27 décembre 2018

Le 16 décembre, le Sénat des États-Unis votait à une large majorité une résolution interdisant toute aide militaire américaine à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen. Même si ce vote est symbolique, c’est la première fois que l’une des deux chambres du Congrès affirme sa souveraine autonomie sur une question de guerre ou de paix, sous le « War Powers Act » (loi fédérale de 1973 limitant les pouvoirs du Président d’engager les forces armées dans des conflits sans le consentement du Congrès). Le Sénat passait aussi une résolution mettant nommément en cause le Prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) pour le meurtre de Jamal Khashoggi et exigeait des comptes à l’État saoudien.

Ces actes de défiance mettent en lumière le malaise grandissant à Washington par rapport à la politique étrangère erratique de l’exécutif  et son articulation au Moyen-Orient. Sous Donald Trump, les États-Unis se sont affranchis du droit international et des institutions de gouvernance internationales au nom d’un souverainisme radical et d’une conception hobbesienne des rapports entre États, vus comme un jeu à somme nulle où la force prime sur le droit. « Une des continuités centrales de l’Histoire est la lutte pour le pouvoir » et « le présent ne fait pas exception », peut-on lire dans le dernier « National Security Strategy », que l’exécutif soumet chaque année au Congrès pour présenter les grands axes de la politique étrangère et des capacités de défense du pays.  -. Les droits humains n’ont aucune place dans cette vision, pas plus que les traités ou l’idée essentielle d’un univers de règles pour fonder la coopération.

Relation exclusive et périlleuse

Les États-Unis sont ainsi engagés dans un effort général d’affaiblissement des institutions multilatérales, un bras de fer commercial avec la Chine, une compétition stratégique avec celle-ci et avec la Russie, et une politique d’affrontement et de contrainte au Moyen-Orient. Sur la forme, la politique régionale a été fortement personnalisée, passant par une poignée d’individus (Jared Kushner ; Benjamin Netanyahu ; MBSet Mohammad ben Zayed), plutôt qu’à travers les institutions étatiques, conduisant au brouillage des frontières entre intérêts publics et privés. Sur le fond, elle a été réduite à la construction d’une relation exclusive entre les États-Unis, Israël et l’Arabie, aux objectifs aussi simples que périlleux : engager un changement de régime en Iran par une diplomatie économique coercitive et un recours potentiel à la force armée ; et imposer par diktat une « solution » déséquilibrée au conflit israélo-palestinien mettant fin de facto à une solution à deux États.

Les décisions unilatérales prises par la Maison Blanche de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël (6 décembre 2017), puis de retirer les États-Unis des accords internationaux sur le programme nucléaire iranien (18 mai 2018en sont l’expression. Ces choix témoignent d’un souverain mépris du droit et ouvrent la voie à la violence. En effet, nombreux sont les observateurs académiques et institutionnels, qui estiment que l’administration Trump cherche activement un affrontement avec l’Iran. Quant à la Palestine, le chemin proposé par le « plan de paix » de Kushner, avalisé par MBS – un abandon définitif par les Palestiniens de leurs revendications territoriales et politiques essentielles – ne peut mener qu’à la violence.

Mise en perspective, l’action de l’administration actuelle marque une accentuation des errements stratégiques américains dans la région depuis 1991. Pendant la guerre dite « froide » (elle ne le fut qu’en Europe), l’État américain avait des visées régionales multiples, parfois contradictoires : contenir l’influence soviétique, supplanter les États coloniaux européens en déclin, inhiber les forces locales représentant un défi réel ou potentiel pour l’ordre américain, éviter l’émergence de puissances ayant la capacité de remettre en cause les

équilibres, assurer la sécurité d’Israël et, bien entendu, garantir les flux pétroliers. Dans ce but, ils se sont reposés sur des États autoritaires, pas toujours dociles mais dépendants. Malgré des revers importants, la Révolution iranienne de 1979 notamment, ils ont dans l’ensemble maintenu leurs positions.

 

« Ordre régional » délité

La fin de la bipolarité fut interprétée à Washington dans les années 1990 comme créant une « opportunité spectaculaire » de refonder un ordre mondial américano-centré. Cependant, aucune des grandes questions régionales en suspens – la question israélo-palestinienne, les turbulences dans le Golfe, les questions de la démocratisation et du développement – ne trouvèrent de réponse viable. Peu à peu, « l’ordre régional » s’est délité, les États-Unis ayant de moins en moins prise sur les événements. En 2003, sous George W. Bush, ils prirent la décision aventureuse et fatidique d’envahir l’Irak, et tentèrent de remodeler toute la région, rebaptisée « grand Moyen-Orient ». Devant la montée en puissance de l’Iran, fruit de leur intervention, ils ont tenté de bricoler en 2006-2007 un front uni avec Israël et les pétromonarchies sunnites du Golfe.

C’est pour tenter de réparer les fractures, et de restaurer la crédibilité américaine, que Barack Obama a cherché à faire bouger les lignes. Il a ainsi initialement tenté, sans y parvenir in fine, de mettre un terme à la colonisation et à relancer le « processus de paix » israélo-palestinien, depuis longtemps moribond. Il a par contre avancé sur le très sensible dossier nucléaire iranien. Son objectif, fondé sur une analyse réaliste partagée par les grands corps de l’État, était de prévenir une nouvelle guerre, contenir la prolifération nucléaire régionale, et distendre quelque peu la relation entre les États-Unis et l’Arabie ( une préoccupation des institutions de sécurité depuis le 11 septembre 2001). Puis vinrent le « Printemps arabe », la réaction et la reconsolidation de l’autoritarisme, la guerre en Syrie et en Lybie, « l’État islamique » … et l’élection de Donald Trump.

Aujourd’hui, ce dernier espère manifestement « régler » les problèmes en suspens par l’action unilatérale, les faits accomplis, et la force. Nul hasard si on retrouve des figures de l’administration Bush dans des positions clés chez Trump (John Bolton), qui ne fait que pousser à la caricature, et avec un haut degré d’amateurisme, les tendances déjà présentes sous Bush. La réalité ne faisant manifestement pas obstacle aux désirs du président, les dangers s’accumulent et il faut espérer que des forces institutionnelles et politiques internes sauront inhiber son action.

 

Philip Golub,
Professeur de relations internationales (American University of Paris),
Membre du conseil scientifique de l’IreMMo.

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