La volonté d’un retour en force de l’Arabie saoudite en Irak est désormais un fait constatable. Dans ce Moyen-Orient en large partie dominé par les puissances régionales non arabes (Iran et Turquie), tous les signaux venant de Riyad laissent apparaître, notamment depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche, l’envie d’un apaisement, la recherche d’un équilibre, le désir d’un partenariat dans la gestion du Moyen-Orient. Cette nouvelle stratégie saoudienne est probablement le résultat d’une révision des orientations prises depuis 2003, car ces dernières ont eu des conséquences déplorables à l’échelle géopolitique pour ce grand pays arabe. Revenons sur la politique irakienne de l’Arabie saoudite, de 2003 à 2021, et analysons les trois moments fondateurs qui mettent en exergue ces conséquences catastrophiques et l’exigence de la révision.
Moment 2003 – Rupture avec le nouvel Irak
En 2003, lorsque l’Irak est occupé par les États-Unis d’Amérique, l’Arabie saoudite, comme la majorité absolue des pays arabes, choisit l’option de la rupture radicale avec le nouvel Irak. Position qui est plus d’ordre émotionnel que d’ordre rationnel, cette rupture arabe se présente à l’Iran comme une occasion historique ouvrant grand la porte à Téhéran pour se déployer dans tous les espaces irakiens. En effet, force est de constater que les élites dirigeantes iraniennes refusent catégoriquement l’option de la rupture. Au contraire, dès les premiers jours de l’occupation, elles établissent des canaux de communication avec les États-Unis et remplissent le vide laissé par l’absence des États arabes dans le pays. L’engagement iranien marque profondément la reformation d’un État irakien qui se met au diapason. Sécurité, énergie, commerce, politique, armée, renseignement, éducation… aucun domaine n’est à l’abri de la pénétration iranienne.
L’échec de la stratégie idéologique de l’Arabie, cette fois aussi, est totale. L’Arabie s’est comportée comme si elle n’avait pas encore compris que, dans l’Irak post-Saddam Hussein, le retour en Irak, quelle qu’en soit la forme, ne peut être qu’un échec, à partir du moment où il se fait en opposition avec la République islamique de l’Iran
Moment 2016 – Retour idéologique
Treize ans plus tard, en 2016, l’Arabie saoudite change de paradigme en passant de la rupture à un retour idéologique en Irak ! Haider al-Abadi, premier ministre de confession chiite, se présente aux Saoudiens comme le nationaliste irakien qui a pour objectif de réduire la domination iranienne en Irak. Encouragée par l’administration américaine de Donald Trump, l’Arabie de Mohammed ben Salmane (MBS) revient en Irak en 2016 en ouvrant son ambassade à Bagdad. MBS pensait que le moment de la défaite territoriale de Daech serait équivalent à celui de la chute de Bagdad en 2003, à savoir une nouvelle occasion de reconstruire l’État irakien en partenariat avec Washington, en limitant considérablement l’influence iranienne dans le pays.
Pendant deux ans, entre 2016 et 2018, MBS mobilise des moyens financiers, diplomatiques et médiatiques sans précédent pour reconduire Haider al-Abadi à son poste et reconfigurer l’Irak selon sa vision idéologique du monde. Cependant, à l’issue des élections législatives de mai 2018, Abadi n’arrive qu’en troisième position et le pro-iranien Adel Abdel Mahdi récupère le poste de premier ministre. L’échec de la stratégie idéologique de l’Arabie, cette fois aussi, est totale. L’Arabie s’est comportée comme si elle n’avait pas encore compris que, dans l’Irak post-Saddam Hussein, le retour en Irak, quelle qu’en soit la forme, ne peut être qu’un échec, à partir du moment où il se fait en opposition avec la République islamique de l’Iran, parce que tout simplement cette dernière dispose de moyens de coercition à toutes les échelles : militaire, sécuritaire, rapports de force, argent politique, militarisation de la société, organisations miliciennes, clientélisme, etc.
La deuxième erreur de cette stratégie est sans doute que le pari de l’Arabie saoudite a porté non pas sur la reconstruction solide des institutions de l’État, mais sur l’émergence d’un homme fort comme Abadi, qui pourrait, à la manière de Saddam Hussein, s’imposer et s’opposer à l’Iran. La fragilité de cette stratégie repose sur le fait que l’échec de la personne se traduit comme l’échec de la stratégie tout entière. Et c’est justement le scénario qui s’est produit en 2018 : avec la défaite électorale de Haider al-Abadi, c’est le retour idéologique de l’Arabie saoudite en Irak qui est mis en défaite dans son intégralité.
Après des décennies de guerres, d’embargo, de terrorisme, de purification ethnique et confessionnelle, l’Irak a besoin, plus que jamais, de la désescalade à la place de l’escalade, de l’apaisement à la place des tensions, du partenariat à la place de la conflictualité.
Moment 2021 – Approche pragmatique ?
Le 9 avril de la présente année, les Saoudiens et les Iraniens se sont rencontrés à Bagdad, à l’occasion d’un sommet organisé dans les coulisses par la Bagdad de Moustafa al-Kadhimi. Cette rencontre est un événement extraordinaire, parce qu’elle met en évidence la transformation de la vision saoudienne de la région d’une manière générale et de l’Irak d’une manière particulière. Suite aux échecs des tentatives du retour en Irak des années précédentes, il semble que l’Arabie saoudite a enfin intériorisé le nouvel Irak post-Saddam Hussein, dans lequel aucune pénétration n’est possible sans passer par le filtre iranien.
Avec cette nouvelle approche (un retour négocié avec l’Iran), l’Arabie saoudite aura l’occasion de se déployer, sur la durée, dans les sphères économiques, culturelles et politiques de l’Irak. Dans cette perspective, Riyad est dans l’obligation de mobiliser un système d’argumentation solide pour convaincre les Iraniens que son retour se fait avec eux et non contre eux : les deux pays ont pour intérêt, tout comme les grandes puissances internationales, de s’engager dans la sécurisation, la stabilisation et le développement de l’Irak.
L’engagement irano-saoudien dans la mise en pratique de cette approche, que je qualifierais de « concorde à la place de la discorde » ou de « cogestion à la place de l’éclatement », permettrait à l’Irak de contenir les différentes tensions sociopolitiques et de mettre entre parenthèses les cauchemars de la guerre civile, de la faillite économique et de l’implosion. Dans le contexte très complexe vécu actuellement par les Irakiens, cette nouvelle donne pourrait se présenter comme un morceau d’espoir : l’espoir de ne pas voir leur pays se transformer en un terrain de règlement de compte des puissances régionales. Après des décennies de guerres, d’embargo, de terrorisme, de purification ethnique et confessionnelle, l’Irak a besoin, plus que jamais, de la désescalade à la place de l’escalade, de l’apaisement à la place des tensions, du partenariat à la place de la conflictualité. Dans ce sens, le retour irakien de l’Arabie saoudite doit être encouragé, accompagné et capitalisé pour mieux consolider un État fragile irakien, désespérément en grand besoin de consolidation.
Adel Bakawan
Directeur du département recherche de l’Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO).