palestinien le territoire israélien de la région d’Umm al-Fahm (le «Triangle»), parce qu’il est peuplé en grande majorité de citoyens palestiniens d’Israël (plusieurs centaines de milliers).
Bref, le président américain prétend octroyer, selon son bon vouloir, comme au temps de la colonisation, des territoires sur lesquels il n’a évidemment aucun droit, pour satisfaire les revendications de la droite nationaliste, avec pour conséquence l’institutionnalisation d’un système d’apartheid aux implications dévastatrices. On se croirait revenu à la déclaration Balfour dont Arthur Koestler disait : « Une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d’une troisième. »
Généreux envers Israël, le plan Netanyahou-Trump se montre plus que pingre envers les Palestiniens. Il leur promet un « Etat » sur moins de la moitié de la Cisjordanie, amputée notamment de la vallée du Jourdain, riche d’un fort potentiel de développement, et sur la bande de Gaza augmentée d’un peu du désert du Néguev, avec entre les deux… un train à grande vitesse. Sa continuité serait assurée par « un réseau innovant de ponts et de tunnels ». Sa frontière occidentale serait grosso modo définie par le tracé du mur/barrière de séparation construit depuis 2002. Sa « capitale » se trouverait dans la banlieue de Jérusalem-Est, à l’extérieur du Mur, mais il n’exercerait aucune souveraineté sur les lieux saints musulmans et chrétiens de la Vieille Ville, où les Israéliens auraient désormais le droit d’aller prier. Ce qui est une remise en cause du statu quo qui y prévaut depuis 1967; absolument inacceptable, en particulier pour la Jordanie.
L’ « Etat » palestinien ne verrait le jour que dans quatre ans, et à condition que les intéressés renoncent au droit au retour des réfugiés de 1948 et de 1967, cessent le versement de pensions aux familles des prisonniers politiques détenus en Israël, qualifiés de «terroristes », et s’engagent à désarmer le Hamas. Si ces exigences étaient satisfaites, les Palestiniens bénéficieraient des 50 milliards de dollars promis lors du sommet de Bahreïn. Pour le quotidien israélien Haaretz, l’examen des détails du plan suffit à s’en convaincre : « Il ne conduira pas à un Etat palestinien, mais à la prise de contrôle totale de l’ensemble de la Cisjordanie par Israël. »
Ces propositions violent toutes les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, de la 242 (1967) à la 2 334 (2016): retrait israélien des territoires occupés au nom du principe fondamental de la non-admissibilité de l’acquisition de territoires par la force, condamnation de la colonisation contraire à la IVe convention de Genève de 1949, illégalité de l’annexion de Jérusalem-Est. Il s’agit d’un véritable coup de force contre le droit international. Il est toujours possible de modifier les règles de celui-ci, mais cela ne peut se faire que par l’accord entre tous les Etats. À l’instar de la Charte des Nations unies, il est le produit du multilatéralisme et, en tant que tel, il constitue un bien commun de l’humanité qu’il faut impérativement préserver. Ce plan n’a aucune valeur juridique. Ce n’est qu’une déclaration politique dépourvue de portée normative, qui ne repose que sur l’exacerbation des rapports de force.
C’est pourquoi nous avons pris connaissance avec étonnement de la réaction du Quai d’Orsay : « La France salue les efforts du président Trump et étudiera avec attention le plan de paix qu’il a présenté. Elle exprime sa conviction que la solution des deux Etats, en conformité avec le droit international (…) est nécessaire à l’établissement d’une paix juste et durable au Proche-Orient. »
Un tel communiqué est contradictoire : comment, dans un même mouvement, saluer les « efforts » du président Trump et réaffirmer la « solution » des deux Etats, alors que les premiers cherchent à détruire la seconde ? Hélas, cet oxymore dissimule mal un double alignement : sur Tel-Aviv et sur Washington. Emmanuel Macron et Jean-Yves Le Drian semblent rompre avec la politique indépendante lancée par le général de Gaulle et suivie – à des degrés divers – par ses successeurs. Une telle posture risque de nous couper davantage encore du monde arabe qui, malgré ses multiples contradictions, vient de rejeter au cours d’une réunion de la Ligue arabe ce plan dangereux pour la paix.
Il en va donc de l’honneur de la diplomatie française, et du même coup de son efficacité. La fidélité aux principes qui ont fondé pendant des décennies la politique de la France dans la région impliquerait que l’Elysée rappelle avec force, dans un moment aussi critique, les résolutions majeures des Nations unies sur le règlement de la question de Palestine et les dispositions pertinentes du droit international sur l’occupation, la colonisation et l’annexion d’un territoire acquis par la force.
Anaïs Abou-Hassira, project manager pour Expertise France et présidente de Faculty for Israeli Palestinian Peace (FFIPP) ; René Backmann, chroniqueur à Mediapart ; Bertrand Badie, professeur à Sciences Po Paris ; Adel Bakawan, directeur du Centre de sociologie de l’Irak (université de Soran) ; Didier Billion, spécialiste du Moyen-Orient ; Pierre Blanc, enseignant-chercheur à Bordeaux sciences agro et Sciences Po Bordeaux (LAM) ; Leïla Bourguiba, conseillère juridique en droit international humanitaire et justice pénale internationale ; Estelle Brack, économiste et consultante ; Francois Burgat, directeur de recherche émérite au CNRS et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) ; Monique Cerisier-ben Guiga, sénatrice honoraire ; Jean-Paul Chagnollaud, président de l’iReMMO, professeur émérite des universités ; Edouard Denouel, fonctionnaire d’Etat ; Guillaume Fourmont, rédacteur en chef des revues Carto et Moyen-Orient ;
Tribune également publiée sur Le Monde.