Vous étiez conseiller historique sur la pièce adaptée du texte de Jean Genet Quatre heures à Chatila. Pensez-vous comme Éric Marty, en lisant ce texte, que Sabra et Chatila fut plus qu’un fait historique: un évènement métaphysique?
Dominique Vidal: Lorsque j’ai lu en 2003 le texte d’Éric Marty intitulé « Jean Genêt à Chatila (1) », il m’a semblé relever d’une forme de négationnisme. Sous couvert de dénoncer l’antisémitisme prêté à Jean Genêt, il cherchait surtout à disqualifier le témoignage de l’écrivain afin de minimiser les responsabilités israéliennes dans le massacre. Or, comme je l’ai montré dans mon article publié lors de son 40e anniversaire (2), les travaux accumulés au fil de quatre décennies ont au contraire mis en lumière son caractère prémédité.
Nul ne peut plus nier qu’Ariel Sharon a préparé le bain de sang. Son rôle est devenu progressivement plus évident, des travaux de la Commission Kahane (3) au livre majeur de l’historien américain Seth Anziska (4) – j’y reviendrai – en passant par les enquêtes d’Amnon Kapeliouk (5), Pierre Péan (6) et de Jacques-Marie Bourget (7), sans oublier les films Valse avec Bachir d’Ari Folman et Massaker de Monika Bergman et Hermann Theissen.
Les pacifistes israéliens ne s’y étaient d’ailleurs pas trompé : le 25 septembre, 400 000 d’entre eux – 1 habitant du pays sur 10 ! – criaient leur honte et leur colère à Tel-Aviv. Il s’agit donc bien d’un événement historique, qui a marqué le début du désamour de l’opinion internationale vis-à-vis d’Israël. Mais pas un événement unique, tant l’histoire des Palestiniens compte de massacres : Deir Yassine et les autres tueries de la guerre de 1947-1949, Qibya (1953), Kfar Kassem (1956), le Septembre noir jordanien (1970), la Quarantaine libanaise et le Tal al-Zaatar syrien (1976), etc.
[L'on] observe un point commun à tous ces bains de sang: ce sont des instruments utilisés «pour modifier la démographie et les frontières communautaires». C’est aussi pourquoi la plupart d’entre eux relèvent, non de «vengeances spontanées», mais de «plans stratégiques prémédités».
Peut-on comparer, comme Leila Shahid, les massacres perpétrés par les Russes à Butcha, les Hutus au Rwanda, les Serbes à Srebrenica, les nazis à Babi Yar, et les Israéliens à Deir Yassine, Tantoura, Kfar Kassem et Sabra et Chatila ?
DV: Comparaison n’est pas raison, dit un proverbe français. Le massacre de Sabra et Chatila, comme les autres, est spécifique : il mérite, comme tel, d’être contextualisé. Mais c’est à juste titre, je crois, que l’ex-ambassadrice de Palestine observe un point commun à tous ces bains de sang : ce sont des instruments utilisés « pour modifier la démographie et les frontières communautaires ». C’est aussi pourquoi la plupart d’entre eux relèvent, non de « vengeances spontanées », mais de « plans stratégiques prémédités ».
La guerre de Poutine en Ukraine le confirme tragiquement : les horreurs dont l’armée russe se rend coupable, si elles sont le fait de jeunes soldats alcoolisés, s’inscrivent dans une volonté d’épuration des zones que Moscou entend s’approprier. Ceux qui les soutiennent ou les taisent au nom d’un soi-disant antiimpérialisme se déshonorent.
Qu’apprend-t-on de neuf dans le rapport de Ronan Bergman qui publia en 2020 Lève-toi et tue le premier, sur les événements de Sabra et Chatila, perpétrés en septembre 1982 ?
DV: Ronan Bergman consacre en effet quelques pages de ce livre à Sabra et Chatila. La principale nouveauté concerne, non pas le massacre, dans lequel il évoque surtout le rôle des Phalangistes, mais le chantage exercé par Ariel Sharon sur Itzhak Rabin et Shimon Peres : il les menaçait, s’ils exigeaient une enquête sur Sabra et Chatila, de rendre publiques leurs responsabilités dans le massacre de Tal al-Zaatar.
Le livre de Seth Anziska, que j’ai évoqué, me semble beaucoup plus important : grâce aux archives israéliennes et états-uniennes, l’universitaire éclaire les responsabilités israéliennes dans le massacre, certes perpétré par les Forces libanaises (8) mais planifié par Ariel Sharon. Le ministre de la Défense ne l’a d’ailleurs pas caché… aux Américains !
Au lendemain de l’assassinat du nouveau président libanais Bachir Gemayel, le 15 septembre, Begin avait confié à l’envoyé US au Moyen-Orient, Morris Drapper : « La priorité du jour, c’est de maintenir la paix. […] Sinon, il pourrait y avoir des pogroms. » Les Américains insistèrent pour que Tsahal quitte Beyrouth-Ouest, où elle était entrée le 3 septembre, violant la parole donnée. Tour à tour, le secrétaire d’État George Schulz, son adjoint Lawrence Eagleburger et Drapper exigèrent ce retrait. Mais Sharon refusait, arguant des « terroristes » qui se trouvaient dans les camps.
Mensonge : il n’y restait que des civils sans protection, les fedayin ayant quitté Beyrouth le 1er septembre, et le dernier soldat de la Force multinationale étant parti le 10…
Le 17 septembre, sur fond de rumeurs évoquant des tueries, Draper insista à nouveau auprès du ministre israélien de la Défense pour que Tsahal se retire immédiatement avec les Phalangistes. « Sharon explosa, raconte Anziska : “Je ne comprends simplement pas ce que vous cherchez. Vous voulez que les terroristes restent là ? Vous craignez que quelqu’un vous accuse de collusion avec nous ? Niez ! Nous nierons !” » Draper tenait bon. Alors « Sharon, qui savait que les forces des Phalanges étaient déjà entrées dans les camps, lui répondit cyniquement : “Il ne se passera rien. Peut-être des terroristes supplémentaires seront tués. Ce sera un avantage pour nous tous.” »
(En réalité, la veille au soir, lors de la réunion du gouvernement, il avait annoncé que les « résultats » des actions des Phalanges « parleraient pour eux-mêmes » et demandé « le nombre de jours nécessaires pour détruire les terroristes ».)
Draper continua de plaider pour le retrait. Sinon, ajouta-t-il, des « gens hostiles » pourraient dire que l’armée israélienne « reste à Beyrouth-Ouest pour permettre aux Libanais de venir tuer des Palestiniens dans les camps. » Sharon, toujours selon les archives, s’exclama : « Alors, on va les tuer, nous. On ne les laissera pas là. […]. Nous n’allons pas sauver ces groupes du terrorisme international. » « Nous ne sommes intéressés à sauver aucun de ces gens », répondit Draper à Sharon, qui conclut : « Si vous ne voulez pas que les Libanais les tuent, nous les tuerons, nous. »
Bien sûr, l’envoyé états-unien fit ensuite machine arrière. Mais, nuance Anziska, en acceptant les conditions de Sharon, « M. Draper couvrit effectivement la décision de laisser les combattants des Phalanges dans les camps […]. Des années plus tard, il qualifia le massacre d’“obscène”. Et, dans une histoire orale dont il se souvint quelques années avant sa mort en 2005, il se rappela avoir dit à M. Sharon : “Vous devriez avoir honte. La situation est absolument épouvantable. Ils tuent des enfants. Vous contrôlez totalement le terrain et vous êtes donc responsable de cette zone.” »
Une dernière citation du livre d’Anziska peut servir de conclusion. Le 14 juin 1982, au début de l’invasion israélienne, Bachir Gemayel avait déclaré au directeur du Mossad, Nahum Admoni : « Il est possible que, selon le contexte, nous ayons besoin de plusieurs Deir Yassine ». Le chef phalangiste, précise Admoni, était obnubilé par « l’enjeu démographique. […] Et quand il parlait de changement démographique, c’était toujours en termes de tueries et d’éliminations ».
Notes:
(1) In Bref séjour à Jérusalem, Gallimard, 2003.
(2) « Sabra Chatila : de l’imprudence à la préméditation », Mediapart
(3) Le rapport de la commission d’enquête israélienne sur les massacres de Sabra et Chatila, dit rapport Kahane, texte intégral et commentaires critiques, Le Sycomore, 1983.
(4) Preventing Palestine, Princeton University Press, 2018.
(5) Enquête sur un massacre, Seuil, 1982.
(6) « Sabra et Chatila, retour sur un massacre », Le Monde diplomatique, septembre 2002.
(7) Sabra et Chatila, au cœur du massacre, Erick Bonnier, 2012.
(8) Seul le journaliste Alain Ménargues, dans Les secrets de la guerre du Liban (Albin Michel, Paris, 2004), fait état – mais sans citer de source –d’exécutions sommaires dans les camps de cadres de l’OLP par des commandos d’élite de la Sayeret Matkal.